E.011Science sociale et expérimentation

Selon Jean-Michel Berthelot, il y a « ‘un moment charnière de l’histoire de la pensée scientifique (...), où l’exigence de la preuve semble avoir trouvé dans la méthode expérimentale son procédé fondamental’ »1102. Ce n’est pas évidemment en sociologie à la fin du XIXe siècle que s’ouvre ce moment, puisqu’il commence bien plus tôt, et que le principe qui le fonde est défendu d’abord par les sciences de la nature. Ce n’est peut-être pas non plus avec Durkheim que s’inaugure la transposition aux sciences de l’homme de cette mise en relation, dans la mesure où déjà dans la première moitié du XIXe siècle, une semblable tentative de transposition apparaît au coeur du projet fouriériste de fondation d’une « science sociale ». La rupture épistémologique par laquelle la « science sociale » de Charles Fourier entend se détacher du domaine général de la philosophie s’appuie fondamentalement sur l’introduction de la méthode expérimentale dans l’étude de l’homme en société. De façon très claire l’oeuvre de Fourier, à partir du Traité de 1822, se présente de plus en plus systématiquement non pas comme l’exposition d’une doctrine, mais comme un programme de mise en pratique expérimentale de cette doctrine : dans ce qui précède, nous avons essayé de montrer comment, de façon générale, le fouriérisme se présente tout à la fois comme une « théorie » du social, une réflexion sur la possibilité de fonder scientifiquement cette théorie sur le recours à la méthode expérimentale, l’élaboration sur le papier d’un protocole expérimental et la mise en oeuvre concrète de ce protocole.

Si d’une part l’exigence expérimentale apparaît bien au coeur du programme fouriériste de fondation de la « science sociale », et d’autre part une grande partie de la sociologie, appuyée sur la fondation durkheimienne, s’est accordée ensuite (mais non « à la suite » de Fourier) à faire du « raisonnement expérimental » le coeur de son régime spécifique de connaissance, il n’en reste pas moins qu’il y a une très forte tension entre les deux acceptions de l’expérimentation ainsi représentées : la « théorie de la pratique expérimentale » fouriériste (« incarnée » par le dispositif phalanstérien), comme la plupart des tentatives pratiques d’expérimentation sociale de l’Ecole sociétaire, s ‘appuient sur une conception « interventionniste » de l’expérimentation, qui postule la possibilité de provoquer l’apparition des phénomènes sociaux dans des conditions telles que la vérification des lois qui les régissent en soit simplifiée1103. Or, c’est la possibilité même de cet « interventionnisme » expérimental qui est mise en discussion à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Durkheim, à la suite de Comte et de Littré, le proclame clairement déjà dans sa thèse latine consacrée à Montesquieu : « il n’est pas facile d’adapter cette méthode à notre science, parce qu’il n’est pas possible d’expérimenter dans les sociétés »1104. L’idée s’était en fait imposée assez rapidement (non sans débat, comme le montre la discussion entre Charles Pellarin et Emile Littré), selon laquelle cette catégorie particulière de phénomènes que constituent les phénomènes sociaux ne sont généralement accessibles qu’à la seule observation.

Plusieurs raisons de cette inaccessibilité furent mises en valeur : parce ce que ce sont des phénomènes complexes dont aucun dispositif expérimental concret ne permet d’isoler, ceteris paribus, les principes élémentaires1105 ; parce que ce sont des phénomènes historiques, dont les conditions historiques de production ne peuvent être neutralisées ; parce qu’enfin l’expérimentation directe sur l’homme a été assez tôt considérée comme socialement inacceptable1106. Par exemple, dès 1870, le chimiste Eugène Chevreul, auteur d’une étude De la méthode a posteriori expérimentale et de la généralité de ses applications 1107, avait souligné quelques uns de ces obstacles opposés à l’application de la méthode expérimentale par la spécificité des phénomènes moraux et sociaux. Dans une communication faite à l’Académie des Sciences à l’occasion de la parution de cet ouvrage1108, il s’interrogeait sur la nature du « caractère scientifique » des sciences morales et politiques. Ayant défini ce qu’il nommait la « méthode a posteriori expérimentale » comme procédure fondamentale de vérification des conclusions de l’induction, Eugène Chevreul en étendait le domaine d’application à l’ensemble des sciences dites du « concret » : la chimie, la physique, la géologie, la physiologie, mais aussi la botanique et la zoologie, qualifiées longtemps de sciences descriptives, mais encore l’agronomie, et la médecine, « qui ne sont en réalité que des applications des sciences naturelles pures »1109. Mais à son sens, les sciences morales et politiques devaient être tenues hors du domaine d’application de la méthode expérimentale, pour une raison simple, qui tenait à la dimension fondamentalement historique des phénomènes en question : « Un fait social étant la résultante d’actes d’individus qui ne sont plus, ou, s’ils vivent encore, la circonstance où le fait s’est produit différant des circonstances présentes à cause des changements incessants de toute société, l’impossibilité de reproduire à volonté les circonstances du passé rend impossible le contrôle expérimental dans le présent, en supposant même qu’il eût été possible antérieurement »1110.

