B.011La théorie sociétaire face aux échecs expérimentaux

De Condé-sur-Vesgre à Réunion, échelonnées sur près de trois décennies, les expérimentations menées les disciples de Charles Fourier, qu’elles fussent ou non cautionnées et soutenues par la direction de l’Ecole sociétaire, apparaissaient extrêmement différentes les unes des autres, aussi bien dans leur ampleur que dans leurs enjeux spécifiques ou la nature des principes doctrinaux soumis à l’expérience. Il pourrait sembler abusif, dès lors, de les regrouper toutes sous la dénomination commune de « pratique expérimentale fouriériste ». Mais par delà ces différences, elles avaient pourtant un point commun : à des degrés divers et là encore pour des raisons très différentes, elles furent toutes finalement considérées comme des échecs par des historiens de fouriérisme unanimes au moins sur ce point : Condé-sur-Vesgre fut un échec parce que les fouriéristes n’eurent le temps d’y éprouver que l’insuffisance de leurs ressources matérielles ; Réunion fut un échec, parce que les fouriéristes n’avaient pas su s’y mettre d’accord sur ce qu’il fallait justement y expérimenter ; Guise, apparemment prospère, fut malgré cela aussi un échec aux yeux de la plupart des commentateurs de Fourier, parce que ce qui y fut expérimenté n’avait que peu à voir avec les principes fondamentaux de la doctrine de Fourier, et n’en constituait qu’une version particulièrement appauvrie.

La somme accumulée de ces échecs jetait évidemment une ombre sur l’ambition pratique de l’oeuvre fouriériste, mais risquait aussi par contrecoup d’en fragiliser les fondements théoriques. Antoine Savoye écrivait ainsi dans son ouvrage consacré aux Débuts de la sociologie empirique, à propos des fouriéristes : « S’ils ont à leur actif plusieurs essais phalanstériens, leurs résultats ne sont guère probants et portent tort à leur conception plutôt qu’ils n’en montrent la validité »1062. Tel était de fait le risque que son expérimentation faisait courir à la théorie : si le succès expérimental devait produire la validation de la théorie sociétaire, l’échec risquait forcément, au contraire, de faire la démonstration inverse, celle de son invalidité. La « préface des éditeurs » ajoutée par les disciples à la réédition, en 1841, de la Théorie des quatre mouvements 1063 prenait pourtant le risque d’assumer ce risque inhérent de l’exigence expérimentaliste : « Comme l’assertion de Fourier sur la nature humaine, sur les passions natives et sur l’influence bienfaisante du mécanisme social qu’il propose, se peut vérifier par des expériences très licites, très légitimes, par une opération purement industrielle (...), toute la question consiste à faire ces expériences décisives et à reconnaître, de facto, si l’assertion de Fourier est vraie ou fausse »1064. Dès lors, pour expliquer la longue période d’inactivité pratique du fouriérisme officiel — vingt ans s’écoulèrent entre Condé-sur-Vesgre et Réunion —, ne peut-on pas évoquer la peur d’un nouvel échec qui aurait pu s’avérer extrêmement dommageable pour l’Ecole ? En renversant l’expression populaire, on peut dire qu’en cas d’échec en effet, les disciples auraient éprouvé d’importantes difficultés à empêcher leur détracteurs de jeter « l’eau du bain » doctrinal avec le « bébé » expérimental. Comme l’écrivait Émile Lehouck, Fourier « a fait un effort exceptionnel d’imagination constructive, parce qu’il croyait qu’on pouvait venir le chercher d’un moment à l’autre pour mettre le premier phalanstère en chantier. Cette naïveté sera bénéfique. Fourier est obsédé par la crainte d’être démenti par la réalité des faits lorsque le jour de la réalisation pratique sera arrivé »1065. Cette crainte conduisit ceux de ses disciples qui restèrent fidèles à la direction de l’Ecole sociétaire et à sa ligne « propagatrice », à privilégier le raffinement de la théorie, et donc à retarder le moment de son expérimentation pratique. Et lorsqu’elle fut ensuite confrontée à ses échecs répétés, l’histoire du fouriérisme pratique se reconstruisit petit à petit en oscillant, sans surprise aucune, entre la négation et l’oubli. Déjà en 1849, un article de La Démocratie pacifique, pour récuser l’accusation d’échec, niait l’expérimentation :

