2) : Les pièges du sens.

L’entreprise de déconstruction/construction du récit analysée jusqu’ici semble obéir dans les deux textes suivants : Une odeur de mantèque et Le déterreur à des principes non pas fondamentalement différents de ceux qui régissent l’écriture des précédents mais singulièrement proches dans ces deux textes. Ces derniers sont loin de correspondre à ce qui est habituellement désigné comme roman, du moins dans son acceptation traditionnelle qui subit dès lors un bouleversement tel qu’il est plus aisé d’évoquer la notion de récit169 , même si ce dernier se manifeste ici sous des formes réfractaires et surprenantes que nous nous proposons d’analyser.

En effet, Le déterreur puis Une odeur de mantèque se donnent à lire comme romans. Cette couverture, ce masque par lesquels l’un et l’autre se présentent à nous, pourraient constituer le premier d’une série de pièges que l’écriture va s’ingénier à tendre, certes au lecteur-narrataire mais surtout à elle-même. Reposant sur une même idée de truquages et de pièges de l’écriture sans cesse désamorcés par la parole, ces deux textes qui se font étrangement écho à divers niveaux marquent dans le parcours littéraire de Khaïr-Eddine, une avancée significative dans la stratégie scripturale, mise en place depuis Agadir, d’infraction systématique des formes canoniques et conventionnelles du récit. Ils nous semblent aussi illustrer parfaitement l’aspect que nous essayons de saisir ici en termes de pièges du sens.

Tout le récit du Déterreur semble s’organiser autour de l’idée centrale du piège mortel. De là, deux versants du texte: l’un, menacé, l’autre, piégé, aspects liés à cette thématique dominante. Omniprésente dans chaque tableau réel ou fantasmatique, placée au coeur même du récit la mort figure comme sentence dès la première page du livre : « ‘Ils m’ont longuement questionné. Mais voilà ce que j’ai répondu au procureur de Dieu et du roi qui m’a déjà condamné à mort.’ » (Déterreur, p. 9) , son exécution n’aura lieu qu’à la fin du texte : « ‘Dans quelques heures, je serai détaché de ce monde ; la mort me réserve peut-être autre chose (. . . ) Je les entends déjà, nous nous reverrons sans doute quelque part sur une autre nappe de gaz solidifié, vivants. je vous salue bien. . . ’» (p. 125) .

La censure si présente dans l’oeuvre touche aussi au silence, silence menaçant conjuré par « ‘la stratégie du ressassement éternel ’» 170. Lutter contre ce type de silence ne peut se faire que par un flux de paroles digressives et inopportunes ou en délire. Ces paroles ont un effet libérateur. Certes, le silence fait sentir l’importance et la valeur de la parole qu’il sauvegarde. « ‘Il nous révèle de quel prix nous devons payer l’invention de la parole’. » 171.

Le silence, parole absente, se manifeste dans le texte par divers procédés : l’écrit lacunaire, le manque graphique, les phrases incomplètes, les blancs, les points de suspension. Ce vide typographique vient aussi inscrire l’inachevé scriptural et introduit les pièges du sens. Nul doute que ceux-ci renvoient à la question de l’identité et à celle de l’indicible, comme le montrent aussi Une odeur de mantèque ou Une vie, un rêve, un peuple toujours errants. Aussi, le récit constitue-t-il l’attente de la mort menaçante, d’où la présence de cette dernière obsédante et angoissante dans l’espace diégétique. Vis-à-vis de cette menace mortelle, le récit joue comme diversion et déjoue la mort ainsi qu’il prolonge la vie, même si, par ailleurs, la situation du piège mortel est sans cesse répétée à l’intérieur du champ récitatif et que « ‘la mort (est) dissimulée derrière chaque page de ce livre’. » (Le déterreur, p. 74) .

Doublement menacé, Le déterreur s’énonce aussi comme un récit piégé. « ‘Ah ! oui, ah oui ! Je suis trop vieux pour en dire long ! Trop vieux, tu rigoles ? Tes rats te diront que t’es tombé de la dernière pluie. Hein ! Tu te crois en taule, tu te crois en train d’expier, d’attendre qu’on te fusille. Quelle blague! T’as rêvé, mon vieux, tu t’es trop soûlé ce matin. C’est le commandant de gendarmerie qui t’a raconté cette histoire de bouffeur de morts (. . . ) Et t’as brodé dessus. Tu t’es foutu dans des peaux trop serrées pour toi, mon pote, et ça a craqué, c’était inévitable’. » (p. 68-69) .

