2) : L’oralité comme phénomènes formels.

L’état actuel des travaux sur l’oralité permet de dégager à partir des analyses des uns et des autres un ensemble de caractéristiques formelles, constitutives du discours de l’oralité. Autrement dit, pour les besoins de cette recherche, nous tentons d’élaborer les prémices d’une poétique de l’oralité, telle qu’elle se dessine dans les réflexions de quelques chercheurs50. Il ne s’agit pas d’établir une grille exhaustive de procédés spécifiques de l’oralité mais de retenir un certain nombre de phénomènes formels, relevés dans les diverses études sur le sujet. Ceux-ci vont servir de base de travail pour notre recherche qui se propose de faire ressortir dans la production de Khaïr-Eddine d’autres traits définitoires d’une poétique de l’oralité.

Il convient tout d’abord de rappeler la distinction faite entre le style parlé et le style oral. En effet, le premier renvoie à une oralité fondamentale qui met en place une situation communicationnelle dans laquelle la transmission et la réception transitent par la voix et l’ouïe, la parole étant ici en situation d’interlocution.51 Cette parole dite, oralité première en quelque sorte, reste marquée par la subjectivité de l’individu qui la met en acte dans l’énonciation. Cette subjectivité se traduit dans et par sa manifestation concrète, dans son dynamisme même, dans l’exercice vivant et direct de la parole proférée que Khaïr-Eddine recherche. L’essentiel des travaux consacrés à l’oralité situe celle-ci dans la présence de la voix et avec elle un art du langage, celui que Paul Zumthor nomme « parole »52. Émanation du corps, la voix est « vouloir-dire et volonté d’existence »53.

Le style oral, quant à lui, relève de « la parole rituellement proférée » 54 et se place au niveau du genre littéraire, régi par des lois. Celles-ci nous intéressent ici en ce qu’elles relèvent de la tradition culturelle ; celle du Maghreb s’y rattache et notamment la tradition culturelle berbère à laquelle se réfère la production de Khaïr-Eddine. Toute une symbolique gestuelle et articulatoire fonde le style oral.

La répétition s’impose comme procédé général, instrument de cohésion, technique fondamentalement constructrice de l’oral car elle en assure la perpétuation. Le rythme respiratoire, soutenu par une gestuelle articulatoire et des sémiotiques expressives comme celle du visage marque profondément la mémoire gestuelle, propre au style oral et même tout un rituel de la parole, particulier aux sociétés d’oralité.

La répétition, le rythme, la rime qui sont autant de repères dans la parole énoncée et transmise comportent dans le domaine de l’oralité une finalité mnémotechnique et didactique, sans doute pour déjouer les limites de la parole en acte : fugacité, situation et contexte d’énonciation restreints, menace constante de disparition. C’est pourquoi la mémoire et le corps - sur lequel s’appuient tous ces procédés relatifs à la répétition55- jouent un rôle fondamental en oralité. Ils semblent constituer les éléments de base servant à l’oralité dans sa problématique de transmission et de conservation, de survie en quelque sorte, c’est-à-dire dans son rapport avec le temps et l’histoire.

Cet aspect du style oral justifie cette remarque de Paul Zumthor qui introduit en même temps d’autres éléments dans la constitution d’une poétique de l’oralité. « ‘L’oralité ne fonctionne qu’au sein d’un groupe socio-culturel limité (. . . ) pour s’intégrer à la conscience culturelle du groupe, le message doit référer à la mémoire collective, il le fait , en vertu même de son oralité, de façon immédiate (. . . ) L’oralité intériorise ainsi la mémoire, par là même qu’elle la spatialise : la voix se déploie dans un espace, dont les dimensions se mesurent à sa portée acoustique (. . . ) C’est en revanche, au fur et à mesure de son déroulement, de manière progressive et concrète, que se comprend le message transmis de bouche (. . . ) L’auditeur traverse le discours qu’on lui adresse et ne lui découvre pour unité que ce qu’en enregistre sa mémoire (. . . )’ » 56 .

