F.011Science sociale et action

Le problème est sans doute alors que de la réduction de cette tension entre prétention à la scientificité et recours à l’expérimentation par la renoncement à « l’expérimentation directe », surgit une autre tension avec laquelle une partie de la sociologie est constamment aux prises depuis la rupture durkheimienne. La substitution de l’observation réglée à l’expérimentation, justifiée aussi moralement par une volonté d’» innocuité » sociale, est au principe d’une médiatisation du rapport entre prétention à la scientificité et, cette fois, volonté de transformation sociale. L’exigence expérimentale du fouriérisme relevait bien de l’application de « l’expérimentation directe » aux phénomènes moraux ou sociaux, justifiée à leurs yeux par cela qu’elle permettait une « pénétration » immédiate de la science sociale dans l’action : les fouriéristes espéraient, par l’expérimentation phalanstérienne, répondre à l’exigence scientifique de la preuve et, simultanément, par le même moyen, commencer de « transformer » la société. Si nous pouvons avec quelque raison considérer qu’ils réduisaient ainsi la portée scientifique de leur projet au profit de l’ efficience de leur volonté de transformation sociale, alors il faut se demander si, à l’inverse, le renoncement à « l’expérimentation directe » n’équivaut pas à un renoncement l’action ? Prises dans cette alternative, une partie des tensions qui ont traversé la sociologie au XXe siècle, et continuent de la traverser, se concentrent autour des difficultés à déterminer un régime de compatibilité entre science sociale et action.

Le point de départ commun de quelques unes des réflexions les plus significatives sur cette tension et les façons de la réduire, peut être formulé sous forme interrogative à partir de la fameuse affirmation de Marx, connue sous le nom de « XIème thèse sur Feuerbach » : « ‘Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer’ »1119. La formule apparaît emblématique, comme nous avons essayé de le montrer dans cette étude, d’une volonté de conciliation entre la science sociale et l’action, partagée aussi bien par Marx que par ceux-là même auxquels il niaient cette prétention, par exemple Saint-Simon et Fourier. Elle peut servir, comme telle, à éclairer la posture de tous ceux qui, de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ont prétendu à cette « compossibilité » de la science sociale et de l’action, ou bien n’ont renoncé à l’action pour se consacrer à la science qu’avec la nostalgie de ce que leur faisait perdre ce qu’ils avaient ainsi gagné. Nous ne prétendons bien sûr aucunement résoudre ici le problème ainsi formulé, mais seulement indiquer quelques unes des formes dans lesquelles il a été pensé depuis la fin du XIXe siècle : de façon extrêmement schématique, l’alternative entre le modèle synchronique wébérien de la « division du travail » et le modèle diachronique durkheimien du « détour de production », sans être exhaustive des façons de problématiser la réduction des tensions entre la science sociale et l’action, concentre toutefois certainement quelques une des modalités de son appréhension depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. D’un côté donc Max Weber a prôné, en particulier dans les conférences réunies dans Le savant et le politique 1120, une stricte division du travail entre hommes de science et hommes d’action, fondée sur le constat d’une incompatibilité de leurs valeurs et de leur vocation respectives. Même si selon Raymond Aron « ‘il n’a cessé d’éprouver une sorte de nostalgie pour la politique, comme si la fin ultime de sa pensée aurait dû être la participation à l’action’ »1121, il y défend toutefois très fortement l’idée selon laquelle on ne peut être en même temps l’un et l’autre — homme de science et homme d’action —, sans manquer à la vocation de l’un comme de l’autre. Parce que la rigueur de la science exige un investissement et une spécialisation qui rendent concrètement difficiles l’engagement dans l’action politique, parce que la dissymétrie de la relation entre un savant et son auditoire (l’un parle ou écrit et l’autre écoute ou lit sans avoir accès aux moyens de formuler une réponse ou engager une discussion) est telle que l’expression d’un engagement politique par le savant prend nécessairement la forme d’un « abus de position dominante », Max Weber en vient à prôner une stricte séparation des deux domaines de la science et de l’action politique. Cette séparation est d’ailleurs parfaitement résumée dans cette formule fameuse autant que lapidaire : ‘« La politique n’a pas sa place dans la salle de cours d’une université ’»1122. Dans les termes de la XIème thèse sur Feuerbach, cela donnerait : que les philosophes continuent à interpréter le monde, et qu’on laisse aux hommes d’action la charge de le transformer. Si la division du travail ainsi défendue peut apparaître légitime, il n’en reste pas moins qu’elle ne résout pas toutes les tensions suscitées par la volonté de conciliation entre science sociale et action, dans la mesure où elle n’est pas porteuse en elle-même des prémisses d’un modèle positif de leur mise en relation, qui permettrait de définir concrètement les façons dont les énoncés de la science pourraient étayer l’action.

