1) : L’oeuvre ouverte : l’espace scriptural.

Pour cette approche initiale, nous nous proposons d’explorer une oeuvre qui se dessine comme une vaste étendue scripturale. Espace à la fois saisissable et fuyant, l’oeuvre inscrit cette spatialité comme élément constitutif, comme mesure dans la vie et l’oeuvre de cet éternel errant dans la géographie comme dans l’écriture que fut Khaïr-Eddine.

Dimension d’investissement majeur de la poétique de Khaïr-Eddine, l’espace est d’abord celui que dessine le développement de l’oeuvre elle-même. Ainsi, d’Agadir à Mémorial, s’ouvre un grand livre dont la continuité même constitue en soi une remise en question, une déconstruction de la notion mythique du texte unique, fermé et détaché du réel, cliché que l’écriture s’empresse de déjouer.

Cette continuité est revendiquée en tant que telle par Khaïr-Eddine lui-même : « ‘je peux considérer que les bouquins jusqu’à présent édités constituent un livre, d’Agadir au Peuple errant, avec, bien entendu, pour chacun, une séparation chapitrale.’ »109. Nous ajoutons aux propos de l’auteur ses deux derniers textes que sont Légende et vie d’Agoun’chich et Mémorial, lesquels prennent aisément place dans cette étendue scripturale conçue comme un grand livre.

Cette même continuité nous autorise à aborder l’oeuvre dans une perspective unificatrice. Cependant, cette vision globale n’empêche pas de marquer notre exploration par des textes-jalons, pour baliser en quelque sorte un espace scriptural assez hermétique, parfois déroutant et dans lequel on ne pénètre pas sans risques. Si l’écriture est fragmentée, l’oeuvre demeure toutefois ouverte.

Celle-ci frappe par son double aspect morcelé et continu à la fois, par la singularité et la pluralité de la voix qui la rythme, par son caractère multiforme et sa continuité qui déjouent les clichés littéraires. D’un livre à l’autre, d’Agadir à Mémorial, elle est hantée par les mêmes lieux, traversée par les mêmes êtres, obsédée par les mêmes fantasmes, tenaillée par la même angoisse, animée par la même révolte, travaillée par la même errance et la même quête et enfin portée par le même espoir.

L’évolution de l’oeuvre montre son cheminement à divers niveaux. D’un point de vue formel, du roman-poème d’Agadir au poème-roman du monde de Mémorial, le style de Khaïr-Eddine semble évoluer de l’hermétisme violent des premiers textes vers la quête de la clarté dans le récit de la légende et celle du poème de l’univers que se veut Mémorial. D’un point de vue thématique, l’écriture de l’effondrement, du chaos et du séisme d’Agadir se fait dire poétique de la turbulence et du désordre dans l’univers de Mémorial.

Mais surtout, l’oeuvre entretient avec l’espace, notamment la nature et le cosmos, une relation qu’illustre parfaitement son évolution vers cette dimension. Elle se conçoit donc comme ouverture sur l’ailleurs - symboliquement annoncé dans Agadir : « nu simple, ailleurs » (p. 143) - dessinant un trajet du « sudique » vers le planétaire, la poésie étant justement l’expression privilégiée de l’universel.

Trois repères fondamentaux se dégagent dans Mémorial, qui constituent en même temps des axes de réflexions. Le texte livre une vision planétaire qui embrasse l’histoire universelle et tumultueuse de l’humanité. À partir de celle-ci, le poète ouvre de nouveaux espaces. La vision planétaire génère ainsi un lieu de dépassement où se fait entendre la voix multiple de l’être, traversée par le souffle du monde.