Récit d’un récit, « le bouffeur de morts » est un montage fictif en qui un « je » s’est métamorphosé. Personnage tout droit sorti de l’imaginaire, il prend une consistance réelle du début du texte jusqu’au moment où le récit se révèle piégé. Si ce produit fictif, cette figure mythique, double obscur d’un autre, incarne le brouillage de l’identité et une fuite dans l’imaginaire pour celui qui s’est mis dans cette peau trop serrée pour lui, il pose aussi le délicat problème de la fiction et de la réalité.

A cet endroit du livre (Le déterreur, p. 68-69) , on assiste au démontage des mécanismes d’une fiction qui s’était jusque là donnée comme une réalité. Quelqu’un se démasque, piégé par son propre récit. Pourtant, le je(u) poursuit la narration jusqu’à la fin du texte, est-ce le même ? Un fait est sûr, si on peut encore parler de certitude à ce niveau du récit, un « je » narrateur déclare : « ‘Tout ce que j’ai dit relève de l’élucubration, de l’hystérie et du rêve mal dirigé’. » (Le déterreur, p. 125) .

Il annonce aussi qu’il va mourir. Nous comprenons qu’il s’agit du condamné à mort du début du texte, « le bouffeur de morts » . La fiction reprend donc le dessus ou est-ce peut-être la réalité ? Quelle valeur de réalité faut-il donner à la révélation de la page 68 ? Selon ses formules finales de déréellisation, tout le récit ne serait qu’une gigantesque machination et l’illusion resterait complète. Est-ce la fiction qui est réalité ? Y-a-t-il, comme l’écrit Marthe Robert, « ‘déplacement de l’illusion qui consiste à afficher le faux pour obliger à découvrir le vrai’ » ? 172 . Dès lors, le récit s’avère piégé, raconter se révèle être une entreprise périlleuse, le langage recèle une fonction dangereuse.

Telles sont aussi les interrogations que soulèvent l’écriture d’Une odeur de mantèque . A l’ouverture de ce texte, le personnage central du « Vieux » s’apprête à conter naïvement au miroir l’histoire de son vol mais voilà que cette narration déclenche des situations inattendues et dévoile le pouvoir maléfique du miroir à son encontre. C’est ainsi qu’en libérant une puissance diabolique, les mots « djnouns, djin » démasquent la véritable nature du miroir (p. 7) et éclairent les zones sombres et profondes de son voleur : « ‘Une fureur terrible l’animait, il était devenu une véritable machine infernale’ » (Une odeur de mantèque, p. 9) .

Par ailleurs, le miroir volé se présente dans cette scène (p. 7-10) comme un élément dont la force magique, raison de son vol, va fonctionner contre son usurpateur : « ‘Il me résiste le fils de djin ’! » (p. 9) , s’écrie ce dernier qui « ‘A ce mot encaissa un coup de poing fulgurant.’ » (p. 9) et va l’entraîner dans une série de mésaventures qui seront autant de pièges tendus à l’infortuné voleur du miroir. En même temps, la magie du miroir dérobé sera génératrice de récits aussi déroutants les uns que les autres.

Opère alors la magie de l’écriture de khaïr-Eddine qui procède par renversement, voilement, dévoilement ; ce qui devait être l’histoire du miroir volé devient celle de son voleur : « ‘Nous t’emmenons, gronda quelqu’un ! Nous allons te montrer quelque chose dont tu te souviendras longtemps, sale voleur’ ! » (Une odeur de mantèque, p. 10) . L’inversion/confusion s’installe aux prémices du texte et le trouble est tel que cette première séquence s’évanouit dans la vacuité blanche, à l’instar du voleur de miroir : « ‘Et il fut brusquement soulevé du sol. Il perdit connaissance. ’» (p. 10) .

Cette perte de connaissance produite par la force mystérieuse et géniale du miroir volé, s’accompagne d’une perte du texte qui s’efface à son tour, laissant une page quasiment blanche (Une odeur de mantèque, p. 10) . La perte des sens marque celle du sens qui transite dès lors par le vide, celui de la page blanche, du silence, d’une mort symbolique, contenue dans la perte de connaissance, pour se retrouver dans la séquence suivante : « ‘A son réveil, il était dans une salle haute jusqu’au ciel’ » (p. 11) . Toutefois, le réveil évoqué s’effectue dans un univers irréel où le(s) sens ne se recouvre(nt) pas mais se trouble(nt) davantage: « ‘Il était prisonnier d’une force jusque là inconnue’. » (p. 11).