Sans être incompatible avec le précédent, le modèle durkheimien du « détour de production » semble proposer une façon de penser cette mise en relation, sur un mode cette fois diachronique et biographique. La volonté de Durkheim reste bien celle d’une conciliation entre la science et l’action puisque, dès la préface de la Division du travail social, il proclame que « [‘ses] recherches ne mériteraient pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif’ »1123. Mais la requête de Marx lui apparaît comme prématurée : Marx postulerait en effet achevé le travail de la connaissance positive, tandis que pour Durkheim, au stade auquel en est la constitution de la science des sociétés à la fin du XIXe siècle (soit presque un demi-siècle après la formulation de la XIème thèse sur Feuerbach), vouloir transformer le monde, ce serait « mettre la charrue avant les boeufs » : « ‘Qu’ils négligent complètement la réalité ou qu’ils l’examinent plus ou moins attentivement, tous n’ont qu’un but : non pas de connaître cette réalité, mais de la corriger ou même de la transformer de fond en comble’ »1124. Dans les termes de la Xième thèse sur Feuerbach, cela donnerait cette fois ceci : les sociologues doivent d’abord s’efforcer d’interpréter scientifiquement le monde avant d’essayer de le transformer. A l’impatience susdécrite Durkheim oppose la nécessité d’un « détour de production » par lequel, partant de la mise à jour d’un problème social — dans son cas, la résolution de la crise sociale et morale née de la défaite de 18701125 —, le savant doit inventer la science qui permet de le problématiser avant de songer à le résoudre. La distinction ne sépare pas chez Durkheim les hommes, comme chez Weber, mais les problèmes qu’ils doivent traiter : « ‘Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre’ »1126.

De fait, il semble que Durkheim ait effectué pour essayer d’y parvenir un « détour de production » semblable à celui qu’il décelait lui-même chez Saint-Simon dans Le socialisme : la préoccupation originelle est la même, celle de la résolution d’une crise sociale et morale — dans le cas de Saint-Simon, la crise née de la Révolution ; l’objectif que Durkheim se découvrit vers 1883 — construire la sociologie comme science — procède du même détour que celui qui motive la fondation de la «physiologie sociale» par Saint-Simon. L’action est le point de départ, et la sociologie l’instrument. Durkheim y ajouta la prudence et la patience : l’objectif de la science nouvelle n’était pas de «‘proposer des remèdes tout faits pour guérir nos sociétés modernes des maux dont elles peuvent souffrir. La science ne va pas si vite ; il lui faut du temps, beaucoup de temps, surtout pour devenir pratiquement utilisable’»1127. Mais, comme entreprend de le montrer Jean-Claude Filloux dans sa préface au recueil de textes de Durkheim justement intitulé La science sociale et l’action, les incitations à l’action se font, à mesure de son élaboration, de plus en plus fréquentes et explicite dans son oeuvre1128, assignant de façonplus pressante à la sociologie la fonction sociale d’éclairer la nature du changement social indispensable. On peut alors concevoir, comme le fait Jean-Michel Berthelot, que Durkheim considère non seulement comme possible le rationalisme expérimental en sociologie, mais qu’en outre il en fait ce qui, en dernier ressort, permet d’assurer à cette science nouvelle une valeur pratique. Enfin, Berthelot ajoute que c’est justement l’analogie biologique qui rend cette conciliation possible, et qu’à ce titre elle ne saurait être considérée comme une scorie paradigmatique, mais bien plutôt comme un thème pleinement assumé : c’est une proposition « métaphysique » qui ne donne lieu cependant à aucune métaphysique, mais au contraire assure la valeur pratique de la science1129. Force est ici de constater que cette prétention durkheimienne à faire du raisonnement expérimental le point d’articulation de la prétention scientifique et de l’action sociale, apparaît assez semblable à la position tenue par Fourier un demi-siècle auparavant, avec chez ce dernier une conception beaucoup plus problématique cependant de la transposition de la méthode expérimentale à la science.

