2) : La subversion générique.

Opérant sur les formes et les genres littéraires, traditionnels, l’écriture de Khaïr-Eddine supprime, rature les frontières, les rendant fictives, entre le narratif, le poétique, le discursif et le théâtral. Dans cette oeuvre , le récit côtoie le poème et la mise en scène théâtrale est partout présente. Ces différentes modalités d’expression du langage et de la littérature se trouvent ainsi mêlées, confondues, utilisées comme des variantes possibles du dire et du texte.

« ‘Il n’y a pas de roman, pas de poème, maintenant il y a l’écriture’ » , déclare Khaïr-Eddine128. Ce qui est alors raturé, c’est le modèle, le genre, la norme littéraires. Déjouant les limites du genre, les faisant éclater et les subvertissant, l’écriture dynamite tous les repères connus de lisibilité du texte par la mise en place d’un système scriptural, régi par le principe de la remise en question.

Texte inaugural, récit du non-lieu, écriture du séisme comme métaphore symbolique de cette « écriture raturée d’avance » , quand il opère sur le langage, Agadir pose singulièrement la question du lieu théorique de son écriture, c’est-à-dire de son genre et de la localisation de son propre dire. Ceci d’autant plus qu’il ne dit pas son nom et refuse toute identification littéraire convenue et préétablie. « ‘Khaïr-Eddine va beaucoup plus loin dans la destruction des formes. Ce que l’éditeur n’ose plus appeler roman et qui pourtant conserve quelques éléments de narrativité, se déverse en éruptions, en coulées verbales, comme de la lave en fusion’. »129 .

Ce qui est désigné comme « roman »130 par la page de couverture n’échappe pas au brouillage du genre romanesque traditionnel autour duquel va se déployer l’écriture d’Agadir, s’élaborant selon un processus de construction/déconstruction, tout à fait caractéristique de l’écriture de Khaïr-Eddine.

Dans ses structures, le texte travaille contre l’uniforme et le systématique. Le récit est lieu de l’hétérogène et du baroque. L’oeuvre littéraire n’est pas vue ici comme univers structuré et hiérarchisé mais perturbé, notamment par la pratique et le retour du refoulé - dans Agadir , il s’agit du chaos - et une autre vision de l’histoire. On retrouve à l’oeuvre dans l’écriture de Khaïr-Eddine cette « ‘machine à rompre le fil des événements’ »131 qui procède au brouillage incessant et à la discontinuité permanente, pratique qui tend à lutter contre tout pouvoir uniformisateur.

Ainsi, le récit d’Agadir va s’inscrire dans un inter-lieu et un inter-dit - et ici l’espace qui joue un rôle majeur est essentiellement celui du dire - entre l’originel, le lieu natal, point de départ du récit (p. 9) et l’ailleurs/devenir, aboutissement du récit (p. I43). S’ouvrant sur le lieu natal, quitté pour un voyage, une mission en un lieu innommé - la « ville inaccessible » - par le texte, et sans doute innommable, le récit débouche sur un ailleurs désiré et ultime mot du livre.

L’écriture effectue alors un trajet partant de la ville natale, lieu d’un dire, celui du même, qui a du mal à s’énoncer, vers un ailleurs, lieu d’un dire autre, celui de l’Autre, différent, rêvé, auquel le moi nouveau aspire, « nu simple, ailleurs » (p. I43). Or, ce trajet n’est en rien linéarité traditionnelle puisque la mission annoncée n’aboutira jamais et que le récit qui l’englobe restera en suspens, à l’instar de tous ceux qui composent l’oeuvre . L’écriture se perçoit alors comme art cinétique, art du mouvement, favorisant la métamorphose générique.

