3) : Oralité et littérature orale.

Tous les traits définitoires de l’oralité que nous avons tenté de dégager de quelques grands travaux sur la question, ont pu être établis notamment à partir du vaste champ que l’on nomme la littérature orale. Il convient maintenant d’aborder ce domaine où l’oralité déploie la richesse et les valeurs qui en font la force. Ceci est d’autant plus nécessaire que par ce biais, nous voilà menée vers l’espace de la littérature, vers la réflexion sur la création littéraire dans ses rapports avec l’oralité.

Fort heureusement, pour les chercheurs actuels, l’oeuvre d’expression écrite et celle d’expression orale, même si elles ont des traits spécifiques qu’il faut dégager, sont bien moins éloignées l’une de l’autre qu’on ne l’a dit autrefois. Les productions écrites et orales connaissent dans leur cheminement historique des rencontres et des interférences qui tissent entre elles des liens solides.

Si le principal problème que pose la littérature orale est sans doute celui de ses limites, c’est-à-dire des critères utilisés pour la définir, nous donnerons à la suite des chercheurs qui se sont penchés sur la question, quelques traits distinctifs essentiels pour pourvoir naviguer dans le vaste champ de cette littérature. Elle est le résultat d’une élaboration artistique, trait qu’elle partage avec la littérature écrite ; ensuite et surtout elle est à la fois traditionnelle, sans cesse transformée et recréée par la transmission orale qui la caractérise, collective et anonyme, même si elle peut avoir pour point de départ une création individuelle.

Dans un sens assez large, la littérature orale désigne « toute espèce d’énoncés métaphoriques ou fictionnels, dépassant la portée d’un dialogue entre individus » 69 : le conte, sous ses formes variées, la chanson, elle aussi dans sa diversité, les complaintes chantées ou parlées, ce que Zumthor regroupe sous le terme de « poésie orale » , les jeux verbaux de toute sorte, les proverbes et dictons et de manière générale, « ‘tant de narrations fortement typées, tissues dans notre parole quotidienne’ » 70, comme le notent, Paul Zumthor et aussi d’autres équipes de recherche dans ce domaine71 .

En effet, un examen de ce qu’est la littérature orale qui vit encore dans la tradition orale fait apparaître un double processus : celui qui conduit à actualiser le conte au point de le faire passer pour le récit d’un fait vécu, - c’est là tout l’art du conteur par lequel il met en lumière l’importance de la relation entre le conteur et son public, entre le texte et la culture, en littérature orale - et celui qui à l’inverse hausse le quotidien au niveau du mythe et donne une forme littéraire au récit d’un fait divers. Voilà qui fait éclater les limites traditionnelles de la littérature orale !

La mise en lumière de ce double processus a l’intérêt de montrer que d’une part, la frontière entre le récit et le conte devient, dans de semblables cas, plutôt indécise, que d’autre part, le concept de « littérature orale » peut prendre un caractère ambigu dans la conscience même de ceux qui la produisent ou en communiquent le souvenir, et donc dans la vie même de cette littérature, et qu’enfin, dans le domaine des textes oraux narratifs, l’opposition entre ceux qui sont « littéraires » et ceux qui sont « non-littéraires » s’inscrit dans la continuité et non dans la rupture72 .

Dans le même ordre d’idée, nous souscrivons à la question posée par Zumthor, dans son étude sur la poésie orale, « tout discours est-il, ou n’est-il pas, récit ? »73. S’appuyant sur les réflexions de Greimas, le critique admet qu’une narrativité généralisée, et comme virtuelle, investit toute forme de discours organisé. Rappelant que la narration créa l’humanité, il note : « ‘Nul doute que la capacité de raconter ne soit définitoire du statut anthropologique ; qu’inversement souvenir, rêve, mythe, légende, histoire et le reste ne constituent ensemble la manière dont individus et groupes tentent de se situer dans le monde.’ » 74 .

Le récit serait de façon latente dans toute production d’art ; il émerge incontestablement dans nombre de faits de culture. En tant que tel, il fait partie du discours culturel d’une communauté, ce que les spécialistes appellent « l’ethnotexte », entendu comme ce qui est dit sur les diverses composantes de leur culture par les hommes et les femmes de cette communauté. Une question se pose pour nous, dans quelle(s) mesure(s) le texte maghrébin, de façon générale, celui de Khaïr-Eddine, en particulier, entre-t-il dans ce propos ?

Dans le domaine de la littérature orale, les discours narratifs que sont le conte, le mythe et la fable font l’objet depuis un siècle environ, d’une réflexion importante, notamment en critique littéraire. Ce qui donna lieu, faut-il le rappeler, aux travaux de Propp et à l’approche structurale et formaliste du texte littéraire, oral et écrit ; le point de départ étant en l’occurrence les contes de l’oralité. Les recherches en littérature orale ont ainsi permis, en quelque sorte, la naissance de la sémiologie narrative.

Pour notre propre problématique, du conte nous retiendrons qu’il est un genre où transitent des formes de l’imaginaire aux apparences à la fois constantes, mouvantes et évolutives. Il constitue dans le domaine culturel maghrébin, un monument littéraire oral dont la littérature maghrébine s’est largement inspirée. Le conte est de ce point de vue un espace de rencontre entre la voix et l’écriture. Il atteste, notamment dans la production maghrébine, l’homogénéité et la continuité de l’une et de l’autre.