La suite du texte va justement poursuivre ce principe d’écriture autour duquel s’organise celle du livre. En effet, à travers la métaphore de la marche vers « ‘la montagne (qui) se dérobait toujours, tantôt là et tantôt beaucoup plus loin (qui) parfois même disparaissait purement et simplement.’ » (Une odeur de mantèque, p.15) , la troisième séquence figure la difficile avancée du texte vers un sens, contenu symboliquement par la montagne par laquelle le vieillard doit passer pour arriver chez le « sorcier fquih » . Celui-ci lui est nécessaire pour élucider « ‘cette histoire (qui) avait trotté dans son cerveau (depuis) deux jours’ » (p. 18). Le sens recherché se dérobe sans cesse, à l’instar de « la montagne » , singularisée ici par l’article défini.

Tout au long de cette nouvelle étape du récit, il est question de la difficile et interminable marche du vieux dans une contrée à la fois familière, méconnaissable et menaçante (Une odeur de mantèque, p. 16) . Aussi, de multiples interrogations surgissent dans le texte et ponctuent la narration, laissant de nouveau apparaître les pièges du sens et les menaces qui guettent le texte : « ‘Et lui était-il toujours de ce monde ? N’était-il pas mort et ne revivait-il pas des choses enfouies depuis longtemps, triturées par sa mémoire (. . . ) Ne s’était-il pas trompé de chemin ? ’» (Une odeur de mantèque, p. 16-17) .

Les doutes exprimés par ces questions, ajoutés à la confusion des espaces réels et fictifs - la Libye et l’Europe, lieux géographiques réels font irruption dans l’évocation de cette montagne imaginaire mais aussi réelle173 - font de ce périple vers la montagne et le fquih-sorcier, une errance où la confrontation avec les éléments et l’espace qui les contient pose la question fondamentale du sens, comme souvent dans ce type de récit.

La fiction dans Une odeur de mantèque malmène le personnage en le projetant dans un espace qui se dérobe à l’entendement, lui tend des pièges : « ‘(. . . ) un monde sans fin, une immensité sans pareille (. . . ) La nature, si cela en était bien une nature, relevait plutôt d’une énorme masse minérale’ » (p. 32) , lui fait prendre l’illusion pour la réalité ; réalité inventée qui lui échappe sans cesse. Tout se vit avec retardement dans un décalage constant : la réalité n’est jamais pleinement atteinte au moment où elle est vécue, elle n’apparaît dans sa totalité que lorsqu’elle se dérobe et rappelle son absence, sa fuite dans le passé et la déraison. Tout se passe comme si dans cette tentative de faire croire à la réalité de la fiction ou faire croire à la réalité des images, les mots se chargent de la densité, du pouvoir d’émotion, de la présence physique, accordés au réel.

Il en est ainsi du « supervieux » que le « vieux » cherche à atteindre vainement : « ‘(. . . ) plus il avançait et plus le fquih reculait ; les distances semblaient se distendre.’ » (Une odeur de mantèque, p. 33) . S’engage alors une nouvelle lutte entre le « vieux » et le « supervieux » qui figure, au dire même du texte, la dialectique génératrice de la fiction/réalité transformant l’espace diégétique en « monde de fous » (p. 33).

En tant que tel, celui-ci est révélateur d’une problématique scripturale et identitaire qui se joue au coeur même de l’ambiguïté. Elle en joue aussi : être et/ou ne pas être, entre l’affirmation et la négation de toute chose, tout en dénonçant les pièges de l’une ou de l’autre. En effet, tout n’est-il pas à l’image du « ‘supervieux (qui) le narguait, grimaçant et bavant, s’arrachant même la peau du visage et la retournant comme un masque fripé barbouillé de peinture rouge.’ » (Une odeur de mantèque, p. 33) ?