Loin de se conformer à un agencement logique et traditionnel, celui du récit ou roman classique, le texte se joue de lui tout en le déjouant, le déviant, le détournant de lui-même, pour instaurer sa propre rhétorique du « dire-vrai » et du « bien-dire » et enfin, du dire de « je » . ‘« Il ne suffit pas d’avoir perçu l’organisation interne du livre pour le comprendre pleinement. Il faut encore surmonter l’obstacle du style car l’auteur refuse toute concession à la facilité. Souvent il supprime la ponctuation, qui lui semble une surcharge car le texte traduit, selon lui, un rythme respiratoire. Il passe sans transition du style direct au style indirect. Il ne dédaigne pas les artifices graphiques (. . . ) Khaïr-Eddine aime les jeux de mots, les tournures inhabituelles (. . . ) mais surtout, il manifeste une grande prédilection pour les mots difficiles, ou même les néologismes (. . . ) Il faudrait presque conseiller à quiconque entreprend la lecture d’Agadir d’avoir un dictionnaire à portée de la main. Car Khaïr-Eddine ne cherche nullement à faciliter l’accès du lecteur à son oeuvre . Il souhaite de lui une collaboration active.’ » 132 .

L’écriture procède à un minutieux travail de désorganisation des codes. Tous les procédés mis en oeuvre créent le rythme nécessaire pour que le texte se dise tel qu’il s’est choisi : déferlement de mots, flux des images, variations typographiques, phrases courtes et saccadées, absence totale de la ponctuation ou usage excessif de celle-ci. Remarquons que l’apparition de la ponctuation n’ordonne pas pour autant le texte mais contribue par la condensation des phrases courtes à la densité du texte qui devient alors grouillement de mots.

Ainsi, le lieu dans lequel se déploie l’écriture d’Agadir et dont elle va se nourrir, est paradoxalement celui de l’anéantissement, de l’effondrement des structures, au premier chef, celles de l’écriture et du récit dans leur acceptation traditionnelle. Le genre serait alors « ‘une certaine configuration de possibles littéraires ’»133. La quête des repères, qu’ils soient demeure, ville ou langage, ce dernier étant le repère fondamental, constitue la préoccupation essentielle du récit. Tout en abolissant les jalons classiques qui pourraient notamment en faciliter la lecture, celui-ci tend vers d’autres repères, cherche à les construire.

Le déploiement de cette quête passe par ce travail de recherche, de fouille semblable à la tentative de la population anéantie dont le narrateur souligne ‘« la volonté (et) la foi (qu’) elle met à sortir des décombres ce qui n’est plus utilisable ’» (Agadir, p.15) et ce, afin de déjouer la catastrophe et la mort. L’écriture du chaos et le désordre textuel tiennent de cette quête éperdue des traces de vie dans cet espace d’effacement des marques et d’effondrement des signes.

Trajectoire du désir que celle de l’écriture d’Agadir, tout d’abord, désir d’une parole autre que le récit va quêter dans ce lieu de la ville morte, détruite mais recherchée et à refaire. Espace vide et absent, ce lieu de la ville morte est le théâtre de la confrontation des discours et en cela, lieu apocalyptique, catastrophique mais en même temps, celui de tous les possibles du langage, de toutes les paroles, où elles semblent s’anéantir par l’acte même qui les accomplit.

De ce fait, Agadir serait le lieu totalisant tous les genres littéraires, en les subvertissant chacun par cette totalisation même. Avec Agadir, nous sommes dans un chaos fondateur du point de vue qui nous intéresse ici, celui d’une oeuvre qui s’énonce et s’annonce dans la subversion du genre. « ‘Toute oeuvre change donc le genre, modifie l’ensemble des possibilités’ » 134. La question du genre se pose dans l’oeuvre, dès le premier texte, à travers le symbole majeur du séisme lors duquel seule la parole semble résister.

Il apparaît donc que le champ de l’écriture tel qu’il se dessine dans Agadir, comme premier texte de l’oeuvre, soit ouvert comme lieu de rencontre formelle entre narration, poésie, discours et théâtre, comme espace de parole et d’interpénétration des formes. Agadir, comme les textes qui vont suivre relèvent du « lyrisme éclaté » et du « théâtre à éclipse » 135 .

