C.011Une idéologie de la pratique expérimentale 

Même niés, oubliés ou attribués à des causes externes, les échecs expérimentaux des disciples de Fourier jalonnent pourtant bien un parcours, une histoire faite, du moins peut-on le supposer, de va-et-vient dialectique entre les moments de l’élaboration théorique et ceux des tentatives pratiques, dont l’interpénétration est plausible. Longtemps après que les feux de la gloire phalanstérienne du milieu du XIXe siècle furent éteints, quelques militants socialistes se réclamaient encore de Fourier ; ils le faisaient avec une humilité qui est bien sûr révélatrice des déconvenues qui ont jalonné l’histoire de la pratique sociétaire, mais qui constitue en même temps, certes très tardivement, un indice de la perméabilité du discours théorique aux tentatives de sa mise en pratique. De cela il n’est pas de meilleur exemple que le préambule qui précède l’entrée « Essai » du Dictionnaire de sociologie phalanstérienne d’Edouard Silberling, publié en 1911 :

« Les difficultés d’organiser d’emblée, même en échelle réduite, un essai du procédé sériaire en travaux domestiques, agricoles et industriels, ont été reconnues depuis longtemps par l’Ecole sociétaire.

 L’hostilité qu’on rencontrerait dans les populations, leur duplicité, leurs préjugés et leurs mauvaises moeurs, soulèveraient dans les débuts des obstacles insurmontables.

« Aussi pour le cas où un propriétaire, ou une société, voulait tenter l’application des principes sociétaires, il conviendrait de ne marcher que par étapes, et de ne chercher au préalable, qu’à préparer le terrain et les éléments favorables à l’acheminement au régime d’Association, par les création de banques rurales, de comptoirs communaux, et notamment de fermes coopératives »1073.

Un avertissement similaire précédait aussi l’entrée « Réalisation » :

« Fourier séduit par la grandeur et la magnificence de sa découverte croyait que, lui présent et sous sa direction, un essai de réalisation du procédé sociétaire serait possible. Mais il est admis aujourd’hui par l’école phalanstérienne, que la création d’emblée d’une commune sociétaire, même au degré mixte, ne pourrait être tentée avec les hommes actuels, dont la mentalité, la fausse éducation, le manque de développement passionnel, les préjugés et les mauvaises moeurs, ne sont pas compatibles avec un nouvel ordre social. Il sera donc indispensable de marcher par étapes, de préparer peu à peu le milieu favorable, et de développer l’éducation des futurs sociétaires dans des échelons sociaux de bas degré, comme des fermes coopératives par exemple »1074.

Mais avant même la première de ces déconvenues, celle de Condé-sur-Vesgre, Fourier avait lui-même entrepris, dans le Traité de l’association domestique agricole de 1822, d’adapter son dispositif théorique à une « épreuve réduite » en dressant le plan des « approximations sociétaires » permettant de passer par une série d’étapes pratiques transitoires à l’association intégrale. Pour Jonathan Beecher, c’est « simplement par souci d’exhaustivité théorique (aussi peut-être un peu comme une sorte de jeu d’esprit) »1075 que Fourier a élaboré le dispositif de « l’épreuve réduite ». Il semble au contraire que la recherche par Fourier d’une économie de moyens pratiques n’avait rien d’un jeu gratuit de l’esprit, mais correspondait en réalité parfaitement à l’ensemble de l’évolution dont témoignait la publication de l’ouvrage de 18221076 : elle démontrait une soumission de la théorie à la perspective de son expérimentation, qui suffirait à elle seule à prouver que les deux aspects ne sont pas imperméables l’un à l’autre.

Le Traité de l’association domestique agricole fournit d’ailleurs quelques exemples concrets de cette perméabilité, par lesquels Fourier démontre, au moins en théorie, que la doctrine est susceptible de s’enrichir des leçons que pourrait apporter son expérimentation. Ainsi, à propos de la taille des bâtiments devant composer le phalanstère, il concèdait que, « comme la 1re. Phalange ne peut avoir aucune notion pratique, elle commettra nécessairement beaucoup d’erreurs sur les quantités, dimensions et compartiments : avant d’arriver à des données exactes sur ces menus détails, il faut des tâtonnements pratiques, surtout dans un premier essai »1077. Généralisant la portée de son propos, il n’excluait d’ailleurs pas la possibilité même d’un échec de ces expériences, tout en soulignant que l’échec lui-même pouvait être source d’enseignements théoriques : « dans le nombre des essais, on aurait obtenu des succès et des échecs. Le résultat eut été ou d’introduire d’après l’expérience des améliorations importantes, ou d’écarter d’après l’expérience des innovations dangereuses ». Cette question de l’échec, il se l’était enfin posé explicitement à lui-même dans les « Sommaires » du Traité de l’association domestique agricole ; et la réponse qu’il lui apportait préfigurait de façon assez étonnante certaines des évolutions majeures des histoires conjointes de la théorie et de la pratique fouriéristes :

« Question... Si l’épreuve était douteuse ou défavorable, si enfin l’on échouait dans l’essai, quel en serait le résultat en bien ou en mal ?

