1) : L’errance en héritage : parcours de la fulgurance.

Ainsi, l’itinéraire de ce fils de commerçants du sud marocain s’inscrit d’emblée dans la contestation et la marginalité. Né à Tafraout, en 1941, Khaïr-Eddine passe une enfance commune à nombre d’enfants berbères, originaires du Sud, terre d’émigration, entre femmes et vieillards, dans l’absence du père, parti chercher fortune dans le Nord du pays. La scolarisation coïncide avec le départ pour Casablanca et l’abandon de la mère et du Sud. C’est aussi la découverte de la littérature par les textes.

ntré en littérature malgré l’opposition de son père, Khaïr-Eddine trouve là une nouvelle famille où il se révèle être aussi un enfant rebelle mais dans laquelle il a des compagnons qui partagent avec lui le même désir de changement. Dès lors, ses découvertes et ses rencontres orientent sa vie et ouvrent un parcours jalonné par des mots-repères et des thèmes majeurs. Le séisme, l’exil, le retour, l’errance perpétuelle constituent les éléments par lesquels se fait le lent éveil d’une vocation d’écrivain. Ce sont aussi des expériences fondamentales, à la source de sa vie créatrice.

Ces propos introductifs vont tenter de dégager dans ce trajet en pointillés quelques grandes périodes, si tant est qu’il soit possible de cerner un être et une oeuvre en fuite incessante et dont l’ancrage symbolique se situe, paradoxalement dans le séisme. En effet, la période 1961-1965 est dominée par ce symbolisme crucial. Tout d’abord, celui qui frappe, le 29 février 1960, la ville d’Agadir où Khaïr-Eddine s’installe entre 1961 et 1963, abandonnant alors les études pour l’écriture. Chargé d’enquêter auprès de la population pour le compte de la Sécurité Sociale, où il travaille, Khaïr-Eddine met en gestation L’Enquête et Agadir qui paraîtront ultérieurement. Enfin, le jeune poète est travaillé à son tour par le séisme dont il fait scripturalement le symbole majeur de toutes les remises en question et de tous les ébranlements individuels et collectifs.

Avec un groupe d’amis dont le poète Nissaboury, il préconise cette révolution dans le domaine de la poésie et la nomme « guérilla linguistique » , dans un manifeste intitulé Poésie Toute 4 . Suit une revue, Eaux Vives, éphémère mais point de départ d’une carrière poétique puis romanesque qui s’inscrit dès lors dans le grand mouvement littéraire et intellectuel marqué par la naissance de Souffles en 1966.

De 1963 à 1965, Khaïr-Eddine s’installe à Casablanca où il produit de façon intense. L’Enterrement, nouvelle parue dans Preuves en juin 1966 et Nausée noire 5 sont les textes nés de cette effervescence créatrice. Khaïr-Eddine se lie d’amitié avec ceux qui fondent Souffles, notamment Jakobiak et Lâabi, compagnons de poésie et de combat. Cette période mène l’écrivain, comme nombre d’auteurs à cette époque, sur le chemin de l’exil, en quête dans la distance du seul lien possible avec la famille et le pays, fuis l’un comme l’autre.

Le départ pour la France en 1965 ouvre alors une longue période d’exil volontaire, jusqu’en 1980, pendant laquelle Khaïr-Eddine est mineur dans le Nord, expérimentant la vie ouvrière, maghrébine en immigration. L’oeuvre se construit là dans cet éloignement à la fois territorial, social, tribal, linguistique et culturel. La vie de l’écrivain devient celle de l’oeuvre qu’il porte en lui. L’alchimie de l’écriture opère alors.

Cette période est féconde : Faune détériorée, publié dans la revue Encres Vives, en 1966, reçoit le prix du même nom, Agadir, paru au Seuil, celui des « Enfants terribles » , L’Enterrement obtient le prix de La Nouvelle Maghrébine. Khaïr-Eddine collabore à diverses revues dont Dialogues, Les Lettres Nouvelles, Présence Africaine. Ses poèmes sont remarqués dans Les Temps Modernes, Le Journal des Poètes. L’écrivain anime aussi des émissions radiophoniques, nocturnes pour France Culture, vit dans le mouvement des idées de Mai 68 et fait des rencontres marquantes6. L’essentiel de l’oeuvre est publié7à ce moment-là : Corps négatif , suivi de Histoire d’un Bon Dieu (1968) , Soleil arachnide (1968) , troisième récompense du prix de l’Amitié Franco-Arabe, Moi l’aigre (1970) , Le déterreur (1973) , Ce Maroc (1975), Une odeur de mantèque (1976) , Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (1978) . Autant de textes qui témoignent de cette fécondité génératrice d’une oeuvre rivée à la terre marocaine et « sudique » , malgré et en raison même de l’exil.

