2) : Le projet esthétique et poïétique.

Toute oeuvre impose un ordre, une organisation, une unité à ses matériaux. Essayer de nous demander quel est cet ordre proposé par l’esthétique de Khaïr-Eddine, c’est interroger l’oeuvre sur son mode d’existence et les diverses strates qui la composent. C’est aussi rappeler que l’esthétique s’élabore à partir d’un langage qui est toujours et de toute façon investi d’un double héritage culturel, celui du groupe social dans lequel l’initiation au langage a eu lieu et celui de la langue qui le porte.

Ici, la dualité est accentuée par le fait que le langage qui se déploie dans l’écriture, oeuvre dans l’intersection, point de rencontre et aussi écart, de la langue maternelle, langue d’oralité et de la langue française, langue d’écriture. Ajoutons à ceci que pour l’écrivain, Khaïr-Eddine, la langue maternelle, le berbère, qui possédait autrefois une écriture qui s’est perdue au fil de l’histoire100, se double d’une autre langue l’arabe, langue portée au niveau de l’écriture sacrale mais qui n’en garde pas moins les marques de son oralité originelle.

Il nous semble que c’est dans cette association complexe qui engage le corps maternel comme lieu originel du langage auquel il « initie au dire du non-dit de la confusion avec le corps de la mère »101 que surgit la question de l’oralité, de l’écriture et de la littérature. Se constitue ici le point d’articulation entre la symbolique, l’esthétique et la poïétique avec son orientation psychanalytique, c’est-à-dire le travail créateur dont le processus s’organise autour de ce noeud, qui s’inscrit dans le corps de l’oeuvre.

Comment les formes scripturales sont-elles en relation avec la symbolique de l’identité ? Dans quelle mesure, la littérature est-elle lieu d’éclatement, de cohésion et de déplacement sémiotique ? Si le texte est perçu comme espace de diction d’une identité sans lieu, reste travaillé par la vérité de sa propre fiction, se pose alors la question de la genèse de l’écriture, celle-là même qui intéresse la poïétique. La forme comme mode d’expression du corps, justifiant l’ancrage symbolique et révélant l’impact mutuel de l’oralité et de l’écriture n’est-elle pas en elle-même recherche avide d’une reconstruction de soi ?

Quel est le rapport entre la symbolique, en tant qu’ancrage identitaire et le symbolique en tant qu’émergence et ordre, dans et par l’écriture en tant que cheminement vers cet ordre ? Il nous semble que toutes ces interrogations sont au lieu de jonction de l’écriture, de la parole, du corps et de l’oralité, notamment lorsqu’elle renvoie à la langue-mère, espace culturel et champ symbolique. C’est ici que la problématique de l’identité s’inscrit dans celle de la langue et ce qu’elle comporte comme liens avec l’oralité maternelle, évoquée plus haut. Il s’agira de déceler cette inscription dans l’écriture de Khaïr-Eddine, malgré le rapport d’extériorité dans laquelle se trouve l’écriture, à l’égard de toute langue102 et à fortiori celle dont nous parlons ici.

C’est alors qu’une poétique de l’oralité et de l’énonciation se rejoignent pour dégager à travers les mots et les structures une puissance transformatrice « des mots et des vides de l’écrit en paroles »103. Ici, se joue une dimension fondamentale du discours : l’imaginaire. En quoi, l’oralité comprise sous tous les aspects que nous avons indiqués, travaille-t-elle cet imaginaire à l’oeuvre dans la production littéraire de Khaïr-Eddine ?

De ce point de vue, que dit le texte de sa genèse et de la naissance de la parole qui le porte ? Une telle exploration ne peut s’entreprendre qu’avec l’idée que « ‘c’est dans le drame de l’énoncé que peut se lire, parfois, le drame de l’énonciation ’»104. Voilà qui mène vers un au-delà des subterfuges de la construction textuelle et de la fictionnalité, pour retrouver les marques de l’énonciation, de la parole en acte, pour observer dans l’acte de l’écriture les mouvements par lesquels elle est parole en acte, pour entrer ainsi dans l’intimité de l’écriture ou du moins tenter de s’en approcher.

Guidées par ces propos critiques, théoriques et méthodologiques, les analyses qui vont suivre, s’articuleront autour de trois grands axes : les stratégies scripturales, l’oeuvre de l’oralité, de l’oralité à l’esthétique scripturale.

La première partie de ce travail abordera la production de Khaïr-Eddine avec le souci de pénétrer dans les textes, de suivre l’itinéraire scriptural de chacun d’eux, pour montrer comment elle est d’abord oeuvre de remise en question des fondements même du discours littéraire.

Examinant les divers textes qui jalonnent cette oeuvre multiforme, l’étude des stratégies scripturales aura à coeur de faire parler ces textes et de baliser ainsi le terrain d’analyse tout en exposant l’entreprise de déconstruction transformatrice du texte. Il s’agira alors de faire apparaître une conception autre de l’écriture dans laquelle l’oralité nous semble tenir une place d’importance.

La seconde partie de cette investigation tentera de dégager du texte, situé au point de jonction du récit, du théâtre et du poème, les marques de l’oeuvre de l’oralité telle que nous avons essayé de la circonscrire dans les propos précédents. Cette tentative visera aussi à mettre en place les éléments constitutifs d’une poétique de l’oralité, chez Khaïr-Eddine.

Or, cette inscription de l’oralité dans l’écriture conduit vers une esthétique scripturale et littéraire que la troisième partie de cette recherche s’efforcera de mettre en lumière. Il nous semble que cette expérience scripturale interpelle autant par sa démarche esthétique que par son écart et/ou proximité avec la société et la culture, espace réel et symbolique qu’elle circonscrit, interroge, subvertit, contraint à s’ouvrir sur l’ailleurs, le soumettant enfin à l’épreuve de ses propres contradictions et le livrant à ses conflits intérieurs.

Si le lieu de ce curieux dialogue est le Maghreb et à l’intérieur de celui-ci le monde berbère, nul doute qu’au-delà du spécifique et à travers lui, c’est l’universel que l’oeuvre cherche à atteindre. Réceptive à ce dialogue et à cette quête, cette autre quête que constitue la recherche littéraire, voudrait interroger ici la conception esthétique mise en scène et en oeuvre par Khaïr-Eddine, à travers laquelle il dit son rapport aux choses et formule sa conception du monde et de l’être.

Opérant au coeur du langage, celui des mots, du corps, de la mémoire et de l’imaginaire, cette investigation tente de comprendre à travers le projet littéraire de Khaïr-Eddine, la genèse des formes esthétiques que déploie l’écriture, dans la mesure où celle-ci porte en elle les traces et les inscriptions du processus qui l’a produite.

Notes
100.

Le tifinagh que nombre d’intellectuels berbères tentent de

restaurer aujourd’hui.

101.

Abdelkabir KHATIBI. Maghreb pluriel . Paris/Rabat :

Denoël/SMER, 1983, p. 191-1992.

102.

Claude HAGEGE. op. cit. p. 94.

103.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 115.

104.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 43.