Un dernier épisode de l’histoire de l’Ecole sociétaire, ou du moins de ce qu’il en reste à la fin du XIXe siècle, apporte un témoignage éclairant sur la relation que les disciples de Fourier établissaient entre leur exigence expérimentale et leur volonté de transformer la société : il s’agit de la controverse qui opposa, dans le dernier tiers du XIXe siècle, un certain nombre de disciples de Fourier aux disciples d’Auguste Comte. Les relations entretenues tardivement entre la survivance fouriériste et le positivisme comtien sont complexes : certains des disciples de Fourier ont envisagé, dès son apparition, le positivisme comme une synthèse, un achèvement de la doctrine de Fourier ; d’autres au contraire ont opposé les deux doctrines, dans la mesure où ils voyaient dans le positivisme un conservatisme social en contradiction avec les ambitions transformatrices de leur propre doctrine.
Du côté des tenants de la synthèse, on trouve par exemple Léopold Besson qui, dans une série d’articles publiés dans La Phalange entre juin et octobre 1847, intitulée « Considérations positives sur la science sociale », voyait dans le positivisme une opportunité d’application de la doctrine fouriériste, et entrevoyait la possibilité d’un « accord final sur les questions qui divisent aujourd’hui les esprits parce que [le positivisme] tient à la fois de Newton et de Fourier »1085. Du reste, le terme lui-même de positivisme ne fut pas immédiatement récusé par l’Ecole sociétaire qui l’utilisa d’abord dans le sens, apparu au siècle précédent, de « fondé sur l’expérience et l’observation des faits réels » ; l’usage fouriériste du terme subit sans doute ensuite l’influence, au début des années 1830, de ses nombreux transfuges saint-simoniens, qui importèrent l’adjectif avec eux : le plus influent d’entre eux, Jules Lechevalier, publia ainsi dans Le Phalanstère, dès sa conversion au fouriérisme, un long texte intitulé « De la réforme industrielle, considérée comme problème fondamental de la politique positive »1086. De façon encore plus claire, Victor Considerant choisit d’intituler « Bases de la politique positive » le Manifeste officiel de l’Ecole sociétaire publié en 1841 ; mais alors que le terme était maintenu dans sa réédition de 1842, il disparut de celle de 1847, désormais intitulée « Bases de la politique rationnelle »1087 : la lutte pour l’usage et la propriété intellectuelle de l’adjectif « positif » avait été gagnée par Auguste Comte...
Du côté des opposants à la doctrine positiviste, on trouve en particulier Charles Pellarin, le premier biographe de Fourier, qui fut aussi, pendant un temps, proche de la dissidence des réalisateurs1088. En 1874, Pellarin publia un texte dans lequel il s’en prit violemment à une « sociologie » d’inspiration comtienne qu’il jugeait extrêmement conservatrice1089. De fait, le système comtien, essentiellement descriptif et comparatiste, faisait preuve en matière de pratique sociale, d’une grande circonspection. Symptomatiques de cette prudence, les critiques que Comte adressa à Saint-Simon, dont il fut le secrétaire et dont l’oeuvre exerça pourtant sur la sienne une influence certaine, entendaient souligner l’impatience dont celui-ci semblait, à ses yeux, faire preuve : Durkheim rapporte en effet que Comte estimait que « Saint-Simon a eu le tort de passer tout de suite aux questions d’application. Avant même que son idée eût subi toute l’élaboration scientifique dont elle avait besoin, il a voulu en tirer des conséquences pratiques, tout un plan de réorganisation sociale. Il a mis ainsi la charrue avant les boeufs. Il s’est trop pressé ; il a voulu faire servir prématurément à des fins utilitaires une science hâtivement faite »1090.
Pour Durkheim, Comte ne s’opposait pas à Saint-Simon, donc par extension aux socialistes, sur la question de l’action politique et sociale, mais simplement sur celle du moment opportun de cette action. Il ne doutait pas en effet que Comte « ait toujours été convaincu que ses travaux théoriques pouvaient et devaient avoir finalement une action sur le cours des événements »1091. Autrement dit, sa prudence ne trahissait pas un conservatisme social de principe ; elle était simplement l’expression d’une vigilance méthodologique rendue nécessaire par la volonté d’asseoir la légitimité d’une discipline tout juste naissante. Du reste, peut-on sans injustice taxer de conservatisme « l’inventeur » de la « loi des trois états », dont la portée fut plus tard jugée « comparable à celle de la révolution copernicienne » par Norbert Elias1092 ? Auguste Comte, certes encore aux prises avec une conception téléologique du progrès des sociétés humaines comme du progrès des sciences, n’en franchissait ainsi pas moins une étape décisive dans l’histoire de la sociologie, dans la mesure où il rejetait les spéculations théologiques et métaphysiques qui dominaient la réflexion, en particulier sur l’histoire, au cours de la période antérieure.