Cette vision planétaire s’impose d’emblée à travers le déroulement d’une histoire humaine, universelle, marquée par des fractures répétées et douloureuses, des heurts et des rapports de force s’originant dans un chaos inaugural, dominé par la violence, la guerre, Eros, figure archétypale du chaos, par la mort, enfin. Née du même chaos, une humanité primitive et monstrueuse, maintes fois rencontrée dans l’oeuvre, notamment dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, émerge dans cette poésie de la turbulence et du désordre qui caractérisent le monde : « ‘(...) et le silence ourdit, /terrible, la violence/-de l’Ouragan (. . . ) /Eros calamiteux !’  » (Mémorial, p. 9). Nous restons dans les thèmes chers à l’écriture de Khaïr-Eddine.

Ce trajet du spécifique vers l’universel que dessine à la fois l’itinéraire du propos comme celui de l’écriture de l’oeuvre - car tel est ici le sens du passage du dire de l’hermétisme à la clarté - éclaire un parcours épique de l’écriture dans son propre espace, celui de la littérature, tout en se développant à partir et autour d’un espace, nommé « sudique », réel et imaginaire et en se faisant traversée d’espaces différents.

Constatons qu’aucun thème n’est traité en particulier, ce n’est jamais le centre d’un seul texte. Les thèmes appartiennent plutôt au langage de l’oeuvre tout entière, traduisant une perception du monde et du réel. La thématique de l’oeuvre reste subordonnée à l’écriture. Elle contribue largement à dessiner cet espace scriptural homogène, malgré ses fractures multiples.

À l’instar de J. Arnaud, nous avons tenté de ‘« saisir une organisation de cette matière, complexe, chargée de thèmes enchevêtrés, obsessionnels et fugaces à la fois »110 ’ qui transforment l’oeuvre en chemins indéterminés, chemins de broussailles qui semblent mener vers « un ailleurs-devenir » se confondant avec « un ailleurs-autrefois » , en une quête que seul le champ de l’écriture, que seul le « nulle part » de l’espace littéraire, rendent possible. On découvre alors la littérature comme lieu d’interrogation, d’exil et d’errance.

L’écriture s’envisage ici comme quête et conquête de l’espace, y compris symbolique, tel que nous le montre l’évolution même de l’oeuvre d’Agadir à Légende et vie d’Agoun’chich puis à Mémorial. S’interrogeant sur son retour au Maroc, après un exil de quinze ans : « ‘Et qu’as-tu gagné à ce brusque retour, opéré, sans doute sur un coup de tête ? ’», Khaïr-Eddine le commentait ainsi : « ‘La liberté de courir intensément ces solitudes impeccables qui ont toujours nourri mon oeuvre, sans lesquelles celle-ci ne serait pas ce qu’elle est, n’aurait pas cette coloration mouvementée, caractéristique du commencement du monde. J’y ai gagné au moins une maturité sereine, plus le flux très riche de nouvelles images capables à elles seules de donner des textes miroitants.’ »111.

Ces propos annoncent la place essentielle de l’espace comme source de création, réservoir d’images, ainsi que le fondement, la nature topologiques de l’image et par voie de conséquence de l’écriture. L’espace va générer l’écriture de l’oeuvre, comme ensemble de « textes miroitants ». Conçue dans l’exil, elle demeure attachée à un espace nommé « sudique » qui y occupe une place focale, espace géographique du sud marocain, berbère et surtout sphère sociale, historique et culturelle avec laquelle l’écriture entretient des rapports ambivalents de refus et de revendication.

Légende et vie d’Agoun’chich dit explicitement l’ancrage d’une oeuvre dans un espace à la fois concret, organique, imaginaire et symbolique auquel elle n’a jamais cessé d’être tout entière rivée, même et surtout dans l’exil. La nature « sudique » se dessine comme un grand corps vers lequel l’écriture s’« approche » sensuellement, se fait désir tendu vers ses « ‘pénéplaines côtières parfois verdoyantes et parfois franchement nues (et son) sol qui se plisse insensiblement, se bourrelle et délivre d’autres essences’. » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 9) . Cette approche qui se sert de la description et du commentaire, sans doute pour contenir l’émotion de la rencontre, n’en est pas moins empreinte de désir et de sensualité et semble différer l’instant de la fusion qui va totalement libérer l’imaginaire : « ‘Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 21).

