1) : Récits en éclats : déconstruction/construction.

Il sera question ici du volet désigné par le terme « récit » au sens où Todorov l’entend, lorsqu’il considère « ‘le récit uniquement en tant que discours, parole réelle adressée par le narrateur à un lecteur’ » 154. Nous verrons à travers l’analyse de sa structure et de son contenu narratifs155 comment se pose la problématique du récit chez Khaïr-Eddine, telle qu’elle apparaît dans Agadir , Corps négatif suivi de Histoire d’un Bon Dieu , Moi l’aigre, Le déterreur , Une odeur de mantèque , Une vie, un rêve, un peuple toujours errants et Légende et vie d’Agoun’chich.

Dans Agadir, le chaos constitue le préalable à une (re)construction, celle du récit proprement dit et celle de l’oeuvre, à la création d’un univers, celui du récit qui n’en finit pas de déstabiliser donc un anti-univers en quelque sorte. Ici, la littérature se fait expression ou création de nouvelles relations avec le monde. L’(en)quête annoncée dans Agadir va se dérouler dans le chaos de la ville anéantie et en même temps, de façon métaphorique, dans l’espace du dire touché lui aussi par la catastrophe. Retenons le fait que le narrateur dit avoir « ‘eu le journal qui relatait la catastrophe ’» (Agadir , p.1O), désignant ainsi l’écriture comme dépositaire de cette catastrophe, ce dont nous tentons de montrer la traduction formelle.

Texte/manifeste, Agadir lie son sort à celui de l’espace, c’est-à-dire de la localisation de son dire, ainsi que nous l’avons vu précédemment. Précipité d’espace en espace et malgré les tentatives de fuite qui sont autant de diversions de la narration, le récit reste hanté par un lieu - la ville recherchée, hypothétique - caractérisé par le manque : « ‘sans rues, sans feux rouges, sans foule, sans couleur, sans terre (. . . )’ » (Agadir , p. 37), lieu mort, détaché du terrien et de l’humain. Cette précipitation d’un abîme à l’autre, génère une succession de micro-récits qui apparaissent comme des modalités du récit global qui en serait la somme et différentes façons de le dire, y compris dans le procédé du renversement.

Cette problématique de construction-déconstruction se lit dans la stratégie scripturale adoptée. Notons que cette dernière est déjà contenue dans la mise en place même du récit (Agadir, p. 9-IO) qui tient lieu de long incipit, repérable à sa présentation visuelle, favorisée par l’absence de ponctuation, marquée par la majuscule inaugurale de la phrase traditionnelle (p. 9) : « C’est » et le point final après « cette ville » (p. 1O), signe que la phrase est terminée.

Il est clair que ce type d’embrayage du texte constitue d’emblée un éloignement par rapport aux normes habituelles. De ce point de vue, l’incipit affirme sa valeur fondamentale et symbolique comme « ‘décision sur le monde et sur le texte. Sur le monde, car le romancier fait alors choix de ses matériaux de départ parmi les objets, les lieux, les moments, les êtres et les mots que l’univers lui propose. (. . . ) . Sur le texte, car le roman quitte alors le domaine infini des possibles pour produire son propre espace, définir son parcours spécifique, engendrer sa lecture’. » 156. Nous reviendrons sur la charge symbolique de cette inauguration d’Agadir, constatons pour l’heure, qu’à un niveau formel, cet incipit instaure une écriture de l’éloignement et de la rupture à l’égard des pratiques scripturales traditionnelles.

En effet, le point de départ du récit : « C’est le matin enrobant les derniers toits de ma ville natale tout à fait devant soi l’horizon moite percé de rayons aigus (. . . ) » (Agadir , p. 9) , se situe dans l’ordre du descriptif et du visible, cherche à travers la mise en place d’un décor romanesque à introduire le réel dans le champ scriptural de la fiction. Cette introduction du réel est appuyée par l’emploi de l’indicatif « C’est », « enrobant » , mode du réel, de la présence et de l’instantané.

Toutefois, ne nous y trompons pas, cette illusion référentielle est ambiguë à plus d’un titre. Tout d’abord, en tant qu’illusion, comme l’indique son nom, puis en tant que description de l’apparition furtive et presque irréelle de la ville natale, perçue dans une image brumeuse, à travers ses « derniers toits ». La désignation métaphorique participe de cette écriture de l’éloignement situant cette figure inaugurale non pas dans l’ordre du réel mais dans celui de l’imaginaire, de l’inaccessible, dans l’ordre de quelque chose qui s’éloigne. Nous touchons là à la densité symbolique de cet incipit.

Ainsi, l’incipit dérive et s’éloigne du réel par le symbolique et l’imaginaire pendant que le descriptif cède rapidement le pas au narratif puis au discursif, celui du compagnon de voyage. Ce qui apparaissait comme une structure première, de facture traditionnelle, c’est-à-dire le récit inauguré par une description introductrice du réel, donnant des indications spatio-temporelles : « le matin » , « ville natale » - mais qui ne sont pas précises, remarquons-le - semble constituer le point de départ de la dérive du texte.

Livre inaugural, renouant avec le récit comme art de la connaissance et de l’ébranlement des savoirs, Agadir cherche son emplacement, interroge son propre espace, espace littéraire, s’entend. S’appuyant sur l’idée du chaos producteur, Agadir inaugure une vision nouvelle du monde et du récit, dans le sens où il ne cherche pas à restituer l’image d’un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable157 . A l’instar de celles du Nouveau Roman, les stratégies scripturales mises en oeuvre tendent à mettre en scène le souterrain, les profondeurs abyssales et non à se tenir à une réalité de surface. C’est pourquoi, tout vole en éclats, tous les repères de cette réalité : le cadre spatio-temporel aussi bien que les personnages ou encore l’intrigue inexistante.