« ‘Les genres existent à des niveaux de généralité différents et le contenu de cette notion se définit par le point de vue qu’on en a choisi’ »136. Agadir montre une écriture traversée par une formidable puissance de la parole qui cherche à se dire dans l’ici et maintenant, en dehors de toute contrainte, notamment linguistique et générique.

L’enjeu semble se dérouler sur le terrain de la langue. C’est pourquoi la question du genre, qui fonde sans doute la langue sur un plan littéraire, est réglée ici en termes violents, faisant du texte un lieu privilégié et conflictuel, celui de la parole qui se joue de la forme générique. « ‘La relation du texte singulier avec la série de textes constituant le genre apparaît comme un processus de création et de modification continue d’un horizon’ »137. Ne s’agit-il pas en fait d’installer « quelque chose » d’étranger à l’intérieur d’une langue, d’une forme et de les habiter?

Tout se passe comme si au fondement de l’oeuvre, l’écriture sismique, dans son travail de (re)fondation ne peut que (re)découvrir à son tour la langue et le genre. Il s’agit alors de se faire une place au sein d’une langue et de la littérature. Ce travail de fondation, de construction, plus que d’affirmation, justifie et nécessite la remise en question des structures de la langue et des genres qui fondent la littérature.

De ce point de vue, l’abolition des genres chercherait à se distancier d’un certain ordre de valeur, d’une esthétique mettant en cause le statut de l’oeuvre et aussi celui de la littérature : ‘« Je relirai les vieux textes, décortiquerai les moindres particules de phrases. Les syllabes voleront en éclats; puis je déchirerai passionnément les cahiers anciens et je me remettrai à écrire. »’ (Corps négatif, p.27) .

Dans Corps négatif suivi de Histoire d’un Bon Dieu comme dans Agadir, le rejet de toute catégorisation, quant au genre littéraire adopté, empêche toute identification formelle. Seul point notable, dès l’abord, le livre se présente en deux parties liées l’une à l’autre dans le titre et dans le même projet scriptural. Corps négatif suivi de Histoire d’un Bon Dieu puis Moi l’aigre sont travaillés, par le corps négatif, individuel et social à expurger. Dans Corps négatif, un « je », celui d’un jeune homme, sonde son passé et tente de se libérer de ce passé renié, à travers un récit où le corps négatif qui l’habite et le ronge est ainsi saigné par une écriture incisive.

Aussi, l’écriture va-t-elle procéder à l’éclatement méthodique de toutes les structures du moi et du mythe à travers le dynamitage du texte qui frappe alors en tant que corpus déchiqueté par la violence de l’écriture explosive, tout d’abord à son encontre. Comme dans Agadir, celle-ci s’exerce sur tout repère formel, par l’absence d’étiquette concernant le genre du texte. Ce second livre de Khaïr-Eddine restera encore indéfini par le mélange des formes romanesques, poétiques, théâtrales, où la nouvelle côtoie l’essai et le discours politique. Les frontières du genre sont ici continuellement redéfinies. Né de cette confusion et de cet amalgame, le texte puise encore dans l’infini des possibilités du langage car seul le dire importe, seuls les mots prévalent quand il s’agit de libérer un trop plein.

Histoire d’un Bon Dieu donne à l’histoire personnelle, individuelle, entreprise dans Corps négatif, une dimension collective. Il l’inscrit dans un contexte socio-historique où prennent place la déchéance d’une haute figure de pouvoir ainsi que l’effondrement du mythe. Le verbe iconoclaste dénonce ici la triple figure de Dieu, le Roi, le Père, donnant au corps négatif une épaisseur socio-politique. Tout le livre s’énonce alors comme une entreprise de libération par les mots et poursuit son oeuvre de dynamitage et de guérilla scripturale, atteignant tout d’abord la notion même de genre comme norme littéraire, voire sociale138, les deux étant liées dans Histoire d’un Bon Dieu .