Rien ne permet de dire aujourd’hui que la sociologie a résolu les tensions dont nous avons essayé de décrire quelques unes des modalités de problématisation depuis la fin du XIXe siècle ; il semble au contraire que le débat qu’elles suscitent reste extrêmement actuel : on en trouve une reformulation extrêmement récente dans un texte de Bernard Lahire intitulé : « Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale »1130. Il part du constat que les tensions évoquées ci-dessus sont toujours réelles : « ‘La question « A quoi sert la sociologie ? » engendre de fortes tensions chez tout chercheur qui entend inscrire ses travaux dans la tradition critique de la « sociologie sociale » tout en revendiquant la plus grande liberté expérimentale dans ses recherches et la plus forte autonomie scientifique ’». A partir de là, s’interrogeant à son tour sur « les difficultés concrètes du passage de la pertinence et de la compétence scientifiques à l’utilité sociale et politique », il distingue deux tendances majeures du travail sociologique : d’un côté celle d’une « sociologie expérimentale »1131, qui en même temps qu’elle construit ses objets s’efforce de réfléchir sur les modalités et les conditions de cette construction et essaie d’en produire de nouvelles ; et de l’autre une « sociologie sociale », celle des sociologues qui « ‘qui entendent rendre utiles leurs travaux dans le cadre des luttes sociales, morales, culturelles, idéologiques’ ». La « sociologie expérimentale » se trouverait donc plutôt du côté de ce que nous avons désigné comme le modèle wébérien de la division du travail, tandis que la « sociologie sociale » se trouverait plutôt du côté du modèle durkheimien du détour de production (du moins du côté de son second temps, celui du « retour sur investissement »...1132). Or, il apparaît qu’aucune de ces deux manières de faire de la sociologie n’est à même de résoudre la tension entre la science et l’action : d’un côté la « sociologie expérimentale » risque de s’enfermer dans une « créativité méthodologique ou théorique sans objet », tandis que de l’autre côté les sociologues sociaux pêchent par « leur faible propension à l’invention théorique et leur mise à distance des recherches trop formelles ». Si en définitive pour Bernard Lahire, « ‘il n’est pas illusoire de vouloir cumuler les deux points de vue en dirigeant l’étude, à partir d’une conception expérimentale, sur des thèmes ou des champs d’intérêts qui appartiennent à l’univers de la sociologie sociale et critique ’», la question des modalités concrète de la mise en oeuvre de ce programme reste posée, et sa conclusion montre que la réponse n’en est pas encore trouvée : « ‘Reste donc à penser les voies concrètes par lesquelles des savants peuvent, sans tuer ou affaiblir le scientifique qui est en eux, contribuer utilement à la réflexion et à l’action publique’ ».