Tout concourt dans l’écriture à exprimer l’éclatement. Celui-ci se manifeste dans le découpage même du texte, dans sa fragmentation très souvent marquée par des séquences qui s’ouvrent sur l’idée de la coupure ou du passage brutal à une nouvelle situation, se projetant « in média res » .

L’écriture tente ainsi de se trouver un élan narratif et instaure quelques éléments nécessaires à une économie narrative. Dans Corps négatif, cette économie semble s’organiser à partir du récit de la rencontre d’un « nous » formé par « je » et « Elle » , entité mythique – « Elle était loin et je ne cessais de l’inventer » (Corps négatif, p. 23) - couple en fuite dont l’errance se poursuit jusqu’à la fin du récit qui dévoile le mystère de « nous » errant (p. 84). Le récit de « nous » donne lieu à des fragments narratifs qui apparaissent par intermittence, tout au long du texteet sont souvent introduits par des expressions de départ et de fuite.158 .

Ce type d’émergence dans le texte se double du fait que la narration liée à ce souvenir (Corps négatif, p. 12) souligne combien il travaille l’écriture obsédée par l’image mythique de « Elle » : « Elle était morte, mais elle reparaissait au détour des pierres sans histoire et dans les feuilles, sous l’encre, ce n’était plus le papier, c’était elle (. . . ) . Elle respirait C’en était fait de mes résolutions ! Je crus bien surprendre son inhalation. » (Corps négatif, p. 12). Voilà qui laisse apparaître une lutte au sein de l’écriture, aux prises avec des résurgences suscitant l’apparition d’un récit antagoniste à celui de « nous » : celui de « je » et « eux » . C’est autour de leur chassé-croisé que s’élabore le récit de Corps négatif.

En effet, le récit de « je » et « eux » , constitué de bribes d’histoire familiale, de ce passé auquel « Elle était venue mettre un terme » (Corps négatif, p. 13), dispute au récit de « nous » la part la plus importante au niveau de l’écriture mnésique. Il fonctionne ainsi en opposition avec cet îlot dans « une vie à peine supportée » (Corps négatif, p. 11). De là, une première explication de la fragmentation du corpus textuel, tiraillé entre le récit de « nous » , porteur d’un espoir et d’un souffle nouveau et celui de « je »/« eux » , dominé par la douleur.

L’élaboration du texte s’effectue de façon très saccadée et heurtée, tout en étant travaillée par l’image majeure de l’écoulement, du flux intense : la pluie ne cesse de tomber par « paquets » et le sang-eau prend une signification cruciale dans l’écriture. Or, cette écriture de l’écoulement ne va pas dans le sens de la fluidité mais suggère beaucoup plus la rupture et le dérèglement du corp(u)s, en proie à l’écriture hémorragique.

C’est alors que s’éclaire un autre aspect du projet scriptural de Corps négatif , lié à ce que nous avons dégagé comme éléments de l’économie narrative. L’organisation textuelle s’élabore autour de la confrontation et de la rivalité entre le récit de « je »/« Elle » et celui de « je »/ « eux » . Cette confrontation cache, en fait, le questionnement de l’écriture sur elle-même dans sa fragmentation, l’opposition des dires qui l’agitent et sa dérive.

Autrement dit, il ne s’agit pas ici, ni dans l’oeuvre tout entière, de suivre une histoire linéaire et la construction progressive et ordonnée d’un récit autobiographique mais de retrouver dans le désordre du texte et son grouillement narratif, ses digressions et ses ellipses, une pratique scripturale de subversion des formes canoniques qui oblige à un effort d’investigation et à une lecture nouvelle et plurielle.

Ainsi, la séquence inaugurale de Histoire d’un Bon Dieu met en place les prémices d’une histoire, donne quelques éléments narratifs susceptibles de générer un récit classique. Toutefois, la teneur même de ces éléments frappe par son aspect insolite.

Le « Bon Dieu » , devenu un marginal social dans son propre royaume, en « ‘guenilles goudronnées et turban très très blanc (. . . ) léch(ant) un mégot jaune (. . . ) sent(ant) l’urine, l’alcool et le kif ’» (p. 87) , véritable tyran de ses sujets (p. 89), « ‘renonça comme prévu à sa propre continuité’ » (p. 90) , laissant son trône à un « je » , narrateur de cette histoire de pouvoir et de déchéance, à la fois exécuteur de basses besognes, interlocuteur privilégié, conseiller, poète et héritier de ce « Bon Dieu » qui renonce au pouvoir. A la fin de la première séquence, « le successeur » au trône du « Bon Dieu » , le narrateur du récit, découvre ce qui va constituer le propos essentiel de la narration : la supercherie du pouvoir, « ramassis de mensonges et de complots. » (p. 11).

Introduite par le même personnage du « Bon Dieu » , en état de déchéance, la seconde séquence du texte, oriente le récit vers l’autobiographie puisque devenu poète après son renoncement au pouvoir, le « Bon Dieu » - qui garde dans les majuscules de son nom les vestiges de son omnipotence perdue - soumet à son héritier, devenu lui aussi poète, après avoir refusé le trône, « ‘un paquet de feuilles grises sur lesquelles il avait transcrit le poème de sa vie.’ » (p. 92).

Le texte qui suit est alors « ce fameux écrit » que le narrateur propose de lire « ensemble » à un « nous » narrataire, presque à l’insu de son auteur, à en juger par le ton malicieux du narrateur : ‘« Qu’à cela ne tienne ! Il est hors de vue, mais nous lirons ensemble ce fameux écrit’. » (p. 92) . Ainsi, la mise en place du récit dans les deux premières séquences, semble obéir à l’entrée en matière d’un texte conforme aux normes romanesques traditionnelles, malgré le côté étrange de son propos.