En 1979, tenaillé par le manque de ce Sud, qu’il n’a en fait jamais quitté, Khaïr-Eddine veut rentrer au Maroc. Ce retour, « opéré sur un coup de tête »8 , sans doute facilité par son ami Senghor, s’effectue en 1980 et donne lieu à l’écriture d’un recueil de poème : Résurrection des fleurs sauvages (1981). Ressourcement après des « tribulations de toutes sortes »9 , recherche d’équilibre, ce retour ouvre selon le poète un cycle historique, inauguré par un récit, Légende et vie d’Agoun’chich (1984) qui scelle ses retrouvailles avec le Sud berbère, tant aimé et tant fui.

De 1980 à 1989, à l’exception de ce grand texte, Khaïr-Eddine ne produit rien de marquant. Heureux et enthousiasmé de retrouver sa terre et sa culture, à son arrivée, l’écrivain mène au fil des ans une existence de nouveau dissolue dans une société où il ne sent décidément pas sa place, traînant avec lui son mal de vivre, étranger partout, toujours propulsé vers un ailleurs inaccessible. Il sillonne alors le Maroc, ne mettant pas de séparation visible entre voyage réel et voyage intérieur. Ils sont chez lui les deux modalités d’une même recherche, les deux expressions d’un même désir. Pour subsister, il écrit des articles dans divers journaux marocains, participe à des manifestations culturelles et se prête volontiers à des exhibitions médiatiques. Il se laisse enfin fêter comme l’un des rares écrivains maghrébins, vivant dans son pays.

Croisé dans une rue de Casablanca, Rabat ou Tiznit, Khaïr-Eddine n’a que le mot « partir » à la bouche. En 1989, il quitte de nouveau le Maroc pour la France. Homme d’exil, Khaïr-Eddine est encore une fois reparti vers cet ailleurs inaccessible, à l’instar de cet ancêtre fondateur dont il est question dans Légende et vie d’Agoun’chich , pris à son tour par cet « amour de l’exil et de l’errance » (p. 23).

Entre 1989 et 1993, Khaïr-Eddine s’inscrit dans cette errance perpétuelle qui domine son parcours inachevé, tel le poète-chantre de la tradition maghrébine. Seuls ses textes et ses articles sont comme des signes de vie qu’il donne de temps à autre. À Paris, il prépare une pièce de théâtre, Les Cerbères 10. Il publie des articles, notamment dans Jeune Afrique sur des questions de société, comme les banlieues et l’immigration11. La revue Esprit accueille le long poème Ishtar et les nouvelles La goule et Parole élémentaire 12. Mémorial qui aurait été écrit en vingt jours, à Paris, est publié en 1991 au Cherche Midi. Le titre de cette dernière création poétique, éditée de son vivant, acquiert une valeur symbolique avec la mort du poète.

En été 1993, Khaïr-Eddine apprend qu’il est atteint d’un cancer. Commence alors son combat acharné contre la maladie. Pendant deux ans, il tente de déjouer la fatalité, sans jamais cesser d’écrire et ce jusqu’au bout, même et surtout lorsque la maladie le prive de sa voix. C’est à la peinture que Khaïr-Eddine consacre sa dernière publication, M’seffer vu par Khaïr-Eddine 13. Entre temps, il envoie à son éditeur en France, Le Cherche Midi, un ensemble de textes. Proses, écrits pour la plupart pendant sa maladie14. Quelques mois avant sa disparition, en été 1995, il transmet à la revue Esprit un texte intitulé « Testament d’un moribond »15 . Le poète meurt le 18 novembre 1995, laissant une oeuvre littéraire dont la richesse, la profondeur et le mystère restent entiers.

Notes
4.

L’expression apparaît aussi dans Moi, l’aigre . Paris : Seuil,

1970, p. 28.

5.

Londres : Ed. Siècles à Mains, 1964.

6.

Comme Malraux, Sartre, Beckett, Senghor, Césaire, Damas.

7.

Aux Editions du Seuil.

8.

« Le retour au Maroc » in Ruptures. N°2. Casablanca, sept-oct.

1981, p. 13.

9.

« Le retour au Maroc » . ibid.

10.

Qu’il dépose aux Editions Arcantère pour une publication qui

était prévue pour septembre 1990 mais que nous attendons

toujours.

11.

« Voyage au bout des banlieues de Paris » in Jeune Afrique ,

n° 1554. Du 10 au 16 oct. 1990, p. 62-65.

12.

Esprit , n°169. Févr. 1991, p. 121-125.

13.

Casablanca : Arrabeta, « coll. Silhouettes » , janv. 1995. Il

s’agit d’un livre d’art dans lequel l’écrivain porte un regard

personnel sur l’oeuvre picturale d’un ami peintre.

14.

Inédits jusqu’à présent.

15.

Esprit, janv-févr. 1996, p. 28-35.