Si « ‘les genres se transforment dans la mesure où ils participent de l’histoire et s’inscrivent dans l’histoire dans la mesure où ils se transforment’ »139, le traitement générique opéré ici, formule une conception de l’oeuvre où l’écriture explore les différents modes du dire dans une stratégie de critique opérationnelle, visant à dynamiter tout un système totalitaire, familial, social, religieux et politique, à travers une construction chaotique du texte qui joue du brouillage des pistes et de la perte du sens pour dire la violence du monde.

C’est ainsi que l’histoire du « Vieux » dans Moi l’aigre devient celle du système qui l’a produit et qu’il perpétue, système que l’écriture s’applique à détruire par la destruction même des formes et de cette lisibilité. Le langage devient dans Moi l’aigre : « ‘un crépitement de balles, et une montée de hurlements étouffés. ’» (p. 28).

De ce point de vue, l’émergence du discours politique et philosophique dans le récit proprement dit, constitue un autre élément de rupture et de brouillage. La référence à une réalité socio-politique est constante dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine, à l’exemple du Déterreur . Cette résorption du narratif dans le discursif marque chez l’écrivain l’engagement du récit comme parole sociale et accentue les fluctuations des notions de fiction et de réalité au niveau du texte qui participent aussi de la métamorphose générique.

Ceci donne lieu à une prise de position dans laquelle la narration cède souvent le pas au discours sur la question de l’engagement de l’écrivain. Répondant à ceux qui interprètent négativement cette remise en question, Khaïr-Eddine déclare : « ‘Ce sont des gens incapables de savoir le moindre mouvement de l’écriture (. . . ) c’est un travail d’une extraordinaire densité, qui nécessite un effort déterminant. Sans vouloir mettre en accusation ces gens-là, je leur demanderai simplement de relire ces livres, en jetant aux orties leur petit moi bardé d’agressivité et d’impuissance. On ne peut regarder le soleil en face sans encourir le drame de la lucidité. Ce qui manque à ces gens-là, à mon sens, c’est l’expérience de l’errance intérieure. Pour eux, l’écriture est un produit de consommation immédiate, c’est une matière consommable à l’instant, ce n’est pas un éclair intense’»140 . Retenons que l’écriture conçue comme « force franchement sociale et historique » , comme appartenance « à tout un peuple » est aussi entrée « dans la vie des autres » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 154) .

Constatons dans ce processus fréquent dans l’oeuvre de redécouverte de l’histoire de soi et de tentative de retrouver la genèse de l’écriture, la mise en fiction de l’écriture elle-même à la fois par l’insertion dans le tissu narratif, dans l’espace fictionnel, du poème tel que le jeune écrivain en composait, sans doute (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 149) et par l’introduction de l’écriture comme élément dans la narration : « ‘Je voulais donner à mon engagement d’écrivain une force franchement sociale et historique’ » , lit-on dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 154) .

Subvertissant l’ordre du récit, l’irruption du verbe poétique est récurrente dans chaque texte de l’oeuvre . Dans Agadir, elle se manifeste à travers trois fragments paradoxalement organisateurs du récit comme repères formels et symboliques. Elle peut aussi exprimer un contenu politique comme dans le passage du tract dans Histoire d’un Bon Dieu (p. 175) , privilégiant une énonciation débordante par laquelle l’énonciateur exhibe sa geste oratoire. Celle-ci s’inscrit très souvent dans une dimension théâtrale, omniprésente dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine.

L’écriture intermittente pratique l’ellipse, fonctionne par éclipse et trouve dans le théâtre une possible élaboration du dire. La mise en scène théâtrale s’avère la forme privilégiée pour réunir différents aspects qui se présentent dans le récit de Moi l’aigre, dans lequel se déroule un drame en onze séquences, avec un prologue et un épilogue. Il arrive aussi que le texte dérive vers la série policière, le roman-photos et le film pornographique. Abandonnant l’histoire de « l’Aîné », le texte introduit une longue séquence dramatique (Moi l’aigre, p. 119-132) dans laquelle trois personnages figurent les acteurs d’une scène de violence dont le paroxysme est atteint lors de la description d’un corps ayant subi la torture (p. 129) .