Suivons les traces de l’écriture du texte ! Jusqu’à la page 103, se déroule un fragment du récit relatif au « Bon Dieu » , où la narration est menée par un « je » qui dérive vers le « tu » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 101-102-103). Puis le récit du « Bon Dieu » se dissout tel cet « écho (qui) se faisait chair et la terre se transformait en une rare parole » (p. 103) , laissant place après un blanc-silence, à une prolifération de séquences sans lien évident avec l’autobiographie annoncée. L’histoire du « Bon Dieu » proprement dite ne réapparaîtra qu’à deux reprises dans la suite du texte (p. 138-183) , insérée à chaque fois dans le récit d’un « je »

Au vu de la place qu’elle occupe dans le texte - les huit premières séquences (Histoire d’un Bon Dieu , p. 87-103) et ses brèves réapparitions (p. 138-183) - l’histoire du « Bon Dieu » ne semble pas constituer l’élément le plus important de la diégèse, même si elle donne son titre au texte. Y-a-t-il un objet dominant dans la narration ? Aucun micro-récit particulier ne paraît tenir le devant de la scène, l’ensemble du récit étant formé de bribes narratives mettant en scène divers personnages qui sont plutôt des voix se racontant à travers le monologue ou le dialogue ou racontant quelques éléments d’un récit virtuel.

De ce point de vue, remarquons la prédominance de la voix d’un « je » qui revient à intervalles réguliers tout au long du récit racontant son histoire familiale et faisant part de ses préoccupations individuelles et sociales, de façon très dispersée, à travers des réflexions, des interrogations et des discours dénonciateurs qui tournent autour du pouvoir familial et politique.

Le « je » du « Bon Dieu » passe alors au « tu » (p. 100) , comme si le récit de « je » devenait dangereux, trop engagé. En même temps, celui de « tu » paraît plus accusateur. Il semble prendre à partie le moi tyrannique, vis-à-vis duquel il tente de prendre plus de distance. Le texte se réfère à cette distanciation permise par les mots qui « ‘se substituent à ta personne pour plus d’objectivité’ » (p. 102) . Toutefois, cette distanciation, cette objectivité deviennent parfois confusion et trouble de la personnalité et du récit lui-même, alors en dérive.

Les dernières séquences d’Histoire d’un Bon Dieu poursuivent cette stratégie transgressive et subversive de la discontinuité et de l’émiettement de l’énoncé. Celui-ci atteste la décomposition d’un univers dont la voix narratrice participe mais qu’elle s’efforce en même temps de conjurer par un mouvement qui la porte toujours au-delà et qui vient contrebalancer ce chaos textuel qui mime celui du monde.

A l’instar des textes dont il a été question jusqu’à présent, Moi l’aigre constitue un champ de bataille livrée à coups de déconstructions/constructions. Rappelons la place intéressante de ce texte que nous avons déjà soulignée à propos du mélange des genres. Pour s’affirmer dans sa singularité et sa nécessité, la littérature semble ici devoir d’abord se nier et se récuser comme construction.

Ce qui frappe particulièrement dans Moi l’aigre , c’est que les mots imposent silence, dès la deuxième page du livre : « Maintenant assez ! » (p. 6) . Le récit bifurque à cet endroit et change d’itinéraire. Le « je »/« roi socialiste » du livre intime la censure de la parole qui n’est autre que la sienne. Cependant, le récit ne s’arrête pas pour autant, il change de route. La troisième séquence du récit (Moi l’aigre, p. 7-9) reste réfractaire à toute construction et semble tenir du même désordre processuel que les précédentes.

Le récit que génèrent cette violence et ces tensions forme un magma textuel (Moi l’aigre, p. 16-38) où vont s’imbriquer les segments narratifs liés à l’histoire politique et sociale, de la résistance et de la libération et ceux relatifs aux souvenirs personnels d’un « je ». Malgré son rejet de toute communication, celui-ci n’en livre pas moins un récit. Ce dernier se construit autour de l’articulation de l’histoire collective et individuelle ; la narration dérivant de l’une à l’autre, emboîtant les souvenirs l’un à l’autre. La violence de l’histoire se mêle au drame individuel : « ‘Plus tard seulement je compris qu’il s’agissait de la libération d’une terre et non d’un peuple (. . . ) Il ne restait plus de place dans mon oeil où avait fondu comme dans une cuve d’acide sulfurique un corps sans squelette. L’amour m’était inconnu !’ » (Moi l’aigre , p. 17-18) .

L’écriture porte les marques de cette violence à travers les thèmes qui la travaillent et les procédés qui la génèrent. Dénonciation d’un leurre historique, « d’un traquenard » (Moi l’aigre , p. 17) , démystification, iconoclastie et contestation sont constitutives du discours narratif qui fait de ce passage (Moi l’aigre , p. 16-38) , non pas une fiction propre à entretenir une quelconque illusion romanesque mais une saisie scripturale analytique de la réalité historique, collective et individuelle.

Au cours du récit, le narrateur/scripteur de Moi l’aigre multiplie les tentatives de diversion et de perturbation de la narration : « ‘Je laisse le Vieux et son histoire en suspens pour mettre en scène son frère aîné’ » (p. 117) . Voilà qui consacre la toute puissance du démiurge et trahit le désir iconoclaste du fils/narrateur, à travers cette mise en suspension, revanche de l’écriture aussi qui autorise cet acte de liberté de pouvoir interrompre, suspendre, dévier le cours des choses et d’avoir prise sur les êtres.

La censure ou l’autocensure introduit souvent chez Khaïr-Eddine le non-dit et suspend la parole, laissant envisager un retour possible à cette parole interrompue et différée. Très fréquente dans l’oeuvre, cette pratique qui mêle le passage sous silence, le non-dit, la promesse de récit apparaît comme une diversification des possibilités du langage pour se dire même quand il ne se dit pas ; elle contribue aussi à ce que nous analysons plus loin comme pièges du sens. La suite du récit entérine ce procédé scriptural. La métamorphose et la carnavalisation vont travailler alors l’oeuvre dans sa texture profonde, touchant la forme même du récit « ‘objet qui change ’» 159 .

