2.011L’expérience de l’évaluation des capacités par le suffrage

Jean-Baptiste Godin avait sans aucun doute retenu quelques unes des leçons de l’expérience précédente, celle de Réunion, dans la préparation de la sienne propre : il prit ainsi garde, en particulier, de disposer de ce que Victor Considerant n’avait pu obtenir, à savoir l’achèvement d’une infrastructure viable comme préalable à toute expérimentation ; il était aussi avantagé par le fait que les « sujets » de l’expérience étaient ses propres salariés, et non des volontaires susceptibles, au nom de leur propre foi dans les principes expérimentés, de s’opposer aux conceptions de l’expérimentateur. Ces conceptions étaient claires : le but ultime que visait Godin était la transformation de son entreprise en une association du travail et du capital inspirée des préceptes de la doctrine fouriériste. Dans cette association, il lui semblait fondamental que les salaires distribués aux employés et aux ouvriers fussent fixés en fonction de leurs capacités, et que la hiérarchie qu’impliquait une telle fonction fût reconnue et jugée équitable par les intéressés. Tel était pour Godin le problème capital, qu’il entendait résoudre à l’aide d’expériences volontairement provoquées, qui poursuivaient en réalité un double but : mesurer la faculté d’évaluation des capacités par les ouvriers eux-mêmes, et en conséquence améliorer chez eux, ne serait-ce que par la seule répétition des expériences d’évaluation, cette faculté.

Dix ans après l’instauration du règlement d’atelier de 1857, la première véritable expérience se déroula en quatre actes, entre 1867 et 1870, lors des fêtes du travail célébrées pour cette occasion au Familistère. Par le suffrage, les ouvriers et les employés furent en ces occasions appelés à désigner ceux qui, en raison de leur mérite et de leurs capacités, devaient bénéficier d’une partie de la prime de deux milles francs que Godin allouait à l’expérience1050. En 1867, lors du premier essai, le droit de vote direct avait été réservé aux 95 employés qui étaient résidents du Familistère, tandis que les 750 ouvriers étaient représentés par 95 délégués, élus exclusivement par les ouvriers résidents du Familistère. Si Godin n’avait offert le droit de suffrage direct qu’aux employés, c’est parce qu’il jugeait ceux-ci d’une « culture » supérieure aux ouvriers, et donc mieux à même de servir l’expérience qu’il mettait en place ; s’il avait réservé certains droits aux résidents du Familistère, c’est que cette qualité les distinguait à ses yeux comme des collaborateurs privilégiés, dont le choix de résider dans le Familistère témoignait d’une certaine « prédisposition » aux enjeux de l’expérience. Godin mit à la disposition de chaque groupe une somme de mille francs, que les suffrages devaient répartir entre les membres ainsi désignés comme les plus méritants de chacune des deux catégories. Le résultat de cette première expérience fut une déception pour Godin, dans le mesure où il se caractérisait par une dispersion importante des suffrages, révélant à ses yeux l’absence de consensus, au sein des ouvriers, sur l’évaluation des capacités.

D’une année à l’autre, les conditions de l’expérience, qui certes poursuivait toujours le même but, furent profondément modifiées, Godin s’efforçant de tirer les leçons de la tentative précédente. En 1868, les suffrages ne pouvaient plus se porter que sur les personnes désignées par les deux conseils du Familistère comme « réputées les plus capables et les plus méritantes »1051 : Godin entendait ainsi « réagir contre l’excessive liberté laissée à un corps électoral sans expérience »1052. Donc, si le droit de vote n’avait guère été modifié, le choix avait été restreint aux 150 noms figurant sur le tableau d’éligibilité. Comment ce tableau avait-il été obtenu ? Deux méthodes complémentaires furent mises en oeuvre, l’une préfigurant ce que Godin nomma plus tard « l’enregistrement mathématique des fonctions », l’autre reposant toujours sur le suffrage : d’une part il était tenu compte des notes attribuées par les chefs de service à leurs subordonnés, permettant de distinguer des « premiers mérites » (A) et des « deuxièmes mérites » (B) ; d’autre part on faisait appel, comme l’année précédente, à l’élection. La liste des éligibles était donc composée des candidats à la fois désignés et élus — il y en avait 66 —, des 57 » premiers mérites » non élus, et enfin des 27 élus non désignés. A ces 150 candidats furent ajoutés les 114 employés, désignés candidats d’office. Les éligibles étaient donc au total 264, et 214 des 333 électeurs faisaient partie de ce tableau des éligibles. La dispersion, malgré cette innovation, resta grande, et le décalage entre la désignation et l’élection toujours important.

