4) : Oralité-écriture.

Quelques rappels sont nécessaires quant au jeu et à l’enjeu qui marquent les rapports entre oralité et écriture en tant que formes de communication linguistique placées au centre de cette problématique. Ainsi, la naissance de l’écriture marque aussi celle de l’histoire ; en permettant la fixation , elle introduit aussi la durée. En même temps, l’écriture se révèle privilège et pouvoir, particulièrement lorsqu’elle s’imprègne de mystères et qu’elle sacralise la lettre. Enfin, l’aventure de l’écriture vient concrétiser le rêve humain « ‘d’affranchissement vis-à-vis de la nature, du tissu matériel, de l’existant vécu comme contrainte’. » 81 .

Elle instaure aussi une esthétique particulière, des attitudes culturelles et des conceptions du langage, autres. En devenant une finalité entourée de prestige, l’écriture ouvre des possibilités, quant au temps et à l’espace. En jouant sur la spatialisation de la parole, l’écriture-image l’arrache ainsi au temps et en fait un objet. Ainsi, « ‘l’écriture possède l’étonnante vertu de métamorphoser le sens en objet. ’» 82 .

Toutefois, en occultant l’exercice vivant de la parole, l’écriture s’inscrit dés lors comme « ‘une conduite d’exil, hors de l’échange vivant des paroles proférées’. » 83. Mais, l’oralité exclut-elle la scripturalité ? Et, à partir de là, quels sont les rapports de l’une à l’autre ? La transcription écrite fait partie d’un univers pictural appartenant lui-même au champ de la tradition orale ; elle n’est pas étrangère au vaste discours de l’oralité. Lieu de mémoire, cette picturalité, dépositaire d’une partie de la culture, permet à la parole de s’exprimer. Ainsi du pictural, plus précisément du graphique qui en est un aspect, au linguistique, s’instituent des relations particulières, en régime d’oralité.84

Si la relation entre oralité et écriture suscite bien des controverses, si l’aventure de l’écriture bouleverse le monde de l’oralité, il reste que de l’une à l’autre, que « de l’ordre pictural à l’ordre linguistique » se dessine « une complémentarité sémiologique » 85. Dans sa définition même, l’écriture en tant que « ‘technique de re-présentation de la parole par une trace laissée sur un support conservable ’» 86 laisse deviner une proximité qu’il s’agira d’examiner. Claude Hagège rappelle que « l’écriture alphabétique » contient « les marques imparfaites et vagues, des inflexions de la voix, des pauses, des courbes qui constituent l’intonation. » 87 . A l’aide de diverses techniques typographiques, l’écriture tente une transposition du rythme de la respiration.

La complexité des rapports qu’entretiennent l’oralité et l’écriture tient à ce que leur nature va de la proximité à l’opposition, en passant par la transposition, la transformation, la mutation, l’intertextualité et la réinterprétation. Disons le tout de suite, c’est bien cette complexité qui nous interpelle ici. Il est intéressant de noter que le rapport de proximité, établi auparavant entre le pictural et le linguistique, est poussé jusqu’au domaine de la vocalité.

En effet, et sans nous hasarder dans la grande question d’une oralité ou d’une écriture qui seraient l’une ou l’autre première, nous retenons de ce grand débat, marqué, notamment par la réflexion de Derrida88, qu’une « archi-écriture » s’inscrit dans la voix, porteuse de langage, « écriture première » , corps inaugural de l’écriture. De la voix originelle à l’écriture première, le rapport est trace faite de corps et de mémoire. Ce rapport de proximité vient aussi rappeler le fondement corporel et biologique de toute connaissance.

La relation de transposition, de mutation ou de transformation existant entre l’oralité et l’écriture se manifeste particulièrement dans ce que l’analyse du discours désigne par texte. Considéré comme le produit d’un acte d’énonciation, le texte correspond à la mise en discours au moyen de l’écriture, vue comme une parole en acte, semblable à ce qui se passe en oralité. Ce discours textuel qui s’inscrit dés lors dans une situation de communication, se particularise quand il est discours littéraire, par son mode de communication indirect89 . De nature dialogique, le texte littéraire est le lieu d’une organisation polyphonique, traversé par des voix qui s’entrecroisent et s’opposent. Depuis les travaux de Kriesteva, le discours littéraire est « ‘un produit de la parole, un objet discursif d’échange’ » 90.