La question de l’écriture est en effet au centre des préoccupations du texte qui s’élabore dans Moi l’aigre , au coeur de cette narration du passé personnel de « je » qui se précise au fil du récit comme écrivain. Nombreuses sont les interférences avec le propre vécu de l’auteur160. Celles-ci donnent aux évocations du narrateur, une dimension autobiographique, présente, par ailleurs dans tout le reste de Moi l’aigre. Les références à des écrivains réels comme Mallarmé auquel le narrateur se compare sur un mode qui semble parodique et malicieux : « ‘Mallarmé avait dû passer par un gué identique. ’» (Moi l’aigre, p. 27) vient renforcer l’aspect troublé par le jeu fiction/réalité de cette histoire collective et individuelle que livre l’écriture du texte.

Ainsi, le récit annoncé : ‘« Voici donc, mon histoire et celle de papa. A nous deux lecteur !’ » (Moi l’aigre, p. 107) se met-il en place dans un éclatement de la diégèse, caractérisé par de nombreuses bifurcations, parenthèses, incises qui sont autant de diversions à l’intérieur du récit. Celle-ci sont significatives de la difficile mise en oeuvre de la narration autour d’un propos sur lequel elle semble achopper161. Toutes les phrases qui ponctuent le récit éclaté du « vieux » (p. 108-117) marquent les hésitations du narrateur conscient à chaque fois qu’il est dans un autre récit que celui du « vieux » , partagé aussi entre le désir de raconter cette histoire pénible et une sorte d’impossibilité de le faire car elle n’est pas assumée, elle pose problème au narrateur qui vit mal sa filiation avec le « vieux » .

Commence alors le récit de « l’Aîné » (Moi l’aigre, p. 117) qui transforme celui-ci en figure emblématique de la résistance, de la transgression et de la marginalité. Son histoire donne lieu à une brève séquence qui retient le mythe de ce personnage « ‘prophète né d’une touffe de thym et dont on ne peut garder que la senteur.’ » (p. 117) . Le verbe confère ici une dimension symbolique, renforcée par l’insertion dans le récit du vers de Rimbaud (p. 117)162, référence à une autre figure rebelle et mythique. Ici, la subversion transite par le sexuel, le mythe côtoyant la trivialité (p. 117-118). Le récit bascule dans une fiction tenant à la fois de la série policière, du roman-photos et du film pornographique (p. 118-119) , à laquelle s’ajoutent les séquences dramatiques déjà signalées.

Moi l’aigre consacre une fois de plus la dissolution des formes de continuité narrative, niant ainsi toute totalisation signifiante, formulant la difficulté, voire l’impossibilité de (re)construire une série cohérente de comportements langagiers. La discontinuité de l’énoncé se manifeste, en premier lieu à un niveau visuel, dans la disposition matérielle du texte, dans une (dés)organisation spatiale qui crée des ruptures visibles. L’écriture joue sur les ressources visuelles de la graphie et la combinaison de caractères typographiques de différents corps pour fragmenter le champ textuel, un texte faisant irruption dans l’autre.

Selon Barthes163, dans le procédé du discontinu, c’est l’idée même de littérature qui est visée et toute la métaphysique qui s’y greffe, à travers l’atteinte de la régularité matérielle de l’oeuvre . Celle-ci est remise en question en tant que livre. C’est une entreprise subversive à l’égard d’un principe fondamental de cette métaphysique : celui relatif au mythe du continu qui fait pendant au principe même de la vie.

Flottement, hésitation, confusion naissent ainsi du détournement de la syntaxe et du jeu avec la ponctuation. La mise en place matérielle du livre visualise la mouvance de cet objet qui change par le déplacement de l’écriture sur la page, jouant sur des écarts de marge qui entraînent un vacillement du texte jusqu’au vertige et des variations typographiques qui transforment le texte en corps vivant.164 Dans Moi l’aigre, une marge importante et décalée comparativement au reste du texte semble se rapporter à une parole détachée sur laquelle nous reviendrons et qui contribue à renforcer le phénomène de déconstruction/construction du récit.

C’est aussi comme récit déroutant que se manifeste Le déterreur. Le texte se présente à première vue comme une autobiographie fictive, celle d’un « bouffeur de morts » (p. 9) arrêté, jugé et « déjà condamné à mort » (p. 9) . L’étrange narrateur de cette auto-fiction se livre dans une démarche régressive, puisqu’il s’agit de « ‘dire l’autrefois à travers une conscience actuelle’ » 165 , de revivre son passé dans le présent de son interrogatoire et de son incarcération car il est enfermé dans une tour/prison qui n’est autre que lui-même.

S’élaborant à la fois par alternances et par enchâssements, le texte joue, du point de vue narratif, de la confusion introduite par l’entrelacement et l’emboîtement des espaces et des temps. Les souvenirs relatifs à la France et à l’émigration alternent avec ceux qui sont liés au Maroc, au Sud et à l’enfance. Alors différents, les lieux sont associés au même passé dans une évocation où l’ici et l’ailleurs se trouvent ainsi mêlés, passant de l’un à l’autre suivant le rythme de la mémoire errante : « En France (. . .) Ici, dans le Sud marocain » (pp. 13-14). Les rapports qu’entretient le texte chez Khaïr-Eddine, notamment comme ici Le déterreur, avec le fictif et le réel, relèvent de l’ambiguïté, véritable jeu auquel se livre l’écriture.

Le récit est alors celui d’une « mémoire narratrice en activité » 166 . L’ordre d’apparition des souvenirs dans cette remémoration du passé vient troubler l’ordre chronologique objectif et se substituer à lui. Le récit procède par fragments, l’évocation de tel ou tel souvenir n’étant toujours que partielle et incomplète.