« M. Considerant nie formellement, entendez-vous bien, que jamais le phalanstère ait échoué nulle part, pour la raison qu’il n’a jamais été nulle part mis en expérimentation. Il est bien vrai qu’en 1832-1833 on a voulu faire à Condé-sur-Vesgre un essai d’association phalanstérienne : on a fondé un comité, acquis plusieurs centaines d’hectares de bruyère... Mais les fonds ne sont pas venus... Il y a donc eu à Condé-sur-Vesgre un commencement de préparation du champ d’expérience, où l’on avait l’intention de mettre en pratique le système phalanstérien, mais pas la moindre expérimentation dudit système »1066.

Si cet article a été si fréquemment cité par les historiens du fouriérisme et les observateurs de l’histoire sociale du XIXe siècle1067, c’est évidemment parce qu’il sert très opportunément cette « reconstruction » de l’histoire de l’Ecole sociétaire. Et il ne faut pas s’étonner dès lors que pendant les années qui suivirent l’échec ultime, celui de Réunion, la mémoire collective de ce qui restait de l’Ecole sociétaire ne portât pratiquement pas trace de ces diverses tentatives ; si dans le dernier quart du XIXe siècle, la pensée de Fourier comptait encore un certain nombre de disciples, ceux-ci n’avaient visiblement pas été entretenus dans le culte des « hauts faits de science sociale » de leurs aînés, et l’un d’entre eux, dénommé Asart, en était ainsi réduit à quémander des bribes de cette histoire occultée à Louis Eugène Tallon, un des dirigeants de cette survivance tardive de l’Ecole sociétaire :

« Pourriez-vous m’aider, mon cher M. Tallon, à résoudre cette question qui m’a été posée par des personnes auxquelles j’ai parlé de nos idées : Comment se fait-il qu’en France où la théorie de Fourier a eu de nombreux adeptes (...), l’on n’ait pas encore formulé aucun projet sinon pour la réalisation complète de nos idées, au moins pour une réalisation partielle qui eut avancé la question ? Pour mon compte je ne sais que leur répondre à ce sujet »1068.

Dans le brouillon de sa réponse qui est conservé dans le fonds de l’Ecole normale supérieure, Louis Eugène Tallon rappelait quelques unes de ces expériences. Mais d’une part il occultait soigneusement toutes celles qui furent conduites par des « réalisateurs dissidents », et ne disait mot de celles que Jean-Baptiste Godin était en train de conduire à Guise ; et d’autre part, il en mettait l’échec sur le compte d’un mauvais choix du « champ de manoeuvre » :

« Les projets ne manquent pas, Fourier lui-même en a formulés dans ses oeuvres et dans ses manuscrits : des tentatives malheureuses ont été faites au Texas, à Condé-sur-Vesgre, mais le champ de manoeuvre avait été mal choisi »1069.

Enfin, quand l’échec, rappelé dernièrement par une historiographie plus scrupuleuse, ne pouvait plus être nié ni oublié, son imputation à des causes externes, matérielles ou individuelles, permettait opportunément de « sauver » la théorie : le manque de fonds, le mauvais choix du champ de manoeuvre et la responsabilité de l’expérimentateur furent, comme on l’a vu, systématiquement invoqués1070. Maurice Lansac, dans son étude des Conceptions méthodologiques et sociales de Charles Fourier, fournit un exemple extrêmement synthétique et spectaculaire des enjeux de cette entreprise de reconstruction, puisque selon lui en effet, « l’échec ne prouve point l’erreur de l’hypothèse, il démontre seulement la fausseté de l’expérience »1071. Au principe de l’échec de l’expérience ne se trouveraient donc point les principes de la théorie expérimentée, mais seulement « les conditions de l’expérience » :

« L’échec, par exemple, de l’entreprise communiste d’Icarie, et celui de l’expérience sociétaire du Texas n’impliquent nullement l’inexactitude des théories communistes ou sociétaires, mais seulement les mauvaises conditions de l’expérience, soit que les éléments objectifs aient été insuffisants ou mauvais, soit que les éléments humains (hommes, femmes, enfants) aient été dans le même cas, soit encore que la mise en relation des uns ou des autres éléments ait été insuffisante ou fautive »1072.