Comme l’a rappelé récemment Jean-Michel Berthelot, la transposition du modèle de scientificité des sciences de la nature ‘« peut être source de tensions, de résistances, voire de refus au nom de la spécificité du domaine étudié’ »1111. Ce serait donc spécifiquement entre « science sociale » et « expérimentation sociale », c’est-à-dire seulement dans la transposition de la méthode expérimentale à l’étude des objets spécifiques que constituent les configurations sociales, qu’apparaîtraient ces tensions qui remettent en cause la possibilité même d’une telle transposition. Ces tensions (sans doute inaperçues de Fourier de ses disciples1112), sont bien résumées dans cette formule employée par Emile Durkheim dans sa thèse latine : « ‘il est impossible de faire des expériences sur les sociétés humaines et il n’est pas facile de trouver un autre procédé capable de remplacer l’expérience »’ 1113. La sociologie ne pouvant produire ni reproduire artificiellement, en laboratoire, les faits spécifiques qu’elle entend étudier, pour réduire ces tensions il fallait doter la science sociale d’une méthode appropriée à la nature des objets qu’elle se proposait de connaître scientifiquement :

‘« Il y a cependant un biais qui permet de surmonter la difficulté. Pour découvrir les lois de la nature, rien d’autre en effet n’est nécessaire que de pouvoir instituer entre les différentes formes d’une même chose des comparaisons suffisamment nombreuses. (...) Ces comparaisons, bien qu’elles aient cet inconvénient de ne pouvoir être répétées indéfiniment, peuvent cependant jouer dans la science sociale le rôle de l’expérimentation »1114.’

Le recours à la méthode comparative permet de substituer « l’expérimentation indirecte », seule accessible à la sociologie, à « l’expérimentation directe » des sciences de la nature1115 ; autrement dit, selon les termes employés par Jean-Michel Berthelot, la méthode comparative permet de renoncer à la « méthode expérimentale » tout en sauvegardant le « raisonnement expérimental »1116. Cela dit, si Emile Durkheim est au coeur du mouvement qui imposa ce principe en sociologie, en revanche cette distinction et la conscience qu’elle suppose des tensions évoquées ici, ne sont pas inaugurées par lui : vingt ans auparavant, dans la communication à l’Académie des Sciences citée précédemment, Eugène Chevreul s’était déjà efforcé, tout en rejetant la possibilité d’une vérification expérimentale des assertions des sciences morales et politiques, de défendre toutefois la nécessité du recours à une méthode « a posteriori » expérimentale dans cet ordre spécifique de connaissance : en effet selon lui, la méthode expérimentale n’est que le support d’un raisonnement qui reste parfaitement valide, et la fonction du recours à la méthode a posteriori expérimentale dans les sciences morales et politiques devient alors « ‘d’abord de persuader à tout esprit curieux de remonter à la cause immédiate d’un phénomène, d’un effet, d’un fait accompli, qu’il y a nécessité de rechercher si ce fait est complexe, et, dans le cas de l’affirmative, de s’efforcer à le réduire aux faits simples dont il est la résultante’ »1117. La méthode expérimentale appliquée aux sciences morales et politiques consiste alors à se livrer « ‘à l’étude comparative de faits simples analogues’ »1118 : c’est exactement un programme méthodologique identique que Durkheim s’efforça de formaliser, de détailler, puis de mettre en oeuvre.

Notes
1102.

BERTHELOT (1988), p. 9.

1103.