Ainsi, la présence récurrente de l’espace « sudique » contribue à la construction de l’oeuvre autour d’un lieu à plusieurs dimensions. Celui-ci participe de et à l’espace scriptural, comme lieu d’écriture, d’inscription de la parole, sans toutefois enfermer l’écriture puisqu’il reste « sudique » donc virtuel, imaginaire, étendue d’errance, lieu construit, déconstruit, relais, passage qui propulse toujours vers l’ailleurs.

L’omniprésence du « sudique » dans l’oeuvre reste étroitement liée à la dimension autobiographique qui prévaut dans le champ scriptural : « ‘les textes de Khaïr-Eddine sont en fait des autobiographies délirantes, fantasmatiques, où le narrateur se dédouble, dit « je » : se tutoie, parle à lui-même, à la troisième personne. ’»112 .

Disséminés à travers toute l’oeuvre, les différents éléments autobiographiques sont principalement relatifs à l’enfance et à l’adolescence. Celles-ci se caractérisent par l’appartenance à la terre et à la culture du Sud mais aussi par la rupture avec ces repères fondamentaux. Cette rupture est vécue comme abandon de la terre-mère et de son espace marqué par l’impact de l’oralité ; elle instaure de ce fait des rapports conflictuels avec la figure du père. Enfin, elle est vraisemblablement à l’origine même de l’écriture chez Khaïr-Eddine, comme nous tenterons de le démontrer tout au long de ce travail.

Si le thème autobiographique traverse toute l’étendue de l’oeuvre, fondant ainsi pour une large part sa continuité et son unicité, il ne s’inscrit pas pour autant dans l’oeuvre comme affirmation, il ne correspond pas à une sorte de fondement, ne se pose pas comme tel mais est plutôt livré à un grand questionnement. Cette interrogation cruciale est associée à ces deux thèmes importants que sont l’exclusion et la quête qui participent aussi de la thématique fondamentale de l’oeuvre.

Celle-ci se fait l’expression de la marginalité sociale, politique, culturelle et identitaire, génératrice alors de cette errance et de cette quête que figure chaque livre de Khaïr-Eddine. L’exclusion est avant tout, initiative personnelle, auto-exclusion, rébellion et rejet, contestation socio-politique et désir de libération individuelle. L’écriture formule une révolte à la fois individuelle et collective, crie la difficulté d’être, sous-tend un désir de changement, révèle la quête d’un mieux être.

Travaillée par les thèmes de l’exil et de l’errance, la production de Khaïr-Eddine montre qu’ils ne sont pas uniquement de simples éléments littéraires, caractéristiques de la littérature maghrébine de langue française mais qu’ils renvoient à une pratique culturelle, celle du Maghreb, pour laquelle l’exil et l’errance sont le fait du banni, du héros et du poète. Chez nombre de personnags associant ces trois figures, ils deviennent un principe de vie.113 Ici, l’écriture déploie son interrogation sur l’exil extérieur et géographique mais surtout sur l’exil à soi, l’exil intérieur, à la fois pratique et quête à travers l’expérience scripturale.

Rappelons que la thématique de l’errance et de l’exil occupe une place symbolique dans la culture et la littérature orale berbères114. Se pose alors la question de l’influence de celle-ci sur l’oeuvre que nous étudions ici : « ‘C’est le mot que j’ai introduit dans Agadir , le « système de l’errance » . Notre histoire a toujours été fondée sur l’errance, la transhumance. Qu’est-ce que l’errance ? L’individu migre comme les oiseaux ; il faut qu’il aille un peu plus loin, non pas pour découvrir sa pitance mais pour se découvrir soi-même. C’est un reflet d’un miroir, une focalisation. La migration peut être aussi une migration culturelle. C’est ce que j’appelle personnellement, la compénétration ou l’interpénétration systémique. »115.’