Mais l’école positiviste eut à coeur de durcir encore la prudence méthodologique d’Auguste Comte, en n’hésitant pas à lui reprocher à l’occasion d’avoir cédé aux tentations qu’il avait lui-même dénoncé chez Saint-Simon : en particulier, comme l’a montré Annie Petit dans un article consacré aux relations entre Comte et Littré, le second accusa très tôt le premier, jugé imprudent dans ses « prévisions » sociologiques, de verser lui-même dans « l’utopie », tout en précisant : « Je ne me sers point de cette expression en un sens dédaigneux ou défavorable ; je veux seulement dire qu’une telle conception est tellement loin de la réalité... »1093. Certes, quand Émile Littré fit entrer la « sociologie » dans son dictionnaire, il lui donna la définition suivante, en se référant explicitement à Auguste Comte : « Science du développement et de la constitution des sociétés humaines » ; mais ce faisant, il prit soin d’effacer de l’acception du mot toute allusion à la « prévision » ou à la « prédiction » sociale, que Comte assignait effectivement comme ambition fondamentale à la science nouvelle. De cette tâche spécifique, c’était le « socialisme » qui en héritait, tel du moins que le définissait Littré : « Système qui, subordonnant les réformes politiques, offre un plan de réformes sociales. Le communisme, le mutuellisme, le saint-simonisme, le fouriérisme sont des socialismes »1094. Annie Petit fait d’ailleurs remarquer l’absence du positivisme dans cette liste, absence qui lui semble d’autant moins fortuite que Littré n’a pas toujours tenu cette position : dans la première édition de Conservation, révolution et positivisme (1852), il mentionnait volontiers le positivisme comme une sorte de socialisme1095. L’engagement concret de l’Ecole positiviste dans les événements de 1848 justifiait alors pleinement cette assimilation. Mais trente ans plus tard, dans la réédition de Conservation révolution et positivisme, Littré la remettait fréquemment en cause : la sociologie devait abandonner le socialisme pour la science.
En publiant, en 1874, un texte intitulé « L’expérimentation et l’empirisme en matière sociale », c’est ce parti pris positiviste que visa explicitement la critique de Charles Pellarin, et le débat qui s’ensuivit mérite l’attention, parce qu’il constitue une étape intéressante de la marche de la science sociale vers sa reconnaissance. S’autorisant des préceptes de Claude Bernard, dont l’Introduction à l’étude de la méthode expérimentale 1096 avait été publiée moins d’une décennie auparavant, Pellarin s’attaqua en particulier au parti pris explicitement « anti-expérimental » du positivisme comtien. Auguste Comte avait en effet affirmé, dans le quatrième tome de son Cours de philosophie positive 1097, que la « solidarité » et « l’indivisibilité » de l’objet de la science nouvelle qu’il entendait fonder, interdisaient l’application de la méthode expérimentale. La longue citation reproduite ci-dessous permet de saisir de façon extrêmement synthétique la position de Charles Pellarin et ses enjeux :
Contre cette manière de voir en ce qui concerne l’homme et les sociétés, il convient de protester au nom de la raison et au nom de l’expérience, au nom des aspirations de l’humanité comme au nom des épreuves qu’elle a subies.
L’homme est pour une part l’agent libre de sa destinée ; il en est ainsi, et de plus en plus, pour les sociétés elles-mêmes. C’est là une vérité salutaire qu’il ne faut ni laisser obscurcir dans les esprits, ni cesser de proclamer hautement.
Quoi qu’il en soit, nous autres disciples d’un maître qui demande pour sa théorie une épreuve nullement compromettante pour les grands intérêts sociaux, nous nous croyons parfaitement fondés à persévérer dans cette demande d’une expérience dont les données sont déduites de l’observation et dont les bases sont nettement déterminées »1098.