En 1869, le personnel fut réparti en sept collèges pris proportionnellement au sein de chaque atelier. De plus, il fut cette fois décidé que le versement des primes serait retardé, afin d’empêcher « les spéculations et les intrigues faites jusqu’alors pour obtenir de l’argent à dépenser en commun »1053. Malgré cela, la dispersion restait toujours importante, tout comme le décalage entre la désignation et l’élection. En 1870, les primes furent remplacées par un banquet et des diplômes, qui portaient cette mention : « Etude pratique des voies et moyens pour obtenir l’équité dans la répartition des fruits du travail »1054. La dispersion était toujours importante, et de plus l’écart s’accroissait encore entre la désignation et l’élection, puisque le nombre des récompenses pour les candidats seulement élus augmentait, au détriment des candidats seulement ou même aussi désignés.

La deuxième expérience eut lieu en cinq essais, sur une période beaucoup plus resserrée, entre janvier et mai 1870. Godin, pour cette deuxième série d’essais, n’avait pas attendu « l’échec prévu » du dernier essai de la première expérience. Cette fois, le collège des électeurs n’était plus fort que de 75 personnes au lieu de 890. Ceux-ci étaient chefs de service, comptables, commis ou employés aux écritures. Autrement dit, Godin ne s’adressait plus qu’à la partie de son personnel qu’il considérait comme la plus cultivée. De plus, le mode de répartition expérimenté n’était plus fixé par le fondateur du Familistère : sept employés déposèrent des mémoires sur le sujet au cours du mois de février 1870, qui tous proposaient un mode de répartition fondé sur le suffrage. La méthode expérimentée mêlait deux modes de répartition, l’un répartissant aléatoirement les employés en neuf groupes votant pour la collectivité, l’autre répartissant les employés en cinq groupes d’après la nature de leur travail, et les faisant voter au sein de leur groupe. Mais le vote individuel était problématique, puisqu’il entraînait une levée de l’anonymat. Il ne fut donc ensuite recouru qu’au seul bulletin collectif. Une fois encore, lors de chacun de ces cinq essais, l’expérimentateur ne put que constater des divergences fondamentales entre les salaires en vigueur au sein de l’entreprise et les primes attribuées, quelle que fût la méthode de répartition expérimentée.

La troisième et dernière expérience eut lieu en février 1872. Le 28 février, Godin organisa un scrutin individuel, auquel participèrent 48 employés répartis en huit groupes. Le double classement des huit membres du conseil de direction obligea Godin à faire recommencer le scrutin. Lors du seconde scrutin, chaque participant disposait de deux bulletins, l’un pour son groupe, l’autre pour l’ensemble du corps électoral. Le phénomène déjà éprouvé lors des précédentes expériences se reproduisit : « l’incohérence » du vote incita Godin à l’annuler de nouveau. Il s’efforça alors de réduire la portée du vote, en partageant en sept groupes homogènes les employés de l’Usine et du Familistère, qui devaient se répartir la somme formée par le total de leurs appointements annuels, entre un minimum et un maximum déterminé par chaque groupe. Mais une fois de plus, les résultats des votes eurent pour effet principal de resserrer l’échelle des appointements, au lieu de l’ouvrir en fonction des capacités individuelles (celles du moins que la hiérarchie en vigueur à l’intérieur de l’usine était censée refléter). Un nouvel essai eut lieu le 18 juin 1872, le vote se faisant par groupes et par séries, comme la fois précédente, mais par ordre de mérite comme lors de l’essai du 28 février. Une nouvelle fois, les « incohérences » des résultats témoignèrent d’une divergence entre les rangs attribués par le suffrage et les salaires effectifs. Le dernier essai eut lieu le 23 juin, suivant une méthode similaire à celle utilisé lors de l’essai du 5 juin 1870. Ce dernier vote se traduisit par un nouvel « échec ».