Il y a donc dans l’oralité un rapport au collectif, un va-et-vient entre le collectif et l’individuel qui transparaissent dans les stratégies discursives qu’elle déploie et dans lesquelles la mémoire, celle du groupe et de l’individu, occupe une place focale. Un « ici et maintenant » de l’oralité se précise, à chaque fois réactualisé par l’acte même qui la produit et dans lequel, la voix, la parole et la mémoire forment une chaîne solidaire et définitoire de l’oralité. Le lieu matriciel d’où parle le sujet est celui que dessine sa voix sous-tendue par sa mémoire. La répétition si caractéristique du style oral serait-elle à l’origine de la forme circulaire que l’on attribue à la spatialité de l’oralité, comme le suggère « la halqa » - cercle d’auditeurs autour du conteur - de la tradition maghrébine ? Nous verrons plus loin que ce lieu matriciel, cet espace de l’oralité est aussi symbolique. Toute référence au style oral, comme défini ici, n’est-elle pas voyage et restitution de son espace-temps propre ?

Le temps dans le style oral est à la fois celui de l’immédiateté, du rythme de la voix, de ses pulsations et en même temps celui de l’itérativité et de la transmission. Il embrasse donc le passé, le présent et le futur ; hors du temps, il s’en dégage, le transcende mais travaille aussi contre lui. Ce temps paradoxal, comme l’est aussi l’espace, prend tout son sens dans ce que Paul Zumthor appelle la « performance »57, élément et principal facteur de la poétique de l’oralité, déterminant tous les autres éléments formels.

Définie comme « ‘l’action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant’ » 58, la performance - que Zumthor renvoie à la fonction phatique du langage comme jeu d’approche et d’appel, de provocation de l’Autre, de demande - nous intéresse ici à travers le lien qu’elle établit entre situation et tradition, renvoyant ainsi à la notion paradoxale du temps. Si elle est savoir-faire et savoir-dire, la performance en oralité est « ‘un savoir-être dans la durée et dans l’espace’ »59 .

Ceci nous ramène au corps, « référent global » de la performance, dit Zumthor, par lequel, nous sommes temps et lieu. De ce point de vue, une poétique de l’oralité insisterait plus sur « les catégories du procès » que sur celles « du faire » . « ‘C’est pourquoi la performance est aussi instance de symbolisation : d’intégration de notre relativité corporelle dans l’harmonie cosmique signifiée par la voix ; d’intégration de la multiplicité des changes sémantiques dans l’unicité d’une présence. ’» 60

Une économie du texte oral s’impose, découlant de l’enchaînement de différents éléments. Celle-ci se manifeste à travers une intensité de l’expression qui vise l’essentiel car en oralité, la parole en acte l’emporte sur la description. Les jeux d’écho et de répétition, l’impersonnalité et l’intemporalité, l’accumulation et l’immédiateté caractérisent le texte oral qui reste, selon le mot de Zumthor, « ‘un message en situation et non un énoncé fini’ »61. L’existence discursive du texte oral est traversée par des pulsions et une énergie qui lui sont propres.

C’est pourquoi, l’instantanéité, la fugitivité de la voix et la fragmentarité constituent des traits notoires de toute parole dite ainsi que du texte oral. Ils sont aussi révélateurs de cet entre-deux dans lequel se place l’oralité. « ‘La tension en effet à partir de laquelle cette « oeuvre » se constitue se dessine entre la parole et la voix et procède d’une contradiction jamais résolue au sein de leur inévitable collaboration ; entre la finitude des normes de discours et l’infinité de la mémoire ; entre l’abstraction du langage et la spatialité du corps. C’est pourquoi le texte oral n’est jamais saturé, ne remplit jamais tout à fait son espace sémantique’. » 62. De là, sans doute, la dramatisation de la parole qui prévaut dans la situation discursive en oralité que concrétise, notamment, le théâtre chez Khaïr-Eddine.