Le théâtre mêlé au récit - auquel s’apparente le long passage (Moi l’aigre, p. 127-129) qui dépasse la simple indication scénique - sondent les arcanes de la violence coloniale, policière et politique, rendue à travers la brutale simplicité des dialogues et des gestes ainsi que le tableau du corps torturé.

Si dès Agadir, le théâtre s’impose et se veut « ouvert sur la vie’ »(p. 49) , s’il est encore présent dans Histoire d’un bon dieu ou dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, à travers une séquence théâtrale relevant de la satire politique, Moi l’aigre est sans doute le texte dans lequel on trouve toute une réflexion sur l’écriture de manière générale et le théâtre en particulier. Cette réflexion pointe « le théâtre dans ce qu’il a de plus immédiatement prenant. » (Moi l’aigre, p. 39).

Notons que le genre subverti devenant forme subversive, se crée tout un processus en spirale de subvertissement de la forme par le poétique ou le dramatique. C’est ainsi que la forme poétique ou la forme dramatique, théâtrale, formes subversives d’autres formes, répondent aux exigences d’une parole scripturale qui semble seule commander le texte. C’est sans doute ce qui fait dire que la narration dramatique, le dramatique « ‘est le genre littéraire auquel l’écriture se réfère avec le plus d’insistance ’»141 .

Cette parole scripturale, ainsi indéfinie par la métamorphose générique, dans laquelle le poétique et le dramatique sont travaillés et traversés l’un par l’autre, s’inscrit aussi dans la rupture, la faille, dans un écart où vient se loger à la fois le plaisir pervers - ne l’est-il pas toujours ? - du texte142, la notion d’écriture/non-écriture et le brouillage générique rejoignant le thème de la transgression de la loi et de la jouissance, y compris par rapport à l’écrit et aux genres, analysé par Barthes.

Force est de constater jusqu’ici qu’on ne peut ramener l’oeuvre au genre. En effet, on se trouve en présence d’une oeuvre qui semble refuser la médiation du genre, fonctionnant comme règle : « ‘Le roman est mort vive la poésie le théâtre est mort / vive / l’atome pluriel des mots qui s’écrivent sans plus / décrire / (. . . ) ce mot qu’on vient d’enterrer remettons-le en place / sous des tonnes des mottes des fumiers de tendresse et mettons à profit le langage tant dit tant roupillé / peut-être même déjà crotté / pour térébrer / esquinter / le dictionnaire. Je vous vends mes mots dix coups de / poings. Ouvrez l’oeil’. » (Moi l’aigre , p. 156. ) .

L’oeuvre propose une réflexion sur les possibilités littéraires qui s’offrent à l’écriture et le jeu sur et avec le genre, comme pratique scripturale fondatrice d’une esthétique de la métamorphose dans laquelle la script-oralité - que traduit entre autres la prédominance du dramatique déjà notée - serait recherchée plus que la scripturalité. Or, l’espace scriptural présent dans l’oeuvre comme son écriture sont en perpétuel mouvement, en incessante métamorphose. Ce mouvement et cette métamorphose s’inscrivent dans un rapport avec l’univers de l’oralité et notamment sa production mythique, en subissent son impact. Loin d’être close sur elle-même, l’oeuvre s’articule avec l’espace de l’oralité, s’ouvre sur son esthétique, s’imprègne de cette esthétique tant au niveau de sa thématique que de ses formes scripturales.

De ce point de vue, la longue errance que prolonge chaque texte depuis Agadir conduit à celui de Légende et vie d’Agoun’chich, dernier récit, conçu par l’auteur lors de son retour d’exil. Entrepris jusqu’ici, à partir de l’ébranlement des fondements mêmes de l’écriture et de la littérature, le parcours de l’oeuvre mène à l’élaboration du présent récit, dans sa forme la plus construite143 et investie par le conte, la légende et le mythe.