Rép. Le résultat, le pis-aller même, dans le cas d’erreur, d’illusion théorique, donnerait en pratique d’énormes avantages, car si le seul pouvoir de l’attraction ne suffisait pas à soutenir le mécanisme des séries contrastées, on pourrait le soutenir de statuts et engagements selon nos méthodes, et conserver les innombrables bénéfices de gestion économique, progrès de mécanique, perfectionnement des espèces, garanties sanitaires (...). tous ces bienfaits, même dans le cas de fausseté des calculs d’attraction, naîtraient encore de la distribution et de l’exercice par séries contrastées soumises à des engagements et statuts »1078.

Autrement dit, l’échec pourrait conduire — c’était du moins ce que pensait Fourier dès le début des années 1820 ! — à ne chercher à la mise en oeuvre pratique de l’association que dans le domaine productif ou « matériel », et à délaisser la dimension « passionnelle » de la théorie. Dès lors, il n’y a aucune surprise à constater, à mesure que son audience s’élargissait, une évolution parallèle du processus d’élaboration théorique, marqué comme on l’a vu par une « moralisation » de la doctrine, et une redéfinition du champ de l’expérimentation. Le moment crucial de cette redéfinition, déjà étudié1079, correspond au début des années 1840. Dans le Manifeste de l’Ecole sociétaire de 1841, Victor Considerant entérinait en effet une double « restriction » du champ de l’expérimentation, parfaitement conforme à celle que la théorie elle-même avait subie : il s’agissait d’une part de ne pas contrevenir aux lois de la morale en vigueur en ne procédant à une expérience qu’ « à la condition, bien entendu, que la Théorie nouvelle, dans l’Acte de cette Expérience, n’enfreigne point les prescriptions des Lois politiques, des Lois civiles, des Lois religieuses et des Lois morales de la Société, c’est-à-dire à la condition qu’elle se conforme pratiquement aux REGLES légalement établies par la Société existante pour maintenir l’Ordre dans son sein  »1080 ; d’autre part, il s’agissait de s’en tenir exclusivement au domaine économique, en laissant hors de l’expérience les questions domestiques et privées : « Qu’on l’ait donc pour entendu : l’ESSAI DU SYSTEME SOCIETAIRE DE FOURIER NE DOIT ETRE UNE INNOVATION QUE DANS LE DOMAINE INDUSTRIEL »1081.

Finalement, on voit bien que l’histoire des expérimentations fouriéristes, qui fut riche et mouvementée, ne peut pas être séparée facilement de l’histoire de la doctrine elle-même. Dès lors, comment expliquer que dans le tri opéré au sein de l’oeuvre de Fourier par ses commentateurs, cette ambition méthodologique spécifique qui s’y formule, construite autour de l’exigence centrale d’une « expérimentation sociale », ait été si largement occultée ? Certaines des raisons de cette occultation se devinent maintenant plus aisément : à trop insister sur la centralité de cette exigence théorique d’une expérimentation pratique, ceux de ces commentateurs qui entendaient « réhabiliter » l’oeuvre de Fourier couraient en effet le risque, au contraire, de mettre au jour une histoire des échecs expérimentaux potentiellement nocive, par contamination, pour la théorie elle-même. Dès lors, taire ou minorer cette exigence expérimentale, c’était une façon de couper la corde entre la pratique et la théorie, pour sauver la théorie.

En même temps, la négation de la « conformité » des expériences de l’Ecole sociétaire à la théorie de Fourier — certes toujours faite a posteriori, une fois l’échec constaté — fut souvent le fait de ceux-là mêmes qui s’y étaient le plus ardemment impliqués, qu’il s’agît de Fourier à Condé-sur-Vesgre ou de Considerant à Réunion. Or, si l’Ecole sociétaire a proclamé constamment n’avoir jamais véritablement pratiqué l’expérimentation préconisée de sa doctrine, elle a cependant tenu sans discontinuer un discours sur cette pratique qu’elle plaçait, du moins « en théorie », au coeur de son dispositif. Pour certains, il y aurait là une contradiction qui porte tort à la théorie elle-même : ainsi, Robert Mucchielli, dans Le mythe de la cité idéale, estimait que « le système de Fourier est une belle démonstration de professeur au tableau, et son réalisme, sa méthode scientifique, son aspect d’expérimentation sont autant d’illusions »1082. Mais dénoncer l’exigence expérimentale de l’Ecole sociétaire comme une illusion, c’est s’interdire de réfléchir aux fonctions de cette exigence : n’est-il pas possible, plutôt, de rediscuter en partie le statut épistémologique de la mise en avant doctrinale de l’exigence expérimentale ? Autrement dit, que ce fût d’ailleurs par l’Ecole sociétaire ou par les dissidents, y eut-il réellement « application » de la méthode expérimentale, qui exige l’observation d’un protocole rigoureux et l’absence d’idées préconçues quant au résultat ? Ou bien y eut-il plutôt seulement une « métaphore » de l’expérimentation ? Les questions sous-jacentes à celles-ci sont aisées à formuler : y a-t-il eu, chez les fouriéristes, seulement la croyance en la force magique d’une illustration pratique de la théorie de leur maître ? N’y avait-il pas aussi dans l’invocation du recours à l’expérience quelque chose comme une figure de rhétorique, un procédé discursif par lequel était en fait visé un transfert de sens — celui d’une scientificité dont l’expérience était peu à peu regardée comme le seul critère — par substitution analogique ? L’expérimentation sociale telle que l’entendait l’Ecole sociétaire, telle qu’elle la mit en oeuvre, était-elle la mise en pratique de la démarche expérimentale telle qu’elle s’imposait peu à peu à l’ensemble du domaine scientifique au cours du XIXe siècle ? Ou bien n’était-elle pas imposée, aussi, par d’autres enjeux, ceux d’un transfert de légitimité par lequel la science sociale entendait conforter son assise, affirmer ses prétentions à la science ?