Le conte nous intéresse par l’une de ses finalités : pour celui qui le dit, il constitue « ‘la réalisation symbolique d’un désir ; l’identité virtuelle qui, dans l’expérience de la parole, s’établit un instant entre le récitant, le héros et l’auditeur engendre selon la logique du rêve une fantasmagorie libératrice’. »75 . En cela, il nous renvoie au plaisir narcissique de conter, au pouvoir de la parole imaginaire qu’il déploie et à tout ce qu’elle met en jeu entre celui qui conte et celui qui écoute.

Cette voix du conteur, si puissante, si séductrice, semble nécessaire à la société. À travers elle, le conte constitue pour la communauté un espace d’expérimentation au sein duquel elle se projette dans toutes sortes d’affrontements. Le conte permet aussi au groupe une forme de stabilisation sociale à travers la persistance de traditions narratives orales, par-delà les bouleversements culturels, la continuité d’une parole de mémoire et d’imaginaire par et dans laquelle il trouve ses repères, en quelque sorte. C’est là, sans doute, la fonction de tout art oral.

Dans ce domaine, on peut retenir, à la suite de nombreux chercheurs, que le théâtre, avant qu’il soit imbibé de littérature écrite, est tout à fait représentatif de l’art oral, évoqué ici. Pour Paul Zumthor, « ‘il constitue le modèle absolu de toute poésie orale. ’»76 . Une autre caractéristique du théâtre à laquelle nous portons attention réside dans la mise en avant d’une qualité propre de la voix. Dans un régime d’oralité, la fonction première de la voix n’est pas de décrire mais d’agir. C’est le geste qui assume la désignation des circonstances. S’il est un élément organisateur au théâtre, le geste plus amplifié ici, valorise le langage77 .

Il est un genre oral particulier, référence en lui-même de la poésie orale, sur lequel nous aimerions nous arrêter, c’est l’épopée. Bien entendu, cet intérêt est justifié par notre constatation de l’imprégnation notoire de l’oeuvre de Khaïr-Eddine par le genre épique et nous verrons comment Légende et vie d’Agoun’chich constitue un exemple éclatant de ce point de vue. Pour l’heure, retenons quelques éléments caractéristiques du genre qui seront tout à fait opératoires pour notre analyse.

Nous avons à faire ici à un récit d’action, mettant « ‘en scène l’agressivité virile au service de quelque grande entreprise. Fondamentalement, elle narre un combat et dégage, parmi ses protagonistes, une figure hors du commun qui, pour ne pas sortir toujours vainqueur de l’épreuve, n’en suscite pas moins l’admiration’.»78 .

Il se dégage des études entreprises sur l’épopée, ceci est fort édifiant du point de vue de notre propre travail, que pour le groupe humain dont elle émane et auquel elle est destinée, le texte qu’elle met en place présente des traits complexes et spécifiques. En effet, l’épopée est à la fois une fiction élaborée par le groupe, discours sur lui-même, autobiographique, car il y est question de sa propre vie collective, exprimée sur le mode impersonnel, une étendue imaginaire et symbolique, référence et bien collectif du groupe, dans laquelle il se projette, se construit et se recrée, sans cesse, et enfin, un espace d’identification, de réconciliation, d’harmonie entre le monde, la vie et les hommes où prédomine « ‘l’incessante fluidité du vécu, une intégration naturelle du passé au présent’ »79 .

Lieu d’exposition et d’incitation d’une action, d’une éthique et d’un ordre qu’elle présente au groupe comme modèle dynamisant, l’épopée en assure la stabilité et la continuité. Conjuguant le pouvoir de la parole narratrice, le plaisir qu’elle procure et l’exaltation de la force du groupe dans son combat contre l’Autre, en tant qu’étranger extérieur à lui, l’épopée valorise la parole-action qui lutte contre le néant et la mort. Le verbe épique incite fondamentalement à la résistance et à la vie.

La dynamique du récit épique se fonde sur une relation attentive, dans l’espace et le temps. Il s’agit alors de faire durer le récit. C’est pourquoi, la performance, dans l’épopée, est l’art d’user des digressions, des associations, des accumulations, du mélange des genres, c’est-à-dire un art verbal, vivant, tout en mouvement, en nuances et en spontanéité. De ce point de vue, l’épopée témoigne de la parole en acte total de communication : ce que Zumthor veut, sans doute désigner par le terme de « plénitude »80 .

Nous intéresse également cette stratégie discursive et intertextuelle qui procède par enchâssements dans le discours, de formules prises dans un ensemble rythmique, linguistique et sémantique, commun, familier, auquel le récitant et l’auditeur se réfèrent, comme à une propriété culturelle, collective. Nous pouvons avancer que cette pratique intertextuelle se trouve au coeur même de ce qui constitue l’essentiel de notre problématique.

Retenons aussi que le discours épique joue à la fois sur l’historique - en vue d’une stratégie plus émotionnelle qu’informative - et le mythique, sur le profane et le sacré, sur les forces humaines et les puissances surhumaines. C’est sans doute ce savant dosage, cette interpénétration d’éléments qui lui donnent toute sa dynamique.

Notes
69.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 45.

70.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 46.

71.

Tradition orale et identité culturelle. Paris : C. N. R. S. , 1980.

72.

Tradition orale et identité culturelle . ibid. p. 31.

73.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 49.

74.

Paul ZUMTHOR. ibid.

75.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 53.

76.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 55.

77.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 54.

78.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 105.

79.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 109.

80.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 115.