Certes, il apparaît donc finalement que la question des tensions entre la science sociale et l’action n’est toujours pas résolue ; il se peut même qu’en raison de la spécificité des objets que la sociologie se propose de connaître scientifiquement, cette question soit appelée à demeurer sans réponse. Mais d’une part cela n’empêche pas que cette question est certainement destinée à rester une question centrale du débat sociologique ; et d’autre part, il n’est pas interdit de penser que depuis le milieu du XIXe siècle, ce débat a permis au moins une meilleure formulation des termes du problème ainsi posé. Et en définitive, l’étude que nous avons essayé de mener sur quelques uns des aspects qui nous ont paru centraux dans le projet fouriériste peut aussi servir, très modestement, à illustrer un état initial de ce problème, et à faciliter la compréhension d’une modalité, particulière à un moment de l’histoire des études sur les sociétés, de cette croyance dans la « compossibilité » de l’exigence scientifique et de la volonté de transformation sociale qui demeure l’horizon d’une bonne partie des conceptions actuelles du travail sociologique.

Notes
1119.

MARX Karl (1973), «Thèses sur Feuerbach», in MARX Karl, ENGELS Friedrich, L’idéologie allemande, Paris, Editions sociales.

1120.

WEBER Max (1963), Le savant et le politique, Paris, UGE, coll. «10/18», 1ère éd. 1959, 185 pages, introd. Raymond Aron.

1121.

ARON Raymond, introduction à WEBER (1963), p. 7.

1122.

WEBER (1963), p. 79.

1123.

DURKHEIM Emile (1893a), De la division du travail social. Etude sur l’organisation des sociétés supérieures, Paris, Alcan (rééd. de 1911), « Préface de la première édition », p. XXXIX. Comme le souligne Jean-Michel Berthelot, on trouve une profession de foi comparable l’année suivante dans Les règles de la méthode sociologique : « A quoi bon travailler pour connaître le réel, si la connaissance que nous en acquérons ne peut nous servir dans la vie ? » (DURKHEIM (1894), p. 141, cité in BERTHELOT (1988), p. 49).

1124.

DURKHEIM (1953), pp. 30-31.

1125.

FILLOUX Jean-Claude, préface à DURKHEIM (1987), p. 9.

1126.

DURKHEIM (1893a), « Préface de la première édition », p. XXXIX.

1127.

DURKHEIM (1888), p. 77.

1128.

FILLOUX Jean-Claude, préface à DURKHEIM (1987), pp. 45-55.

1129.

BERTHELOT (1988), pp. 50-51.

1130.

LAHIRE Bernard (2001), «Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale», in LAHIRE Barnard (dir.) (à paraître en 2002), A quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, coll. « Le laboratoire des sciences sociales », 17 pages. Nous remercions Bernard Lahire d’avoir bien voulu nous communiquer le manuscrit de ce texte.

1131.

Cette sociologie est qualifiée par Bernard Lahire d’expérimentale, non pas au sens fouriériste d’une science des sociétés fondée sur l’expérimentation sociale « directe », ni même au sens durkheimien d’une sociologie appuyée méthodologiquement sur le « raisonnement expérimental », mais au sens plus général et englobant d’une sociologie qui « se caractérise par une attention réflexive portée sur les outils théoriques et méthodologiques (...), par une inventivité méthodologique », quel que soit le programme méthodologique ainsi mis en oeuvre. Cette définition de la « sociologie expérimentale » est étayée analogiquement par Bernard Lahire sur une définition, donnée par Pierre Bourdieu, de l’artiste « pur » comme « professionnel à plein temps, voué à son travail de manière totale et exclusive, indifférent aux exigences de la politique et aux injonctions de la morale et ne reconnaissant aucune autre juridiction que la norme spécifique de son art » (BOURDIEU (1992), p. 115).

1132.

Bernard Lahire montre dans ce texte comment, à son sens, la trajectoire de Pierre Bourdieu illustre bien ce modèle durkheimien du détour de production, plutôt que le modèle wébérien : « On pourrait dire à propos de Bourdieu que c’est plutôt une théorie de la fructification publique-politique (en toute dernière partie de carrière) de son savoir scientifique chèrement conquis dans l’autonomie la plus intransigeante (première partie de carrière) qui semble pertinente pour décrire la vérité objective de ses conditions d’engagement que celui du lien et de l’organisation établis d’emblée entre les « chercheurs compétents » et les militants ».