L’espace « sudique » va générer cette « parole réelle adressée par le narrateur au lecteur » par laquelle Todorov définit le discours144 qui opère dans une première partie du livre (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 9-21) , au croisement de l’exposé riche en descriptions de la géographie physique du lieu, du documentaire sur sa culture ancestrale, transmise par les femmes, du reportage sur son actuelle réalité sociale, en mutation et enfin, de l’exhortation à un combat pour la préservation d’une culture et d’une identité en péril. Le discours qui prévaut dans ce premier volet du texte réunit dans une même symbolique du site, la langue, l’arganier millénaire, la femme et la culture.

Chaque étape du voyage qui se déroule toujours dans le Sud, génère le documentaire et le commentaire, la reconstitution d’un mode de vie, la renaissance de l’histoire du Sud. Celle-ci vise à montrer que ce monde avait son équilibre et chacun y connaissait et y occupait sa fonction. Ce monde là a perduré dans l’histoire, à l’instar de ce « ‘village (qui) ressemblait plus à un nid de rapace qu’à une agglomération humaine. Il était quasi imprenable pour qui voulait l’investir depuis le vallon.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 111) . Une fois de plus, il s’agit de mettre l’accent sur la lutte des ’‘anciens, toujours en butte à des ennemis irréductibles’’ (p. 111) contre la violence corruptrice et destructrice des valeurs ancestrales. Le propos et la fonction de l’épopée ne sont jamais très loin, même dans le commentaire historique !

Nous sommes donc en présence d’une oeuvre qui dans sa pratique réfractaire au respect des règles formelles et génériques semble tendre plutôt vers la construction du texte dans sa spécificité « khaïr-eddinienne ». L’auteur appartient à cette génération d’écrivains marocains de langue française qui a frayé en l’inventant la voie d’une littérature où un langage neuf découvre un projet novateur, une nouvelle sensibilité et une esthétique autre. Comme chez les autres écrivains de cette génération, chez Khaïr-Eddine, les genres traditionnels que sont le récit, le poème, le théâtre et l’essai, sont modifiés par sa pratique scripturale, traversés par un langage qui les met en question.

Pénétrer dans cette oeuvre, c’est s’aventurer dans un espace où les repères, les balisages sont brouillés. C’est pourquoi nous abordons cette oeuvre du point de vue de la notion de texte, plus que celle de genre. Dans cette première partie de notre travail, cette notion nous semble opérationnelle dans la mesure où elle rend compte de la démarche et de la pratique scripturale de Khaïr-Eddine : expérimenter tous les possibles du langage145. Le texte en est ainsi l’expression. Il rassemble ces possibles du langage. Que signifie ici le texte ? Sans nous replonger dans les diverses théories relatives à cette notion, retenons de cet ensemble théorique, quelques circonscriptions intéressantes pour cette recherche.

Précisons tout d’abord que nous sommes loin de toute conception de clôture et d’idéalisation du texte. Certes, chaque texte de l’oeuvre forme, au premier abord, une unité en soi, un ensemble marqué par un début et une fin, une structure de signes linguistiques écrits, une suite organisée de phrases et une composition de parties enchaînées. Au-delà de l’énoncé manifeste, le texte est appréhendé ici comme objet polymorphe et comme dynamique. Il devient processus, « ‘procès scriptural, jeu de différences, dépôt et transit de la signifiance’ »146. Il est alors saisi dans une perspective dissidente, de dissolution. L’écriture rature le sens unique du texte et l’univocité du langage.

De ce fait, nous sommes dans une optique stratégique et subversive, d’après laquelle le texte fonctionne comme révélateur à analyser pour comprendre les opérations qui le dynamisent. Le texte est considéré alors comme travail et traversée de la signifiance, comme productivité, comme trace de sa propre germination. Ainsi, d’abord vu comme mode de fonctionnement du langage et perçu à travers sa dimension communicative, le texte est saisi comme productivité, comme lieu du « pouvoir génératif » 147 du langage.