La forme se veut à l’image de la parole, entre la règle et la spontanéité. Transmettre, communiquer dans l’instantanéité suppose une transparence du langage qui tend vers une forme mettant en avant la fonction phatique du langage, multipliant les procédés qui la permettent, comme les digressions, les apostrophes, les changements pronominaux, les énumérations ou encore les présentatifs du type « voyez » , « écoutez » .

Ainsi, l’espace du discours en oralité frappe par sa multiplicité, son aspect cumulatif, bariolé ; sa diversité va jusqu’à la contradiction. La parataxe, la juxtaposition semblent être d’une fréquence caractéristique des genres oraux. Cette structure syntaxique se double, sur le plan figuratif, d’un foisonnement tel, que le mot génère l’image qui devient idée, le figuratif s’appuyant sur la parole elle-même qui fonctionne comme moteur.

Si le mot s’érige en symbole par et dans l’acte par lequel la parole le fait naître, il reste que le linguistique, le jeu avec la langue, l’aspect phonique du langage constitue un trait notoire en régime d’oralité. Ce que Zumthor nomme « ‘une joie phonique’ » 63, décelable dans toute forme de répétition, déjà repérée comme trait constant et définitoire de l’oralité, pointe un élément fondamental de l’oralité, à savoir l’exercice de la voix. La poétique de l’oralité reste immanente à l’ontologie de la voix vive qui précède, anthropologiquement la graphie. Souffle créateur, la voix est aussi esprit dans bien des langues. En tant que porteuse de langage, la voix possède des valeurs linguistiques, celles que nous avons relevées pour l’essentiel, et des valeurs poétiques auxquelles il faudrait ajouter des valeurs sociales.

Ces dernières se rattachent à la parole proférée, donc oeuvre de la voix , comme acte d’autorité, de nomination des choses, d’attribution du Nom et d’instauration de sens, accompagné d’un jeu de forces qui ne sont pas sans agir sur l’interlocuteur. C’est ce que font ressortir les études sur les actes de parole, l’analyse du discours ou encore l’esthétique de la réception. Par ailleurs, dans les sociétés d’oralité, la puissance de la voix est fondatrice de civilisation, en ce sens qu’elle préserve les valeurs de parole par lesquelles elle maintient la cohésion sociale, n’est-ce pas tout le sens de la parole donnée de vive voix ? Enfin, la voix prend en charge et met en scène un savoir continu, en cela elle permet au groupe de se réfléchir, - notamment dans la voix du poète car elle est le lieu de sa mémoire et de sa conscience collective - de saisir une image de lui-même et de se situer dans l’univers.

La voix est investie d’une matérialité qui participe d’une façon majeure à la création poétique, en régime d’oralité, celle-ci se fonde sur les qualités de la voix, la technique vocale du récitant qui a autant d’importance que le contenu de son énonciation ; ainsi du conte, de la chanson, de la poésie. Pouvoir magique et désaliénant de la voix qui peut aussi se charger de désir et d’érotisme. Sa portée et sa polyvalence sensorielles résument ainsi l’oeuvre poétique de la voix. À travers le rythme, notamment en poésie orale, la voix, véritable force magnétique, transmet une connaissance vitale, réalisant ainsi une harmonie polyphonique entre l’espace et le temps, inscrivant alors l’immémorial. Car un symbolisme primordial accompagne la voix qui traduit dans le langage la complexité du désir qui l’anime. Des valeurs mythiques se rattachent à la voix, notamment dans le chant, autre forme d’oralité, là sans doute où se manifeste sa fonction désaliénante. On sait, par exemple, le rôle important de la voix chantée dans les rituels de transe et de possession.