Notes
1062.

SAVOYE (1994), p. 178.

1063.

Cette préface avait pourtant été écrite après l’échec subi à Condé-sur-Vesgre et en plein conflit avec les « réalisateurs » dissidents.

1064.

FOURIER, OC01 (1808b), « Préface des éditeurs de 1841 » (1999 : 557).

1065.

LEHOUCK (1966), p. 122.

1066.

La Démocratie pacifique, 20 février 1849.

1067.

Voir notamment POULAT (1957), p. 14) ; MUCCHIELLI (1960), p. 144, note 1 ; DESROCHE (1975), p. 200.

1068.

ASART, Lettre à Louis Eugène Tallon, Gênes, 30 mai 1882, un feuillet (quatre pages), Fonds Considerant, ENS, Réf. 4/6/1.

1069.

TALLON Louis Eugène, Brouillon de réponse à Asart, slnd, Fonds Considerant, ENS, Réf. 4/6/1 (pièce jointe à la lettre d’Asart du 30 mai 1882). La réponse que Tallon fait à Asart montre que rien n’a entamé cependant sa foi dans la force de l’idée fouriériste, puisqu’il poursuit ainsi : « (...) Nous possédons les plans et les devis d’une phalange d’ordre sociétaire en grande échelle de 1800 personnes ou de 3 à 400 familles, qui attendent leur application ou réalisation — mais nous en sommes encore loin. En attendant je maintiens qu’une réalisation partielle de nos idées serait possible avec le concours de nos amis en capital travail et talent que chacun d’eux possède ; mais pour cela il faut vouloir... La question que l’on vous a posée vous pouvez la résoudre en achetant le champ de manoeuvre situé à distance voulue de Paris et dans des conditions acceptables et sur lequel vous pourriez aidé de vos amis commencer une réalisation partielle. Possesseur de la terre, vous aurez bientôt trouvé des associés actionnaires. J’en connais un qui souscrirait pour 10 mille francs d’actions : faites-vous donc mon cher condisciple le pivot de cette réalisation partielle et la question dont il s’agit sera bientôt résolue ».

1070.

Victor Considerant, qui fut pourtant lui-même un bouc émissaire idéal, à qui l’on fit porter l’essentiel du poids de l’échec de Réunion, avait de son côté inventé un « pare-feu » encore plus subtil pour protéger la doctrine de Fourier des échecs expérimentaux de ses disciples : il imagina de les imputer à des causes certes internes à la théorie, mais externes à l’oeuvre de Fourier elle-même. Dans un texte non daté qui se trouve dans le Fonds de l’Ecole normale supérieure, il écrivait ainsi que « la propriété de la Science de Fourier appartient à Fourier seul ; ses livres sont là et seuls font foi pour cette science : de telle sorte que s’il arrivait aux hommes qui ont accepté cette science de faire fausse route soit dans des applications soit dans des déductions ultérieures, eux seuls, et non la science et son créateur, en seraient responsables » (CONSIDERANT Victor, Différents feuillets manuscrits incomplets, slnd, Fonds Considerant, ENS, Réf. 8/4/1). En mettant ainsi en cause les interprétations des disciples, Victor Considerant faisait preuve soit d’une grande perversité, soit au contraire d’une grande naïveté, ou bien plus noblement d’un certain sens du sacrifice : en effet, ne s’était-il pas imposé à la tête de l’Ecole sociétaire, avec la publication de Destinée sociale à partir de 1834 , comme le détenteur exclusif des interprétations légitimes de la pensée du maître ?

1071.

LANSAC (1926), p. 70.

1072.

LANSAC (1926), pp. 70-71.