S’il est un mode de fonctionnement du langage, le texte est aussi un système signifiant portant en lui-même le double processus de la production et de la génération dans lequel on peut retrouver en profondeur une pratique signifiante. Structuration spécifique d’une opération discursive, il est une procédure productive à effet génératif, renfermant la polysémie, l’interférence discursive. C’est là qu’intervient entre autres, l’oralité. Mis en relation avec d’autres textes de la littérature orale et écrite, le texte est lieu d’intertextualité et de dialogisme, il devient appareil translinguistique. Considéré sous l’angle de la productivité, le texte est alors une surface structurée, à usage représentatif et communicatif, l’extériorité d’une intériorité. La signifiance devient alors découverte d’un sens pluriel, mobile et dynamique.

Réceptacle dans lequel se dépose le sens multiple, lieu « d’une infinité dynamique »148 , le texte est mise en place de réseaux discursifs par l’écriture qui joue sur la matérialité de la langue149. L’organisation dialogique et dialectique du texte nécessite une référence à la théorie de l’énonciation. De ce fait, « ‘le texte (littéraire) est donc un discours à plusieurs voix, à énoncés d’origines diverses, à plusieurs couches énonciatives qu’il s’agit d’identifier et de délimiter afin de pouvoir formuler leur interaction dialogique’. » 150 .

Le texte devient alors collage et le genre se dessine comme mode du dire et non comme norme. Par le procédé du collage, chaque texte contient en germe un récit possible, un poème possible, un théâtre possible, qui sont autant de façons de dire les choses. C’est de leur combinatoire que naît et se nourrit le texte et que s’accomplit l’acte énonciatif. Même un texte comme Légende et vie d’Agoun’chich qui présente une forme plus construite mais néanmoins bariolée, procède de et à ce collage.

Se pose ainsi la question de l’identité générique en termes de brouillage de celle-ci. Nous aurons à le développer plus avant, mais disons pour l’heure que ce brouillage de l’identité générique participe du désir de parole qui est au fondement de l’écriture de Khaïr-Eddine. Ce brouillage générique met l’accent sur la mobilité de toute forme et l’énergie qui la porte151. Si dans l’écriture de Khaïr-Eddine, elle semble n’obéir à aucune règle, c’est qu’elle tend dans une conscience poétique de la forme, non pas à se poser comme schème, ce qu’elle récuse, mais à être dans son incessante recréation, dans sa tentative de se faire rythme et mouvement.

C’est pourquoi, la question du genre se formule ici en termes de conjugaison, de combinatoire, de fusion et de synthèse - de là, « la fonction organique de l’écriture » que nous développerons dans son rapport avec « l’écriture raturée d’avance » - . C’est donc dans son accomplissement même que l’écriture secrète sa propre forme générique. C’est dans sa génération qu’il faut chercher la «forme/force » du texte chez Khaïr-Eddine. Nous touchons là à la fonction du devenir que nous avons déjà abordé précédemment et que nous traitons plus avant dans cette analyse. Nous pointons aussi la dynamique subversive inhérente à la nature du génotexte152.

Ainsi dans cette première approche qui vise à saisir les structures et les formes de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, il apparaît que celles-ci échappent à toute saisie générique et s’inscrivent dans une dynamique subversive des genres, celle évoquée justement à propos du génotexte, cherchant à faire du texte un lieu « ‘d’où procède et où tend la totalité des énergies constituant l’oeuvre vive’ » 153.

C’est sans doute la raison pour laquelle, la turbulence, le sismique, le tellurique, la dynamique tectonique, le chaos inaugural, s’inscrivent à la fois dans le premier récit, Agadir et dans le dernier recueil de textes poétiques, Mémorial, comme principe d’écriture, pouvoir fondateur d’une forme scripturale résultant de l’impact mutuel de différentes techniques, de codes variés, engendrant le texte, dans l’entre-choc du poétique, du narratif, du dramatique et du discursif.