Les expériences que Godin institua dans le but d’une répartition équitable des salaires et bénéfices par le suffrage des travailleurs n’aboutirent pas, à ses yeux et d’après le jugement de Jules Prudhommeaux, à des résultats satisfaisants, et il est d’usage de considérer qu’elles ont donc échoué : l’échec, aux yeux du moins de l’expérimentateur, était caractérisé par le profond décalage chaque fois observé entre l’évaluation des capacités par les travailleurs, quel que fût le mode d’évaluation, et la sanction des capacités par la hiérarchie existante des salaires et des fonctions. Pour Jean-Baptiste Godin, les raisons de ce qu’il considérait comme un échec tenaient au manque de culture, à « l’inexpérience » sociale des travailleurs, marqués par « une longue histoire de subordination ouvrière »1055.

Mais contre ce sentiment qui prévalait dans l’esprit de l’initiateur de ces expériences, et qui entraîna finalement leur disqualification, Jules Prudhommeaux s’efforçait de relativiser l’ampleur et la signification de cet échec. Selon lui, ce serait en effet « tenir pour résolu ce qui est en discussion que d’opposer systématiquement, comme on opposerait l’erreur à la vérité, les résultats produits par le suffrage à l’ordre de choses établi dans l’usine au moment où les votes furent émis. Assurément, pour porter en bien ou en mal un jugement quelconque sur l’expérience, nous sommes obligés, puisque aussi bien ce sont les seuls éléments d’appréciation dont nous disposons, de tenir compte des notes, des rangs et des salaires attribués par Godin lui-même aux travailleurs, mais nous devons éviter d’attacher à ces termes de comparaison une valeur absolue »1056. Selon Prudhonmmeaux en effet, il n’était guère étonnant que le chef d’industrie, quand on lui demandait de classer les travailleurs par ordre de mérite, plaçât en tête de liste celui qui a la plus grande productivité, tandis que l’ouvrier donnait sa préférence au « bon camarade ». C’eût été en tout cas se placer dans une « optique patronale » que de demander au seul chef d’industrie « le critérium de tout jugement équitable ». Et pourtant, Prudhommeaux faisait remarquer que l’échec reconnu des expériences qui se sont déroulées entre 1867 et 1872 ne pouvait apparaître « qu’à des yeux très exercés »1057. En effet, malgré ces échecs répétés, les mémoires déposés par quelques employés pour l’expérimentation d’un nouveau mode de répartition, proposaient tous une méthode recourant à nouveau au suffrage. Aux yeux des auteurs de ces méthodes donc, l’échec n’avait rien de patent, et du moins ne disqualifiait en rien le recours au suffrage. Puisqu’il affirme que l’échec, même s’il ne pouvait apparaître « qu’à des yeux très exercés », était bien réel, cela signifie cependant que Prudhommeaux maintenait la comparaison entre les deux optiques antagoniques comme le seul critère permettant de juger de la réussite ou de l’échec. Mais en maintenant l’exclusivité d’un critère — cette comparaison — dont il réduisait si drastiquement la portée, il s’enfermait de fait dans une contradiction qui apparaît pratiquement insoluble. S’il est maintenu ensuite que l’expérience est un échec, cela signifie qu’en dernier ressort, raison est donnée à l’évaluation autoritaire des capacités.

Or, si l’on souhaite réhabiliter les résultats des expériences successives de Godin, ou bien relativiser le critère qu’il privilégiait pour leur évaluation, alors il faut s’efforcer d’imaginer d’autres critères que la simple comparaison avec « l’ordre de choses établi dans l’usine ». La réussite de l’expérience, même inaperçue, tenait alors dans les leçons que Godin put tirer de ce qu’il appelait son « échec » , ce que Prudhommeaux ne manquait d’ailleurs pas de souligner : « En déterminant par la méthode expérimentale les obstacles qui s’opposent à certains progrès de l’organisation du travail, il a du même coup mis en lumière quelques unes des conditions qui rendront plus tard ces progrès possibles »1058. Ainsi, « l’inexpérience », constatée par « l’expérience », de ceux auxquels il demandait leur suffrage, incita Godin à faire de l’éducation une priorité ; « l’échec » apparent avait de plus convaincu Godin qu’il fallait d’abord apprendre aux travailleurs à aimer leur entreprise, destinée à devenir leur propriété. Au-delà même de ce que Godin lui-même avait pu en percevoir, le simple constat de l’opposition entre l’optique patronale et l’optique ouvrière, était un enseignement positif d’une expérience qui avait permis, à son corps défendant, de quantifier précisément ce décalage.