L’ambition originelle de Fourier était bien de constituer un domaine unitaire des sciences, sans solution de continuité entre sciences de la nature et sciences humaines. Ces dernières, s’appropriant ainsi la démarche des premières, visaient donc la reconnaissance d’une rigueur qui leur était jusqu’alors déniée. C’est cette ambition même qui permettait à Robert Pagès, dans son article de 1969 consacré à « L’expérimentation en sociologie », d’avancer que l’innovation de Fourier, et de l’Ecole sociétaire à sa suite, résidait dans la constitution d’un modèle d’une « idéologie de la pratique sociale expérimentale »1083. Selon lui en effet, l’expérimentation n’apparaît alors que comme « l’auxiliaire de l’opération de transformation sociale que vise Fourier ». De ce fait, l’Ecole sociétaire s’inscrirait pleinement dans un courant plus large, celui de ce que Robert Pagès appelle « l’expérimentation activiste », qui donna ses orientations les plus prégnantes à la construction de la science sociale jusqu’à son achèvement durkheimien.

Cela dit, l’École sociétaire n’était pas isolée dans son invocation de la méthode expérimentale : à des degrés divers de réussite, selon Antoine Savoye, cette invocation caractérisait tout un pan de l’histoire de la construction de la sociologie au XIXe siècle, celui qu’il considère comme relevant de « l’ingénierie sociale ». Les différentes doctrines qui peuvent s’en réclamer (parmi lesquelles Antoine Savoye compte celles de Fourier, de Le Play, ainsi que de Louis Blanc avec sa formule des « ateliers sociaux ») ont ceci en commun : elles partent du principe qu’ » un changement du régime politique, aussi radical soit-il, ne saurait répondre, à lui seul, à la crise de la société (...). La résolution de cette crise suppose de nouvelles relations sociales, instituées grâce à des expériences concrètes, elles-mêmes fondées sur une connaissance scientifique de la réalité et constamment évaluées. (...) C’est de l’observation de la société que les ingénieurs sociaux tirent leurs solutions sociales. C’est de l’épreuve des faits qu’ils en attendent la sanction, au travers le (sic) succès ou l’échec de leurs expérimentations sociales »1084. Mais que l’on invoque, pour éclairer cette idéologie de la pratique expérimentale, le thème de « l’ingénierie sociale », qui met plutôt l’accent sur la recherche de « solutions sociales » pratiques, ou celui de « l’expérimentation activiste » dans lequel la pratique apparaît plus étroitement asservie à une entreprise de légitimation scientifique et politique, dans chacune de ces perspectives il s’agit bien en fait de souligner à quel point l’élaboration d’une certaine conception de la « science sociale » était indissociable d’une volonté de transformation de la société.

Notes
1073.

[SILBERLING (1911), p. 161.

1074.

[SILBERLING (1911), pp. 369-370.

1075.

BEECHER (1993a), p. 194.

1076.

Sur cette évolution, cf. supra, « Traité de l’association domestique agricole (1822) », ch. I, D.

1077.

FOURIER, OC04 (1822), p. 457.

1078.

FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », pp. 40-41. Fourier ajoute, un peu plus loin, que « si le produit doit être TRIPLE par voie d’attraction, il reste encore DOUBLE par voie de sujétion » FOURIER, OC02 (1822), « Sommaires », p. 85. Voir aussi FOURIER, OC03 (1822), p. 104.

1079.

Cf. supra, « Du Ministère du Progrès et de l’Expérience à l’échec de Réunion ».

1080.

CONSIDERANT (1842), pp. 57-58.

1081.

CONSIDERANT (1842), p. 140

1082.

MUCCHIELLI (1960), p. 145.

1083.

PAGES (1969), p. 108.

1084.

SAVOYE (1994), p. 178.