Tel est aussi le sort du texte de « la mémoire rébarbative » . Le « vomissement » du récit de la mémoire était ainsi préparée par cette séquence (Le déterreur , p. 66-70) où la narration désordonnée est déconstruite dans la multiplication et l’enchevêtrement des points de vue, l’éclatement du temps et de la conscience, accentué par un espace concentrationnaire : « ‘Je tue les jours, je veux les effacer et moi avec ! M’effacer, n’être plus qu’une petite touffe de cheveux gris, moi le Berbère, le sale chleuh ! ’» (p. 68) .

L’écriture spasmodique tente alors d’arracher au néant les signes d’une négativité fiévreuse. Le langage convulsif s’efforce de « remonter loin dans les arcanes » (p. 71) d’une histoire individuelle dominée par la vacuité : « Et que suis-je donc ? Rien, rien du tout, je vous dis. » (p. 71) . Lorsque « je » ne peux plus se dire « il » intervient pour recoller les morceaux d’une vie marquée par la rupture avec la famille et où seule la filiation par les ancêtres est revendiquée. « Il » préserve aussi le souvenir de la tendresse maternelle et féminine (p. 72) .

Ainsi, le travail de l’écriture, tel que nous essayons de le comprendre, à travers l’exemple du déterreur, allie paradoxalement la rupture, l’éclatement du tissu textuel et la continuité, exprimée par l’unité même de l’oeuvre. Le principe même de l’écriture de Khaïr-Eddine telle qu’elle se déploie, repose sur la constante remise en question du récit, « ‘récit en procès (qui) subit à la fois une mise en marche et une mise en cause’ »167. Cette « mise en procès » est à l’oeuvre dans Une odeur de mantèque, notamment à travers l’apparition de récits multiples dont le lien avec la diégèse initiale reste à trouver et l’abandon progressif du récit premier, celui du « vieux » et du « supervieux » .

La biographie du « vieux » dans Une odeur de mantèque - car c’est bien de lui qu’il s’agit - va occuper l’essentiel du texte dont il faut bien dire qu’il est déroutant et ne correspond en rien à un récit de souvenirs, classique. Nous avons à faire à un véritable puzzle difficile à reconstituer tellement les pièces sont dispersées voire incomplètes. La mémoire du « vieux » aux « chairs avachies » (p. 73) est ainsi défaillante malgré ses efforts pour se souvenir : ‘« je n’ai pas oublié ma carrière guerrière, pas encore en tout cas (. . . ) C’était beau, je me souviendrai de ça plus tard. » (p. 73-74) . ’

Se contredisant dans un même propos : « ‘J’ai épousé plusieurs femmes, c’est pourquoi je ne vais plus au bordel. Si, si j’y vais encore quand je bande’. » (p. 74-75) , il affirme pour aussitôt s’interroger : « Mes fils s’occupent de tout, de quoi déjà? » (p. 75) , montrant ainsi que sa parole est peu sûre, vacillante mais aussi libérée de toute contrainte discursive logique. Mêlant le passé et le présent, confondant les lieux, le « vieux » superpose sa vie antérieure et un état présent ambigu puisque c’est à la fois sa vie à Tanger (p. 74) et le « maintenant » (p. 76) de son récit, s’embrouille dans son monologue hallucinant qu’« ‘écoutent ces petits, le soir, assis tous ensemble autour d’un plateau à thé ’» (p. 75) .

Le « vieux » d’Une odeur de mantèque est au coeur d’un récit qui fonctionne lui-même de façon réfractaire, livrant dans un désordre déroutant et une cacophonie troublante les scènes les plus caractéristiques de la vie de ce personnage hors la loi. Dans ce passage (p. 86-87) le « il » de l’écriture l’érige en figure représentative d’une catégorie de Berbère du Sud, « exilés » dans le Nord, enrichis et à la tête de tout un réseau de relations de pouvoir, celui de l’argent pour l’essentiel.

Le narrateur dresse ici sans complaisance (p. 86-87) le portrait type du parvenu, sorte de nabab, maffioso, qui grâce à l’argent et au prix de l’exil, a pris une revanche sur son enfance « hargneuse, pleurnicharde et cruelle » (p.86) dans le Sud, étendant son pouvoir jusque dans son village, soumis à sa tyrannie. Ce portrait implacable est assorti d’une conversation qui surgit dans le texte in abrupto (p. 88) , apparaissant ainsi comme un dialogue surpris et livré tel quel pour confirmer le caractère véreux des relations du « vieux » .

Malgré les tentatives du narrateur d’Une odeur de mantèque pour organiser son récit : « ‘Mais je n’ai pas commencé comme ça (. . . ) Commençons par le commencement.’ » (p. 98) , il ne peut toutefois éviter le ressassement de son enfance, déjà évoquée (p. 86) et partant, de son récit qu’il essaie à chaque fois de redémarrer. Toute organisation et maîtrise de la narration restent aussi compromises par les nombreuses digressions comme celle qui esquisse l’histoire de H’mad N’akkos, le tueur (p. 99) ou encore celle qui expose quelques considérations éparses sur le Prophète ou sur Dieu (p. 105-106-107) .

Dans Une odeur de Mantèque les pensées-crapauds constituent le seul transit possible du texte qui s’élabore néanmoins dans ces inévitables ratages et cet incessant recommencement : « Les crapauds qu’il avait crachés se tenaient en cercles autour de lui. » (p. 19) . Ce redémarrage du récit s’effectue autour du piège que tendent les pensées-crapauds au vieux en lutte contre ses propres hallucinations

C’est à décrire avec jubilation cet affrontement avec lui-même du vieux aux prises avec ses pensées, tantôt crapauds, tantôt serpents, que s’emploie la séquence du récit (p. 20-21) dans la conscience de sa propre difficulté à avancer : « renvoyant par à-coups non des idées, ni même des pensées cohérentes, mais des spasmes de vies désintégrées, des errements quoi! » (p. 21) . C’est aussi l’échappée vers le passé que tente la mémoire, toujours en direction de la montagne. Mais là encore, l’hésitation entre « chez lui » , « chez moi » (p. 21) , la digression qui en suit, la dérive du soliloque, sorte de langage dégénéré – « ‘Hé hé hé ! Escarpe, moi ? Non, les gars, jamais !’ » (p. 21) - sont autant de symptômes de la problématique élaboration du récit.