Godin, enfermé dans sa propre conception sociale, avait porté contre ses salariés l’accusation de cupidité, qui selon lui expliquait la dispersion des suffrages et par laquelle il justifia en 1869 le retard dans le versement des primes. Constatant les divergences spectaculaires entre la hiérarchie des salaires effectifs et celle des primes fixées par les différents modes de suffrage expérimentés, Prudhommeaux lui-même y voyait le résultat d’un « concours d’égoïsme », où l’on se répartissait la somme allouée à chaque expérience « entre quelques compères bien choisis »1059. Mais les « spéculations » et les « intrigues » qu’il évoque pourraient aussi, lues dans une autre perspective, confirmer que la dispersion des votes était l’indication d’une « solidarité », d’une volonté d’indifférenciation ouvrière, que Godin entendait justement nier ou combattre par ses expériences, mais que celles-ci en réalité ne faisaient que confirmer. Ces ententes qui toujours se reconstituaient contre la volonté de Godin d’isoler et de quantifier des responsabilités et des capacités individuelles, pourraient bien en fait révéler le contraire d’un « concours d’égoïsme » : ces « allocations réciproques », dont les échanges donnèrent lieu à la formation d’un véritable marché, témoignaient d’une solidarité et d’un égalitarisme profondément enracinés, car elles tendaient en dernier ressort à la réduction des inégalités salariales.

Finalement, c’est peut-être pour cette leçon, inaperçue sans doute de Godin comme de Prudhommeaux, qu’il n’est pas interdit malgré tout de partager la conclusion de ce dernier : « Assurément, il n’a pas résolu à l’aide de quelque formule magique ce double problème [que posent la soumission du travail au capital et son injuste rétribution], légué par son siècle au nôtre : combien d’autres, après lui, devront s’y essayer encore ? Mais il en a montré l’importance et précisé les termes, et il a ajouté du même coup un chapitre glorieux à l’histoire de la sociologie expérimentale »1060. Au-delà de la question de la question de la fidélité des expériences de Godin à la doctrine de Fourier, au-delà même de la question de leur réussite ou de leur échec, il apparaît en définitive que l’oeuvre de Godin fut extrêmement fidèle à l’exigence fondamentale de la doctrine de Charles Fourier, celle d’une soumission de la théorie à l’épreuve expérimentale : ce qu’il faut retenir surtout de l’aventure originale du Familistère de Guise, c’est la volonté constamment affirmée par Godin de placer l’exigence expérimentale au coeur de sa démarche, témoignant ainsi d’une grande fidélité à la doctrine fouriériste, du moins dans sa dimension méthodologique, et ce contre une partie non négligeable des disciples restés dans leur coeur fidèles à la ligne « propagatrice ». Si les expériences de Godin purent être récusées par les « fouriérologues » au nom de la pureté des préceptes fouriéristes, elles méritent cependant d’être revalorisées dans le cadre spécifique d’une approche épistémologique : par exemple, Robert Pagès voulait y voir finalement, plutôt qu’une réduction caricaturale de la doctrine fouriériste à la seule association productive, l’expérimentation de « quelques idées de Fourier sur l’habitation collective, l’association de travail et l’éducation des enfants »1061. Autrement dit, la simplification ne constituait pas un dévoiement de la doctrine, mais procédait d’une volonté de spécialisation méthodologique, par laquelle Godin spécifiait les éléments du système soumis à l’épreuve de l’expérimentation.

Notes
1050.

En 1870, pour la quatrième année, la prime ne fut pas reconduite, et seules des « mentions honorables » furent décernées.

1051.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 79. C’est moi qui souligne.

1052.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 79.

1053.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 86.

1054.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 88.

1055.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 38.

1056.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 41.

1057.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 93.

1058.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 50.

1059.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 107.

1060.

PRUDHOMMEAUX (1911), p. 61.

1061.

PAGES (1969), p. 108.