Opposant le libre arbitre individuel et collectif au déterminisme d’une loi générale de l’évolution sociale, Charles Pellarin entendait défendre contre les implications méthodologiques du positivisme comtien l’éternelle exigence du fouriérisme, celle d’une « épreuve » ou d’une « expérience » de la théorie sociétaire. La lecture que Pellarin faisait de la prudence comtienne était donc beaucoup plus radicale que celle que Durkheim proposa ensuite, puisqu’elle affirmait et dénonçait l’impossibilité logique de « l’action sur les événements » dans la pensée de Comte. Il semble bien, surtout, que l’expérimentation trace, sous-entendue dans la polémique entre Pellarin et les positivistes, une frontière qui vient distinguer nettement l’activisme et le réformisme fouriéristes du conservatisme comtien, que caractérise une philosophie de l’histoire hantée par les lois de l’évolution naturelle. Aux yeux des fouriéristes, l’une et l’autre de ces deux attitudes ne se valent pas : la science sociale se condamnerait à ne pas être entièrement science si elle ne visait pas l’action, si elle restait, comme l’écrivit Fourier, « bornée au rôle passif » ou « limitée à l’analyse du mal existant »1099.
Or, l’exigence de la vérification expérimentale était justement ce qui devait permettre à la science de se faire action tout en restant science. Par l’expérimentation, l’Ecole sociétaire opposait le volontarisme social à l’histoire subie. L’expérimentation, comme méthode d’une réelle pratique scientifique ou seulement comme idéologie de cette pratique, apparaît alors au terme de ce parcours comme réellement fondatrice de la « science sociale » dont se réclamait dès l’origine les fouriéristes, et que Victor Considerant définissait ainsi :» La SCIENCE SOCIALE doit déterminer (...) la nature des Réformes qui auraient pour objet de faire passer la Société de l’État présent à une Organisation supérieure (...). La science sociale a pour objet la connaissance du Mouvement social dans son évolution complète ; elle doit donc faire connaître toutes les formes virtuelles de la sociabilité humaine et la loi de leur développement dans le passé, dans le présent et dans l’avenir »1100. Cette science sociale est, indissociablement une pratique sociale, une « ingénierie » sociale comme l’avait proclamé très clairement Victor Considerant :
« Eh bien ! d’après ce que nous avons fait connaître du caractère intrinsèque de l’Hypothèse sociale de Fourier, du Mécanisme nouveau que nous proposons pour combiner les Relations humaines, nous occupons exactement, devant la Société, la position des Ingénieurs que nous venons de mettre en scène. Nous sommes des INGENIEURS SOCIAUX »1101.
En faisant l’hypothèse d’une inévitable interpénétration dialectique, dans le fouriérisme en tout cas, entre les moments de l’élaboration théorique et ceux de l’expérimentation, nous avons essayé de donner quelques indices de la perméabilité de la théorie à la pratique : par exemple, avant même l’expérimentation proprement dite, on a vu que l’oeuvre de Fourier est marquée par le développement de modèles théoriques d’échelle réduite, ce qui montre déjà une certaine perméabilité de la théorie à la simple « perspective » de sa mise en pratique. Ensuite, l’expérimentation, d’abord seulement exigée en théorie puis tentée à partir de 1833, est certainement en grande partie aux principes des autres évolutions fondamentales de l’oeuvre de Fourier : en particulier, la nécessité d’un financement extérieur et de la bienveillance des pouvoirs publics n’est pas étrangère à la moralisation de la doctrine, ni à la réduction du champ de l’expérimentation aux seuls principes économiques, l’ordre moral et domestique étant tenu en dehors du cadre expérimental. Ignorer à la fois cette perméabilité, et plus généralement la centralité de l’exigence expérimentale au sein de l’oeuvre de Fourier, c’est s’interdire de réfléchir aux fonctions de cette exigence : elle fut certainement en partie une « métaphore » par laquelle les fouriéristes « mimaient » les attributs de la scientificité, une arme maîtresse de la polémique contre la métaphysique. Mais elle ne fut pas que cela : elle fut aussi une croyance sincère dans la possibilité de construire des dispositifs expérimentaux applicables aux phénomènes moraux, sur laquelle s’appuie finalement une véritable « idéologie de la pratique expérimentale ». Ce qui apparaît alors en définitive, c’est que les fouriéristes sont au coeur d’un mouvement qui concevait la « science sociale » comme indissociable d’une volonté de transformation de la société, et que l’exigence expérimentale constitue le point d’articulation fondamental entre leur programme épistémologique et leur programme social.