C’est ainsi que dans Une odeur de mantèque, l’évocation du passé pour expliquer la relation du « vieux » , alors enfant et du « supervieux » , « guérisseur » à l’époque (p. 26) sert d’enchaînement avec la séquence suivante (p. 27-29) qui s’ouvre sur la parole magique du fquih-sorcier, « le supervieux » . Ceci se produit lors d’une séance de sorcellerie pour « expulser tous les démons (et) le mauvais oeil » (p. 27) du « vieux » - enfant dont il était question précédemment (p. 26) .

Cette scène est aussi l’occasion pour tourner en dérision moins une pratique populaire qu’un abus de pouvoir du fquih-sorcier en lui prêtant notamment un langage trivial et vulgaire (p. 27-28) et en révélant le caractère commerçant de son exercice. Ce surgissement du passé qui introduit cette nouvelle phase du récit apparaît dans son cours comme un flash back mnésique, détaché du reste du passage. Il apporte un éclairage sur ce personnage poursuivi par le mauvais oeil et habité par les démons, c’est-à-dire en lutte avec lui-même, depuis toujours.

Le passage revient sur l’actualité du vieil homme assailli par ses vieux démons, se débattant entre rêve et réalité, piégé par ses propres hallucinations : « ‘Je suis enfermé dans un cercle vicieux ’» (p. 31-32) . Le narrateur précise qu’il s’agit en fait d’« ‘un monde sans fin, une immensité sans pareille’ » (p. 32) . L’espace scriptural est alors envahi, à l’instar du personnage du vieux, par un univers « d’outre-monde, un désert minéral » (p. 32) et intérieur d’où toute vie est absente, « ‘monde des âmes mortes, des hommes dévitalisés, désincarnés’ » (p. 32) dans lequel le personnage est livré aux caprices de la fiction (p. 32-33) .

Quant au dire du « supervieux » , il apparaît en cours de route qu’il a été victime de la narration syncopée, disparaissant subrepticement, se dissolvant en quelque sorte dans le champ diégètique, se confondant avec cette autre parole émergente que le « vieux » finira par accaparer. Là encore, le piège fonctionne dans le sens d’une mise en déroute du narrataire interpellé par un narrateur inattendu et intrus dans une diégèse déconcertante qui se fait et se défait sans cesse, aucune continuité ne tenant.

Le récit premier s’évanouit « dans cette nouvelle nature » (p. 50) qu’est le paradis à la fois « ‘monde nouveau aussi dénué de honte que de raisons’ » (p. 40) mais aussi lieu « voué au supplice du plaisir » (p. 36) et surtout espace de confrontation : « ‘oui, tout ce que j’ai tenté d’oublier, de passer sous silence affleure maintenant. Tout, dans ce monde, me sollicite’. » (p. 51) .

La représentation subvertie (p. 37) est non seulement celle, coranique du paradis, mais aussi toute représentation quelle qu’elle soit, et en l’occurrence celle du récit. Cette contestation de la représentation réside précisément dans son dévoilement comme pure illusion, tantôt exaltée comme telle, tantôt ruinée comme piège au regard de la réalité elle-même contestée comme référence.

Ainsi, si l’arrivée au paradis des deux personnages du « vieux » et du « supervieux » , en scène depuis le début du livre constitue une sorte d’aboutissement de la première partie du récit, c’est à partir de ce lieu et à travers le « supervieux » notamment que vont s’élaborer d’autres récits par lesquels le récit premier sera complètement perdu de vue. Le paradis s’avère être à la fois espace de plénitude (p. 40) , offerte mais aussi lieu vide de récit donc appelant à la génération de ce dernier.

De cette plénitude/vacuité de l’univers paradisiaque, lieu d’élaboration du mythe, réservoir de tous les désirs, projetés, réalisés ou différés - c’est le cas du rajeunissement difficile du « vieux » (p. 41), provoquant une scène de colère du « vieux » qui éclate à travers la parodie du langage de l’immigré, autre incongruité notée dans ce récit - vont s’enchaîner divers récits qui seront l’un après l’autre l’expression d’un inaboutissement, d’un désenchantement, d’un échec et en fin de compte, d’une impossibilité, d’« un voyage manqué » (p. 18) mais que seule la parole porte et justifie.

Tous les textes analysés jusqu’ici crient cette impossibilité que l’écriture cherche pourtant à détourner en même temps qu’elle la nomme. Les derniers récits de Khaïr-Eddine viennent à leur tour circonscrire le texte comme lieu de mémoire, dépôt d’histoire, d’élaboration de soi et paradoxalement d’ébranlement et de ruine. C’est alors que les formes scripturales traversées par ces questions de perte et de quête et par là même rendues incertaines, mêlées, inattendues, désorientent en la brisant cette fascination de la littérature devant son propre signifiant, l’écriture comme tentative d’institution de codes. Dans ses structures, le texte travaille contre l’uniforme et le systématique. Les formes scripturales déroutantes pointent la difficulté de la mise en forme.

Dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, des formes vont se créer à coup de négations et de destruction ; le livre va prendre corps, semblable à ces figures terrifiantes, massives et abrégées qui s’érigent dans le texte. Celui-ci nomme en son début l’enfermement en un lieu nocturne, infernal et bestial où l’homme et la bête sont confondus, lieu d’inhumanité, de violence et de mort. L’univers « romanesque » livré ici est apocalyptique : « ‘Terreur (. . . ) Silence (. . . ) Cadavres’ » (p. 9) , contrée sinistrée de l’anéantissement et du cataclysme humain. Le monde que le roman annoncé par la couverture du livre met en place, se caractérise par la répétition énoncée par le cri initial : « ‘Encore cet abominable lieu’ ! » (p. 9) qui semble se situer dans une nuit temporelle et humaine, sorte de nuit des temps dont « la mémoire » (p. 10), seul élément encore sensible garde les traces.

Comme dans Agadir, une catastrophe tellurique s’est produite, condamnant l’écriture naissante à une fragmentation inévitable ; « au début le chaos » , tel est le sens de cette première séquence du texte. L’écriture émerge alors d’un chaos originel, d’un monde qui n’en est pas un : « ‘(. . . ) fausse clarté (. . . ) nature (. . . ) faussé(e) par de monstrueux primates (. . . ) ’» (p. 9-10) . L’écriture ne propose pas un monde structuré et hiérarchisé, comme tendrait à le faire traditionnellement le roman dont se réclame le livre, mais elle annonce le retour d’un univers refoulé et d’un temps oublié : « ‘Encore cet abominable lieu ! (. . . ) Tout se passera là (. . . ) à ras de terre si tant est que ce monceau d’atrocités en est une.’ » (p. 9-10) .

L’écriture d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants se déploie en une plongée hallucinante dans la jungle humaine, exorcisant une mémoire écorchée, dressant en des imprécations apocalyptiques le procès-verbal d’une histoire des hommes, nécrosée dans ses racines mêmes. Se détournant des mirages de la narration classique, le récit nie le réconfort de l’imaginaire et l’écriture se fait lucidité douloureuse au service de la littérature. Emergeant du cataclysme spatio-temporel, seule la parole demeure porteuse d’une possibilité de futur.

Texte qui dit la perte et la quête du récit dans cette élaboration même, Légende et vie d’Agoun’chich renoue par bien des aspects avec le genre oral par excellence qu’est l’épopée, en retraçant en ultime lieu l’épopée de l’écriture elle-même, mue par l’argument essentiel du genre épique : le chant d’un combat. Le livre consacre la parole d’écriture comme valeur guerrière et capacité de résistance. Est-ce là ce qui justifie le souci de lisibilité manifeste dans ce texte, comparativement aux autres ?

Ainsi, l’écriture de l’espace « sudique » laisse apparaître une double construction dans la composition même du livre entre l’évocation par le discours d’un Sud actuel et réel (p. 9-21) et celle par le récit de la légende d’un Sud ancestral et imaginaire (p. 22-158) , introduit par le rituel « Il était une fois » (p. 22) . Or, cette terre « sudique » s’inscrit ici comme espace culturel, champ symbolique et lieu de narration sans fin. Il arrive souvent que l’écriture s’enrichisse de longs commentaires historiques et anthropologiques sur les marabouts et les « rencontres » annuelles qu’ils suscitaient (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 39-42) . Vers la fin de ce long chapitre, le narrateur, commentateur adoptant la technique du point de vue du personnage, ici Agoun’chich, considère les lieux, les êtres et leurs diverses pratiques culturelles pour nous livrer un tableau fait de scènes de la vie traditionnelle. Cette double construction textuelle s’accompagne aussi d’une double représentation du lieu sur laquelle nous reviendrons.

Du point de vue du parcours narratif, le texte de Légende et vie d’Agoun’chich procède à la mise en place (p. 22-54) de l’espace et du personnage d’Agoun’chich et ce, à travers des regards et des discours croisés dans lesquels des voix enchevêtrent, « tressées » 168 pour annoncer l’espace, le temps et la figure de la légende. Va commencer, alors, le voyage vers le nord du Violeur et d’Agoun’chich.

Depuis la vallée des Ammelns, l’espace parcouru semblait indéfinissable et plutôt aux confins du réel et de l’imaginaire. Le récit s’est plu à entretenir cette confusion par l’évocation des lieux hantés de cette montagne receleuse de mystères. En même temps que les deux voyageurs quittent la montagne, l’écriture va quitter une certaine forme d’imaginaire et d’onirisme. L’arrivée à Taroudant (p. 88) marque le passage à une réalité géographique et historique. Dès lors, va primer le discours documentaire, historique et anthropologique, un peu comme si l’écriture et la pensée magiques avaient quitté le texte.

Ce qui était jusqu’à présent une forme d’errance dans l’espace/temps de l’imaginaire de la montagne matricielle - errance marquée par le rêve, les ombres de toutes sortes, autant d’éléments qui structurent une forme d’équilibre et d’harmonie avec soi et le monde dans lequel Agoun’chich et le Violeur vivent - va se transformer à partir de la cité de Taroudant en lente et inquiétante dérive dans un espace/temps autre, celui de l’histoire, de la violence coloniale, très différente de la violence vécue par les deux aventuriers dans leur propre code et dans lequel ils vont être en perdition.

L’arrivée à Taroudant (p. 90-101) est rencontre avec la violence de l’histoire. Revenant au commentaire, l’écriture éclaire cette histoire coloniale de domination mais aussi de résistance, faisant de la montagne le symbole permanent de la résistance berbère à l’occupant. Reprenant l’avantage, le commentaire rappelle les hauts faits de cette lutte, ne perdant toujours pas de vue, le propos essentiel du livre : combat et résistance. Le texte est alors gagné par le commentaire historique, économique et politique, retraçant la prospérité de l’ancienne cité de Taroudant.