La thématique dominante de l’errance est à mettre en rapport avec la tradition du déplacement et de l’errance dans la culture maghrébine. Le thème du nomadisme introduit le corps - référent dans la performance orale116 - et un espace-durée. Voyage, déplacement, errance renvoient à l’identité, à la quête et à l’accomplissement de soi, à l’ouverture à l’Autre. Chez Khaïr-Eddine, ils sont au principe même de son écriture. Si « ‘l’itinéraire comme forme romanesque’ »117semble l’emporter, d’Agadir à Légende et vie d’Agoun’chich , pour ne considérer que les récits, l’itinéraire est celui d’un voyage vers les origines, autrement dit l’errance ici est orientée vers une pensée de la trace mais aussi de la mort et en tant que telle, expression d’un désir de continuité que nous tentons d’approcher. Ne vient-elle pas en tout cas confirmer l’oeuvre tout entière comme étendue telle que nous essayons de la saisir, afin d’en montrer d’une part le corpus hétérogène et l’espace, notamment thématique, homogène ?

En effet, le voyage, l’errance structurent l’écriture de l’oeuvre qui se manifeste elle-même en mouvement continu et en marche nomade. Le parcours qu’elle inscrit : D’Agadir à Mémorial est à l’image de cette montée vers le Nord, entreprise par les deux voyageurs du récit de Légende et vie d’Agoun’chich. Reformulant le fait nomade en principe d’écriture, l’activité scripturale éclaire un espace, un temps et un itinéraire.

Ceux-ci portent la marque d’un processus inéluctable qui va se manifester notamment dans le fonctionnement cyclique qui caractérise tout le déroulement du récit, essentiellement celui du voyage en lui-même. Le leitmotiv du départ et de l’arrivée - des personnages mais aussi du livre Légende et vie d’Agoun’chich et de façon inversée : le livre s’ouvrant sur l’arrivée dans le Sud et se fermant sur le départ d’Agoun’chich - est à la fois lié à celui de l’aube et de la nuit et associé à celui de la vie et de la mort.

Reprenant son rythme marqué par les arrivées et les départs, entre nuit et aube, le récit se dirige vers un ailleurs de plus en plus menaçant. Les personnages toujours en quête sont de nouveau jetés dans un monde vacillant, qui bouge sans cesse, qu’ils vont découvrir dans toute son horreur car, après la violence tribale vient l’enfer colonial. Ainsi, la vie, celle des Berbères, est un combat constant, leur histoire est faite de luttes incessantes, à l’instar de ces personnages qui traversent l’oeuvre.

L’écriture rend compte de cette nécessité : « ‘Les voyageurs devaient ainsi traverser des cuvettes profondes et sablonneuses, grimper laborieusement, marcher le long des parois abruptes, redescendre à nouveau et ainsi de suite jusqu’au bout. Ils verraient certes des villages perchés sur des pitons ou engoncés au fond des vallées, mais pour s’y rendre il leur faudrait endurer des fatigues supplémentaires.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 129) .

La construction de l’oeuvre chez Khaïr-Eddine en un seul livre dont chaque texte serait un chapitre est mue par un mouvement cyclique, sans doute caractéristique de l’errance, dans lequel les grands axes thématiques de l’oeuvre révèlent sa continuité. N’est-ce pas aussi de ce point de vue que l’on peut considérer l’oeuvre de Khaïr-Eddine ? En effet, le dernier récit ne rejoint-il pas le premier, Agadir , établissant ainsi une sorte de cohérence, créant une cohésion, traduisant un sens de l’oeuvre , malgré sa multiplicité et son hétérogénéité ?

