1) : Oralité et tradition orale.

Histoire, mémoire, art de la parole et pouvoir de cet art sont définitoires de la tradition orale qui consacre « la force de la parole »40. Le paradoxe et la difficulté de cet « exercice vivant de la parole occultée par l’écriture »41 tiennent dans la conservation du patrimoine culturel, sans traces matérielles, confiant à la seule mémoire vivante donc plus ou moins fidèle, la permanence du texte dans la multiplicité même de ses variantes. De ce point de vue, notons que la tradition orale n’est pas figée, du moins dans l’esprit de ceux qui la pratiquent, contrairement à ce qu’avancent certaines analyses hâtives.

La permanence dans la diversité est un principe constitutif de la tradition orale qui prend en compte les différents états possibles du texte. « ‘Chaque profération est à la fois une recréation et une retransmission (. . . ) le texte de tradition orale est précisément à la convergence de ces deux principes : improvisation-mémorisation ’»42. Si la tradition orale n’est pas toute l’oralité, elle constitue un terrain privilégié pour en comprendre les mécanismes, les principes constitutifs, les modes d’expression et de transmission.

Ainsi, la gestualité et la corporalité sont au coeur de l’oralité qui place le corps au centre de la préhension et de la mesure du monde. De là, une perception spatio-temporelle qui se construit dans et à partir du corps, point de départ et de référence. « Le temps et l’espace sont mesurés grâce à un va-et-vient constant entre le corps et le monde, entre l’expérience concrète et la volonté de mettre en mesures cette expérience. Ici encore l’oralité se définit par une certaine façon de prendre cette mesure (par référence à l’expérience directe) qui se différencie de celle des sociétés de tradition écrite (le calcul). »43 . La mise en avant du corps dans la tradition orale en fait le dépositaire de la mémoire du monde et détermine une vision de l’histoire perçue dans un mouvement géologique, « ‘les événements y fonctionnent comme des sédiments’ »44. Lieu de mémoire, le corps participe du et au grand discours de l’oralité.

Celui-ci vise à travers la tradition orale, la socialisation au moyen du langage, révélant ainsi une portée pédagogique. Les contes, les divers récits, les proverbes et les jeux de langue relèvent d’une initiation à la langue et au monde. Ainsi, la transmission assure elle-même la conservation. Si le besoin de participation collective fonde l’oralité45, rappelons d’une part le rôle des femmes46, d’autre part, celui « ‘des savants et des poètes, comme dépositaires de l’histoire des sociétés orales.’ » 47, comme continuateurs de civilisations de la parole. Ils sont la voix et la mémoire par lesquelles se communique et se transmet la tradition orale.

Ce sont là des aspects sur lesquels nous ne manquerons pas de revenir, notamment à travers cette « réminiscence corporelle profonde, sous-jacente à tout dessein langagier », évoquée par Paul Zumthor, dans sa réflexion sur la voix48, élément de médiation important dans la tradition orale et dans l’oralité en acte. L’essayiste note à ce propos « ‘(. . . ) par delà le langage écrit (. . . ) dans notre monde (. . . ) une longue quête universelle d’une restauration de la voix.’ » 49 . La tradition orale serait alors la permanence d’une certaine forme de communication.

Notes
40.

« La force de la parole est un fait de tradition orale tandis

que les sociétés de tradition écrite connaissent plutôt la force

du texte . » Jean CALVET. La tradition orale . Paris : P. U. F. ,

« Que sais-je ? » , 1984, p. 114.

41.

Claude HAGEGE. L’homme de paroles . Paris : Fayard, 1985, p.83.

42.

Jean CALVET. op. cit. p. 43.

43.

Jean CALVET. ibid. p. 51.

44.

Jean CALVET. ibid. p. 95.

45.

Paul ZUMTHOR. Introduction à la poésie orale . Paris : Seuil,

1983, p. 101.

46.

Jean CALVET. op. cit. p. 26.

47.

Claude HAGEGE. op. cit. p. 92.

48.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 13.

49.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 87.