Dans sa non-conformité aux normes génériques, le texte donne réalité à la dynamique qui le fonde et s’instaure comme pratique, productivité, performance, en tant que savoir-faire, savoir-dire et savoir-être dans la durée et dans l’espace, situant l’écriture plus dans les catégories du procès - dont relève la métamorphose générique - que dans celle du faire.

Nous sommes là dans une poétique proche de celle exposée dans l’introduction à ce travail, du point de vue de l’oralité. Disons pour l’instant que cette pratique scripturale privilégie la parole en acte, en une redistribution à la fois de la langue et des genres, répondant au seul impératif de la parole productrice d’une sorte d’instantanéité formelle et générique suivant , son besoin, son urgence et son désir.

Ainsi, le brouillage générique dans lequel toute forme générique subvertie devient subversive à son tour, semble réévaluer l’identité générique non pas en termes figés, monolithiques mais multiples et dans le changement perpétuel, privilégiant le performatif et l’énonciatif. La circulation d’un genre à un autre se révèle féconde.

Cette circulation et cette multiplicité génériques ont pour effet de pointer la dynamique de la parole en acte dans l’écriture, la matérialité du verbal, l’écriture organique. Elles décloisonnent aussi le champ scriptural, ouvrent l’étendue de l’oeuvre, inscrivent un espace.

Notes
128.

Les lettres françaises , 20 sept. 1967.

129.

Jacqueline ARNAUD. op. cit. p. 63.

130.

Dans la réédition d’Agadir. Paris : Seuil, Coll. « Points », 1992.

131.

Jean RICARDOU. Le Nouveau Roman. Paris : Seuil,

1973/1990, p. 62.

132.

Martine HENNEBELLE. « Agadir de Mohamed Khaïr-Eddine » in

L’Afrique littéraire et artistique . N°5, juin, 1969, p. 11.

133.

Paul ZUMTHOR. Essai de poétique médiévale. Paris : Seuil, 1972.

134.

Tzvetan TODOROV. Introduction à la littérature fantastique . Paris :

Seuil, 1970. p. 8.

135.

Jacqueline ARNAUD. « Moi l’aigre de Mohammed Khaïr-Eddine » in

Les Cahiers de Tunisie . N°75-76, T. XIX, 1975, p. 1353.

136.

Tzvetan TODOROV. op. cit. p. 9.

137.

Hans Robert JAUSS. « Littérature médiévale et théorie des genres »

in Poétique I. Paris : Seuil, 1970, p. 85-86.

138.

« (. . . ) c’est à partir du genre et de ses règles que le texte se constitue

en unité conventionnelle de la pratique sociale » , Wolf Dieter

STEMPEL : « Aspects génériques de la réception » in Théorie des

genres . Paris : Seuil, 1986, p. 163.

139.

Hans Robert JAUSS. Ibid. p. 79-101.

140.

L’écrivain et le citoyen . op. cit. p. 307.

141.

Christian BOUILLON. Analyse de contenu d’une vision du monde : M.

Khaïr-Eddine : imaginaire poétique, exil et mutation de la vallée des

Ammelns . Th. 3ème c. Paris III : 1980, p. 192.

142.

Roland BARTHES. Le plaisir du texte. Paris : Seuil, « Tel Quel » , 1973,

p.14-15.

143.

Comparativement aux autres récits de l’oeuvre .

144.

« Les catégories du récit littéraire » in Communications 8 . Paris :

Seuil, 1966/1981, p. 144.

145.

Mais n’est-ce pas ce que tente de faire tout écrivain ?

146.

Gérard Denis FARCY. Lexique de la critique . Paris : P. U. F. 1991, p. 98.

147.

Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage . ibid.

148.

ibid. p. 445.

149.

Graphie, ponctuation ou absence de ponctuation, sonorités, jeux de

mots.

150.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 24.

151.

« à la limite et paradoxalement : forme égale force . » écrit Paul

ZUMTHOR. Introduction à la poésie orale . op. cit. p. 79.

152.

Gérard Denis FARCY. op. cit. p. 51.

153.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 81-82.