La description que Michel Foucault fait du Panopticon de Bentham laisse penser que ce n’est pas Fourier non plus qui a inauguré le moment de la transposition de la méthode expérimentale à l’étude des phénomènes moraux : il le présente en effet comme une « machine à faire des expériences », et dresse ensuite une longue liste des expériences que le dispositif de Bentham rend possible : « Essayer différentes punitions sur les prisonniers ; selon leurs crimes et leur caractère, et rechercher les plus efficaces. Apprendre simultanément différentes techniques aux ouvriers, établir quelle est la meilleure. Tenter des expériences pédagogiques (...) ; on pourrait élever différents enfants dans différents systèmes de pensée, faire croire à certains que deux et deux ne font pas quatre ou que la lune est un fromage, puis les mettre tous ensemble quand ils auraient vingt ou ving-cinq ans (...) ». Il en conclut que « le Panopticon est un lieu privilégié pour rendre possible l’expérimentation sur les hommes, et pour analyser en toute certitude les transformations qu’on peut obtenir sur eux » (FOUCAULT Michel (1975), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. «Tel», pp. 237-238).

1104.

DURKHEIM (1966), p. 96.

1105.

La difficulté spécifique à décomposer expérimentalement les phénomènes sociaux n’a pas été découverte à la fin du XIXe siècle ; de façon exemplaire, elle avait déjà été pointée par Marx dans la préface de la première édition du Capital : « La forme de la valeur réalisée dans la forme monnaie est quelque chose de très simple. Cependant l’esprit humain a vainement cherché depuis plus de deux mille ans à en pénétrer le secret, tandis qu’il est parvenu à analyser, du moins approximativement, des formes bien plus complexes et cachant un sens plus profond. Pourquoi ? Parce que le corps organisé est plus facile à étudier que la cellule qui en est l’élément. D’un autre côté, l’analyse des formes économiques ne peut s’aider du microscope ou des réactifs fournis par la chimie ; l’abstraction est la seule force qui puisse lui servir d’instrument » (MARX Karl (1985), Le Capital, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 442 pages, vol. 1, préf. Louis Althusser, préface de la première édition, p. 35).

1106.

Le Panopticon de Bentham a pu servir ici de modèle théorique parfait de ce qui n’était pas socialement acceptable, à la fin du XIXe siècle, dans l’application de la méthode expérimentale aux sciences de l’homme.

1107.

CHEVREUL Eugène (1870a), De la méthode a posteriori expérimentale et de la généralité de ses applications, Paris, Dunod, 405 pages.

1108.

CHEVREUL Eugène (1870b), «De la différence et de l’analogie de la méthode a posteriori expérimentale, dans ses applications aux sciences du concret et aux sciences morales et politiques», Comptes-rendus des séances de l’Académie des sciences, tome LXXI, séance du 17 octobre 1870, 10 pages, Fond Victor Considerant, ENS, Réf. 11/3/1. La présence du tiré à part de cette communication dans les papiers personnels de Victor Considerant montre sans doute qu’un an seulement après son retour du Texas, il avait conservé, au moins à titre privé, un intérêt prononcé pour cette question de l’application de la méthode expérimentale aux phénomènes sociaux.

1109.

CHEVREUL (1870b), p. 3.

1110.

CHEVREUL (1870b), p. 4. Indéniablement, il n’y a pas dans la pensée de Fourier de perception de l’historicité des phénomènes sociaux, comme en témoigne d’ailleurs son désintérêt pour l’approche historique, délaissée après La théorie des quatre mouvements de 1808. Cf. supra, « La doctrine », ch. II, A, 1.

1111.

BERTHELOT (dir.) (2001), p. 218.

1112.

Lorsque Jules Prudhommeaux rendit compte des « expériences » de Godin à Guise dans son étude de 1919, la question de la possibilité de l’expérimentation sociale en sociologie était tranchée, et il devait — sous peine de se disqualifier — réduire la portée du terme employé : il affirmait donc, pour sauver l’ambition fouriériste, que l’expérimentation en science sociale ne pouvait être utilisée légitimement que lorsque les modifications apportées à des êtres humains ou au milieu dans lequel ils évoluent prenaient le sens d’une amélioration. Mais la prudence de Prudhommeaux, qui l’amenait à préciser à quelles conditions l’usage de l’expérimentation en science sociale était légitime, ne visait en fait que le dernier argument en défaveur de l’expérimentation sociale, l’argument « déontologique » qui invoque la « dignité » du sujet. La question de la complexité, de l’indivisibilité et de l’historicité du social, restait en suspens...

1113.

DURKHEIM (1966), p. 42.

1114.

DURKHEIM (1966), p. 96.

1115.

L’expression « expérimentation indirecte » est employée par Emile Durkheim, qui l’oppose à « l’expérimentation proprement dire » (DURKHEIM (1894), p. 217).

1116.

BERTHELOT (1988), p. 9.

1117.

CHEVREUL (1870b), p. 4.

1118.

CHEVREUL (1870b), p. 5.