Le voyage - et le récit - vont prendre un nouveau sens, suite à la rencontre d’Agoun’chich avec le colonisateur et la résistance à laquelle il souhaite s’associer. Cette nouvelle orientation des desseins d’Agoun’chich se voit aussi au niveau du texte. Celui-ci va relater de hauts faits de résistance dans lesquels s’est manifesté « l’honneur des Berbères » (p. 101) . Dès lors, le récit va suivre une voie où l’histoire et l’aventure vont donner lieu à de nouvelles péripéties. L’action et le commentaire vont désormais faire l’essentiel des propos qui vont suivre. Ainsi, l’épisode de Taroudant est marqué par la découverte du colonialisme, le sauvetage du caïd-résistant par Agoun’chich et son compagnon, la fuite masquée du trio de Taroudant en route vers le village du caïd, son attaque par la bande Bismgan et leur victoire grâce à leur complicité et leur solidarité.

L’arrivé du trio au village des Imgharens (p. 110-115) réintroduit le document dans l’espace du récit, comme partie intégrante dans son espace et non comme digression. Ce qui marque le documentaire c’est au-delà du descriptif qui tient du récit, l’introduction de termes spécifiques par lesquels la langue berbère émerge, émergence appuyée à la fois par l’italique et les parenthèses qui inscrivent ces mots berbères comme récifs dans le champ scriptural.

Alors, le projet scriptural proposé ici est déporté par la quête du sens, à travers le parcours de l’histoire d’une terre et d’un peuple et l’écoute de son propre dire sur lui-même. Se donnant comme lieu d’interprétation d’éléments indissociables pour l’univers et la culture traditionnels, ceux de l’épopée et de l’oralité, le récit procède alors d’un collage de ces divers éléments.

Dès lors, le texte devient récit d’un voyage vers le nord qui va se dérouler jusqu’à la fin du livre. Marqués par de nombreuses étapes, ce voyage dont les deux protagonistes, le Violeur et Agoun’chich semblent former une seule et même figure antithétique, est à la fois montée géographique vers un lieu, le Nord, contre lequel la narration va buter et descente symbolique aux enfers. Aussi, faut-il voir là une forme de construction/déconstruction faisant de Légende et vie d’Agoun’chich un texte bariolé qui n’est pas aussi ’construit’ qu’il en a l’air.

Dans ce volet de notre analyse, nous nous sommes attachée principalement à dégager ce que peut avoir de singulier chez Khaïr-Eddine, le travail de déconstruction/construction du récit qui certes ne lui est pas propre. Retenons de cette investigation le subvertissement générique en ce sens que le récit est chez l’écrivain une sorte d’espace de collage dans lequel la forme narrative résulte d’un mélange de divers types de récits. Ce foisonnement donne une impression de trop-plein. Le mythe, l’épopée, la légende mais aussi le fantastique, l’onirique, le lyrisme délirant ou encore la prose poétique côtoient la chronique historique et le reportage journalistique.

De ce fait, notons que le récit chez Khaïr-Eddine se singularise par sa non-conformité à des règles formelles et génériques. Le récit reste chez lui insoumis, rebelle, indomptable, animé par une dynamique interne, guerrière et conquérante et surtout travaillée par une urgence, un désir impérieux, souverain, incontrôlable, liés à la parole. Cette dynamique construit cet autre aspect du récit comme totalité, combinatoire générique. Autrement dit, le récit ramène ici au désir narratif, c’est-à-dire au déroulement, au fondement même de la parole comme exigence d’expression plus que de formes codifiées. Ce ne sont pas les règles de l’art qui sont recherchées mais l’art en tant que tel, en l’occurrence celui de la parole.

Si le texte est effectivement ce lieu conflictuel, qu’est-ce qui l’institue comme tel ? Ceci ne pointe-t-il pas une mise en péril, un danger ? Quelle est cette violence qui induit le processus de la déconstruction/construction et engendre ces récits éclatés ? Cette stratégie scripturale nous semble liée à une visée plus globale que nous allons tenter d’appréhender à travers un autre aspect singulier de l’écriture de Khaïr-Eddine, celui de l’idée de pièges.

Notes
154.

« Les catégories du récit littéraire » . op. cit. p. 131-157.

155.

Ce que GENETTE désigne respectivement par « discours narratif »

et « histoire ou diégèse » dans Figures III. Paris : Seuil, 1972, p. 72.

156.

Claude DUCHET. « Enjeux idéologiques de la mise en texte » in Revue

de l’Université de Bruxelles . N°3-4. Bruxelles, 1979, p. 324.

157.

Comme le dit Alain ROBBE-GRILLET. Pour un Nouveau Roman. Paris :

Ed. de Minuit, 1963, p. 55 : « tous les éléments techniques du récit :

emploi systématique du passé et de la 3ème personne, déroulement

chronologique, intrigue linéaire, courbe irrégulière des passions,

tension de chaque épisode vers une fin, tout visait à imposer cette

image.» .

158.

« Mais ce départ n’a peut-être jamais eu lieu » , « Je sors presque de

mon corps » (Corps négatif. p. 21).

159.

Jean-Claude MONTEL. Change, « La narration nouvelle » . N°34-35

Paris : Seghers/Laffont, Mars 1978, p. 20.

160.

Le travail à la sécurité sociale marocaine, l’histoire familiale,

évoquée p. 33, la répudiation de la mère, etc. . .

161.

Ainsi, l’incise p. 116 : « J’écris ceci dans les cafés, je m’en serais

passé ! mais la vie de ce livre qui est une critique opérationnelle me

refuse toute liberté. »

162.

« Soldats, marins, débris d’empires, retraités »

163.

Essais critiques . « Littérature et discontinu » . Paris : Seuil, « Tel

Quel » , 1964.

164.

Le premier paragraphe, (Moi l’aigre, p. 5-6, 9-14, 16-38 et 151) .

165.

Jean ROUSSET. Narcisse romancier (Essai sur la première personne dans le roman) . Paris : Ed. Corti, 1973.

166.

Jean ROUSSET. ibid.

167.

Jean RICARDOU. op. cit. p. 43.

168.

Roland BARTHES. S/Z . Paris : Seuil, 1970, p. 166.