Or, ce mouvement cyclique de l’oeuvre n’est pas uniquement lié aux thèmes qui la constituent mais aussi à ce phénomène d’intertextualité constaté à l’intérieur même de l’oeuvre. Celle-ci devient alors traversée d’espaces-temps successifs d’une réalité foudroyante, saisie à la fois par fragment et par répétition. L’oeuvre se construit autour de textes-essor, sans direction qui bout à bout mêlent leurs virtualités et l’ubiquité de leurs lieux. Khaïr-Eddine dit à propos de ses livres: « ‘ils sont reliés entre eux. Parfois résonne dans ma tête une phrase d’un livre ou d’un autre.’ »118 .

C’est pourquoi la continuité même de l’oeuvre assure la perpétuation de cette parole/identité scripturale. Aussi, peut-on dire que l’écriture apparaît comme le seul champ possible. ‘« L’écriture, il est vrai comporte, elle aussi mesure d’espace et mesure de temps : mais sa visée ultime est de s’en affranchir »119.’ Dès lors, travaillant contre le mythe du début et de la fin d’une oeuvre, celle de Khaïr-Eddine semble offrir des zones fractionnées, propose une esthétique du transfini, sans milieu, ni fini, ni non-fini, qui ouvre sur l’écriture de la traversée, du passage, de la transition, de la transfiguration et de la mutation. Notons de ce point de vue, la présence récurrente du port que le narrateur cherche toujours à gagner et surtout celle d’un car toujours en partance pour le Sud qui parfois est introuvable ou n’arrive jamais.

Lieu d’émergence d’une parole multiforme, rythmée par une voix singulière et multiple à la fois, en incessante métamorphose tout en étant fidèle à elle-même, chaque texte de Khaïr-Eddine se fait l’écho des autres textes, instaurant l’ouverture et la continuité d’une oeuvre qui dégage une force rare, où le verbe est amplifié par l’exil120.

C’est ainsi que l’on peut noter le phénomène du retour, de la répétition de certains éléments autobiographiques liés à la naissance, à la famille, notamment la mère, le père et les grands-parents. Ces répétitions obsessionnelles pointent de véritables noeuds dans l’écriture et dans le corps de l’oeuvre, écriture du ressassement et de la douleur, sans doute, mais génératrice de cet espace scriptural de l’oeuvre ouverte, notamment sur la mémoire autour de laquelle semble s’accomplir le mouvement giratoire dégagé ici.

Cette intertextualité contribue au caractère continu et à l’unicité de l’oeuvre autour du fil conducteur que constitue la quête d’une personnalité à la fois individuelle et collective, quête du moi insaisissable et inachevée, inscrite dans le perpétuel devenir d’une écriture dont on verra qu’elle est « raturée d’avance » (Moi l’aigre , p. 15)

L’oeuvre comme traversée de différents espaces et comme lieu lui-même traversé par cette parole errante se sert de l’intertextualité comme élément de continuité et de construction tout en l’inscrivant dans sa stratégie de déconstruction des formes.

Cette déconstruction permanente et aux multiples aspects entraîne un brouillage des pistes, rendant difficile par exemple, tout travail sur le thème autobiographique dont la reprise est modifiée, notamment dans les trois premiers textes, à cause de cette contestation incessante, compliquant toute tentative de pouvoir cerner la vérité. « ‘L’écrivain ne sait jamais si l’oeuvre est faite. Ce qu’il a terminé en un livre, il le recommence ou le détruit en un autre.’ »121 .

Notons de ce point de vue que l’absurde prend parfois chez Khaïr-Eddine une forme redoutable et destructrice. Les aphorismes de l’oeuvre dévoilent un tempérament plus acerbe, son désenchantement y prend une apparence plus amère à travers l’écriture de l’effondrement, du chaos et du séisme, notamment symbolique - dans la première partie d’Agadir et d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants - où dominent les thèmes de l’espace, du temps, de la destruction et du chaos. Le mal et la mort sont dominants dans cet univers pour donner une vision des choses qui semble rebuter la lecture parce que refusée.