BESSON Léopold (1847), «Considérations positives sur la science sociale», La Phalange, juin-octobre 1847, cité par NATHAN (1981), p. 93, et note 27, p. 185.
LECHEVALIER Jules (1833), De la réforme industrielle, considérée comme problème fondamental de la politique positive, Paris, Bureau de la Réforme industrielle, 76 pages, extrait de La Réforme industrielle, Revue phalanstérienne.
CONSIDERANT Victor (1841), Bases de la politique positive. Manifeste de l’Ecole sociétaire fondée par Fourier, Paris, Bureaux de la Phalange, 119 pages ; CONSIDERANT Victor (1842), Bases de la politique positive. Manifeste de l’Ecole Sociétaire fondée par Fourier, Paris, Bureau de la Phalange, 1ère éd. 1841, 218 pages, 2 ème éd., revue et considérablement augmentée ; CONSIDERANT Victor (1847), Bases de la politique rationnelle, Paris, Librairie phalanstérienne, 1ère éd. 1841, 202 pages, 3 ème éd. de Bases de la politique positive. Manifeste de l’Ecole Sociétaire fondée par Fourier.
Sur ce point particulier, celui de la dissidence de Charles Pellarin, on pourra se reporter avec profit aux procès-verbaux de deux réunions de l’Ecole sociétaire, qui eurent lieu le 18 et le 28 octobre 1847, dans lesquels elle est constatée (ENS 2/7/1, p. 25).
PELLARIN Charles (1874), Lettre de Fourier au Grand-Juge (4 nivôse an XII). Fourier et ses contemporains ; l’utopie et la routine ; l’expérimentation et l’empirisme en matière sociale, Paris, E. Dentu, 105 pages.
DURKHEIM (1928), p. 135.
DURKHEIM (1928), p. 135.
ELIAS Norbert (1980), Qu’est-ce que la sociologie ?, Pandora, 1ère éd. 1970, p. 47, cité par NOIRIEL Gérard (1996), Sur la «crise» de l’histoire, Paris, Belin, 343 pages, index, p. 56.
LITTRÉ Emile (1878), Conservation, révolution et positivisme, 1ère éd. 1852, p. 64, cité par PETIT (1992), note 70, p. 36.
PETIT (1992), p. 29.
PETIT (1992), note 65, p. 36.
BERNARD Claude (1984), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1ère éd. 1865, 318 pages, chronol. et préf. François Dagognet.
COMTE Auguste, Cours de philosophie positive, Paris, Schleicher, t. 4, 1908.
PELLARIN (1874), pp. 85-93.
NMI, t. VI, p. 33, cité par MORILHAT (1991), p. 82.
CONSIDERANT Victor, Bases de la politique rationnelle, op. cit., p. 35.
CONSIDERANT Victor (1834), Destinée sociale, Paris, Chez les libraires du Palais-Royal, 558 pages, t. I, p. 118. A ce propos, il convient de faire remarquer que, de façon étonnante, Antoine Savoye affirme que « l’expression ingénierie sociale vient des pays anglo-saxons où l’on emploie, au début du XXe siècle, social engineering pour désigner des actions sociales au sein des entreprises industrielles puis, plus largement, des formes d’intervention ou d’expertise en vue d’un changement social »(SAVOYE (1994), p. 177). Ce qui étonne ici, c’est qu’un peu plus loin, il attribue correctement la paternité de l’expression à Victor Considerant. Mais de nouveau, il écrit ensuite, toujours à propos de cette ingénierie sociale : « On peut dire qu’elle est inventée dès cette époque, même si l’expression n’apparaît pas » (SAVOYE (1994), p. 184). Or, comme on l’avait l’expression est attestée dans les écrits de Victor Considerant à partir de 1841. Malgré ces curieuses contradictions, c’est donc bien le fouriérisme qui fonde l’ingénierie sociale selon Savoye, en lui donnant ses traits fondamentaux : objectif de transformation des rapports sociaux, dimension scientifique, échelle réduite.