Le dialogisme fondamental, propre à tout discours et notamment au texte littéraire qui place la voix de l’Autre au coeur même du discours textuel, amène à poser un autre aspect de la relation oralité-écriture, celui de l’intertextualité. Constatée à propos de la poésie orale, concernant certains procédés linguistiques et certains thèmes propres à l’écriture91, l’intertextualité joue aussi dans l’autre sens, justifiant ainsi notre problématique. En tant qu’espace polyphonique, le texte littéraire, discours écrit, laisse transparaître, notamment lorsqu’il dialogue avec d’autres textes92 - qui peuvent être aussi oraux, empruntés à l’oralité - ou cite d’autres discours, une origine qui serait de l’ordre de la voix et dont il faut rechercher les traces.

C’est un fait établi par nombre d’études, que le besoin de faire éclater le langage, - besoin caractéristique d’une certaine littérature du XXe siècle, au sein de laquelle la littérature maghrébine de langue française occupe une place largement analysée de ce point de vue - se traduit par une tentative de (ré) -oralisation du discours de l’écriture. Ce besoin « ‘situe le « texte » au lieu de concrétisation de la parole vocale, revendiquant en cela un dialogisme radical : celui d’un langage-en-émergence, dans l’énergie de l’événement et du procès qui l’y produit ’» 93. L’écriture tenterait alors le pari fou de réconcilier la parole vive et le mot écrit.

Or, cette tentative induit une autre modalité du rapport oralité-écriture qui serait celle de la réinterprétation individuelle, incessante des discours. Ainsi, par ce biais, l’énoncé se pose comme un équivalent visuel du message oral. « ‘Il arrive que la mutation demeure virtuelle, enfouie dans le texte comme une richesse d’autant plus merveilleuse qu’irréalisée : ainsi, de ces textes dont, en les lisant des yeux, on sent avec intensité qu’ils exigent d’être prononcés, qu’une voix pleine vibrait à l’origine de leur écriture’. » 94 .

On peut se demander alors dans quelle mesure cette réinterprétation n’est pas appropriation de procédés et de qualités spécifiques de l’oralité et de la communication vivante, envisagée par l’écriture. A la fois processus et procès, cette entreprise scripturale réalise ainsi la transformation du mot en parole d’écriture.95 Examiner ce type de transformation telle qu’elle s’opère dans et par l’écriture de Khaïr-Eddine, tel est l’un des objectifs de ce travail.

Tous les aspects du rapport oralité-écriture que nous avons essayé de rappeler ici, nous semblent relever, en fin de compte, d’une même complexité, d’un même ensemble polysémique et ambigu. Une grande contradiction domine cet ensemble, « le mot artistique est un arrêt, l’écriture une procédure qui fixe la parole et lui ôte les variations expressives »96 . Comment dans un tel contexte d’univocité fonctionnelle du mot auquel manque la dynamique de la parole échangée, interlocutive, l’écriture qui fige peut-elle compenser un tel manque ? « ‘Le mot est donc aussi abandon et l’écriture un déchirement, une « déchirure » , dont on retrouve souvent les cicatrices dans le discours’. » 97 . Dans le passage de l’oralité à l’écriture, il y a lieu de s’interroger sur ce que Zumthor « ‘soupçonne comme Meurtre du récit’ »98, nous dirions, de façon plus générale, de ce qui fait l’oralité ?

Notes
81.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 86.

82.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 89.

83.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 72.

84.

Tel est le cas du tifinagh , vieil alphabet berbère à propos

duquel Jean CALVET note que « L’existence parallèle d’un

alphabet ne doit pas nous faire croire que nous sommes ici

hors de l’oralité (. . . ). » in La tradition orale. op. cit. p. 63.

85.

Jean CALVET. ibid. p. 74.

86.

Claude HAGEGE. op. cit. p. 72.

87.

Claude HAGEGE. ibid. p. 93.

88.

Jacques DERRIDA. De la grammatologie. Paris, Ed. de Minuit,

1967.

89.

Pierre VAN DEN HEUVEL. Parole, Mot, Silence . Paris : Corti,

1985, p. 15-47.

90.

Julia KRIESTEVA. Le texte du roman. Approche sémiologique

d’une structure discursive transformationnelle . Paris :

Mouton, 1970, p. 52.

91.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 38.

92.

Tel est le sens que Julia KRIESTEVA donne à l’intertextualité

qu’elle voit comme une forme de dialogisme : « un dialogue

intertextuel » in Semeiotikè. Paris : Seuil, 1969.

93.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 164.

94.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 38.

95.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 48.

96.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

97.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

98.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 50.