Dans cette stratégie qui brouille les pistes de lecture, la lisibilité de l’oeuvre et celle de soi s’inscrivent dans un rapport ludique avec le langage, elle fonctionne surtout comme remise en question. Agissant sur les mécanismes d’association pour en contester la logique quotidienne, en modifier les circuits, donner naissance à une nouvelle réalité, la création littéraire entreprise ici cherche à engager l’oeuvre sur des voies nouvelles.

Ainsi, l’oeuvre est ouverte sur le devenir, sur son propre devenir, espace-temps paradoxal car l’ouverture y est aussi clôture, caractéristique de l’errance. Chaque texte est en même temps départ et arrivée, aboutissement et inachèvement. Là s’inscrit la quête en devenir qui caractérise l’oeuvre comme « lieu fermé d’un travail sans fin »122. L’espace scriptural est alors à analyser à un double niveau : en tant que formes, structures, lieu de langage, espace de la parole et en tant qu’espace intérieur, espace littéraire123 dans lequel « l’infini de l’oeuvre » est aussi ouvert sur la violence, le vide et le silence124 .

Notons la multiplicité des formes à l’intérieur de ce même champ de l’écriture, dans l’unicité de la présence de l’oeuvre125. Le protéïforme s’offre donc comme potentiel de transformations. L’oeuvre s’érige comme corps vivant et monstrueux. « L’oeuvre n’est oeuvre que lorsque se prononce pour elle, dans la violence d’un commencement qui lui est propre, le mot être, événement qui s’accomplit quand l’oeuvre est l’intimité de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit.»126 . Cet « avènement » s’effectue dans « la violence ouverte de l’oeuvre »127 . Celle-ci nous semble rendue non seulement dans le symbolisme majeur du chaos et du séisme mais aussi dans la dynamique même du texte. L’oeuvre est ainsi ouverte aux métamorphoses.

Notes
109.

« L’écrivain et le citoyen » , in Esprit, oct. 1979, p. 307.

110.

Jacqueline ARNAUD. « Le roman maghrébin en question chez

Khaïr-Eddine, Boujedra et Ben Jelloun » in Revue de l’Occident

Musulman et de la Méditerranée . N°22, 2ème semestre, 1976, Aix-en-

Provence, p. 63.

111.

« Le retour au Maroc » in Ruptures . N°2, Rabat : sept-oct. 1981,

p. 13.

112.

Jacqueline ARNAUD. op. cit.

113.

Comme ils l’étaient chez Khaïr-Eddine lui-même.

114.

Pierrette GALAND-PERNET. « Le thème de l’errance dans les

littératures berbères » in Itinéraires et contacts de cultures , Les

littératures du Maghreb . N°4-5. Paris : L’Harmattan/Publications du

Centre d’Etudes Francophones, Université Paris 13, 1984, p. 269-310.

115.

Almaghrib . N° 3588, Rabat, 18-19 sept. 1988, p. 15.

116.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 149.

117.

Marc GONTARD. Al Assas . N° 52/53, mai-juin 1983.

118.

« La langue de l’eau et des pierres sauvages » in Al youm Essabii. 10

avril 1989, p. 35, (en arabe) , traduit par Abdellatif ABOUDI. op. cit. p.5.

119.

Paul ZUMTHOR. op. cit.

120.

Jean-François CLEMENT. « Panorama de la littérature marocaine

d’expression française » in Esprit . N°6, juin 1974, p. 1065.

121.

Maurice BLANCHOT. L’espace littéraire. Paris : Gallimard « Idées » ,

1955, p. 10.

122.

Maurice BLANCHOT. op. cit.

123.

Comme l’aborde Maurice BLANCHOT.

124.

Maurice BLANCHOT. ibid. p. 11-12.

125.

«  (. . . ) intégration de la multiplicité des changes sémantiques dans l’unicité d’une présence. » : Paul ZUMTHOR. op. cit.

126.

Maurice BLANCHOT. op. cit. p. 11.

127.

« vers laquelle est tout entier tourné l’écrivain dans l’épreuve du

vide. » ibid.