Cette émanation corporelle qu’est la voix, plonge en tant que telle dans une part de l’être qui demeure insaisissable conceptuellement parlant, relève du domaine des éprouvés corporels qui nous fondent. Zumthor note à la suite de nombreuses recherches sur cet aspect que : « ‘Nul doute que la voix ne constitue dans l’inconscient humain une forme archétypale : image primordiale et créatrice, à la fois énergie et configuration de traits qui prédéterminent, activent, structurent en chacun de nous ses expériences premières, ses sentiments, ses pensées.’ »64 .

La voix est ainsi un lieu matriciel. Dans l’histoire de l’individu, le contact premier, utérin, inaugural avec le corps vocal de la mère restera déterminant au niveau de l’imaginaire. La voix maternelle initie aux rythmes de la parole, faite d’affectivité, de sensations diverses, de désir et de plaisir. Cette « parole-mère » - que nous développons plus loin dans notre problématique - serait aux sources mêmes de l’oralité comprise en tant qu’art de la voix et de la parole.

Or, comme on le constate, cet art engage le corps qui constitue de fait une structure focale dans la poétique de l’oralité. Corps vocal, corps inaugural de la mère, présence du corps dans la performance en oralité, le corps participe de et à l’oeuvre de celle-ci. Cette gestualité du corps en mouvement dans la parole en acte apparaît comme indissociable de l’énoncé oral, quel qu’en soit le sens. « ‘La gestualité se définit ainsi (comme l’énonciation) en termes de distance, de tension, de modélisation plutôt que comme système de sign’es. » 65 . Elle rappelle aussi l’origine magique de la création artistique dont le corps est l’instrument et que l’histoire a dissociée : en danse, en musique et en poésie. Se déploie ainsi un théâtre du corps, repéré dans toutes les cultures. L’expression corporelle est alors une modalité du dire, le valorisant, le doublant, le spatialisant, le jouant, en particulier dans le mime.

Se révèle alors le sens de la gestualité qui est aussi celui de la voix et de la parole : manifester ce qui est occulté, révéler le refoulé, faire éclater l’érotisme latent. Tels sont les desseins de la danse qui a une fonction totalisante dans les cultures d’oralité. Autre lieu de totalisation, le théâtre « ‘apparaît, de façon complexe mais toujours prépondérante, comme une écriture du corps : intégrant la voix porteuse de langage à un graphisme tracé par la présence d’un être humain, dans l’épanouissement de ce qui le fait tel.’ » 66 .

De ce point de vue, oralité et théâtralité convergent vers le même point de rencontre, le théâtre pouvant être considéré comme un modèle du genre car il est présent dans chaque performance d’oralité. Cette théâtralité immanente à toute oralité rejoint la dramatisation propre à tout texte oral. C’est aussi cette même théâtralité qui réunit le geste, la voix, le décor et le corps, créant ainsi un espace symbolique où s’opère « la fonction fantastique » dont parle Gilbert Durand67 et se réalise l’expérience esthétique de la performance. L’importance de la gestualité, donc du corps, dans la réalisation de celle-ci tient dans son désir de (re)créer, tout comme la voix, une dimension spatio-temporelle qui serait de l’ordre du sacré et de donner un autre sens à l’existence humaine68.

Notes
50.

Ceux auxquels nous avons fait référence jusqu’à présent et

que le lecteur voudra bien trouver dans la partie de notre

bibliographie consacrée à l’oralité.

51.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 33 et Claude HAGEGE. op. cit. p. 84.

52.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 12.

53.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 11.

54.

Claude HAGEGE. op. cit. p. 84.

55.

Claude HAGEGE la met en rapport avec la latéralisation qui

spécifie l’espèce humaine. op. cit. p. 85.

56.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 40-41.

57.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 32.

58.

Paul ZUMTHOR. ibid.

59.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 149.

60.

Paul ZUMTHOR. ibid.

61.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 126.

62.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 56.

63.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 140.

64.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 12.

65.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 196.

66.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 55.

67.

Structures anthropologiques de l’imaginaire . Paris : Bordas,

1969.

68.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 206.