A travers ce qui semble relever de la parodie du conte fabuleux, notamment oriental et maghrébin, l’écrivain semble s’amuser avec la tradition du conte et ses mécanismes. L’écriture renoue aussi avec un principe caractéristique de l’oralité : réduire en illusion ce que la parole a construit comme réalité174, c’est-à-dire pointer le piège de la fiction et de la création langagière, désamorcé par la parole elle-même : « ‘Il ne rencontra que du vide car l’image du supervieux s’était aussitôt volatilisée (. . . ) Ce n’était qu’une hallucination. Ce n’est qu’une image, qu’une vulgaire image. Une image, mon oeil! Tu te trompes encore enfant de chienne ! Effectivement, le supervieux n’avait plus l’air d’une image vaporeuse. . . Il était on ne peut plus vivant. ’» (Une odeur de mantèque, p. 34) . « ‘Le roman ne peut livrer le secret de sa production sans courir le risque d’annihiler les effets de la fictionnalité sur laquelle il se construit ’» 175 . Il nous semble que l’écriture de Khaïr-Eddine se plaît souvent à prendre un tel risque.

« Moi » s’interroge alors sur sa place dans le récit-rêve-« guet-apens » (Une odeur de mantèque, p. 58) : « ‘Moi, dans mon rêve, où étais-je’ ? » (p. 58) . Il se retrouve piégé d’abord dans un lieu carcéral et policier où il est déclaré « en règle » (p. 59) puis dans sa propre histoire : ‘« J’étais malencontreusement entré, (dans) la maison même de mon père.’ » (p. 59) et les mécanismes du rêve abolissant l’impact du réel, ici celui de la mort, enfin dans les mêmes obsessions de l’écriture, celles de l’écrivain : « ‘Il vida sur moi son chargeur mais pas une balle ne m’atteignit.’ » (p. 59) , vision déjà présente dans Agadir et qui revient dans d’autres textes. Subsiste la menace de la mort, encore déjouée mais toujours présente et pesante. Domine aussi le risque de dérive, inhérent à tout récit entrepris. Ici, celui du terroir (p. 53) est relayé par celui d’un « moi » qui va accaparer la diégèse en la détournant de tout aboutissement possible.

Les parenthèses qui marquent la séquence (Une odeur de mantèque, p. 66-70) introduisent à chaque fois les propos d’un énonciateur différent dont l’instabilité finit par rendre son identité complètement ambiguë, particulièrement lorsqu’à l’intérieur d’une même parenthèse il est question à la fois de « il » et de « je » (p. 67) . Dans ce télescopage de paroles, il en est une qui vient se mêler à cette lutte, qui s’impose comme présence à la fois en dedans et en dehors du drame qui se joue et semble se complaire dans ce jeu de cache-cache. Le rêve et « l’advenir » annoncés par le supervieux (Une odeur de mantèque, p. 53) se déploient ainsi dans l’horreur du « désastre » (p. 54) collectif, multipliant les images et les visions apocalyptiques et conduisent au cauchemar, obligeant un « moi » à se dévoiler comme partie prenante de la tragédie collective : « ‘Et moi qui revis là dans cette rue, passant comme un autre peut-être? Allant, voyant, écoutant l’un et l’autre’ » (Une odeur de mantèque, p. 57) .

Dans Une odeur de mantèque, comme dans la plupart des textes de Khaïr-Eddine, le piège de la parole se referme sur celui qui croit la détenir mais qui se découvre en fait victime et prisonnier de sa propre parole. Il apparaît alors que la parole piège en même temps qu’elle libère176 : « ‘(. . . ) La prison ! Quelle prison, Bon Dieu ? Nous ne sommes pas en prison ici ! (. . . ) La mort ? Mon oeil ! Je suis déjà mort, mes os parlent, c’est eux qui vous narguent maintenant ! (. . . ) (Il ne pouvait pas être déjà mort, non ! (. . . ) Paris ? Mais qu’est- ce que ça vient foutre ici, entre ces murs tranchants ? )’ » (Une odeur de mantèque, p. 67-69) . La mise entre parenthèses de la parole ne signifie-t-elle pas la dialectique du piège libérateur, relevée ici ?

Le verbe diarrhéique du narrateur d’Une odeur de mantèque rejette ainsi une mémoire déréglée, confondant les lieux et les temps, réutilisant des dits déjà énoncés ailleurs177, juxtaposant les dires des uns et des autres (p. 104). Il s’interroge finalement sur son propre soliloque : « Pourquoi je me raconte tout ça ? » (p. 102) , sans pour autant cesser de raconter, s’abandonnant à l’engloutissement subreptice de la parole mnésique. Ce que dit le narrateur à propos des termites ne s’applique-t-il pas à sa parole : « ‘C’est vous dire que les termites et les hommes peuvent vous engloutir sans que vous vous en rendiez compte’. » (p. 107) ?

Symboliques d’un trop plein de la mémoire et de la parole mnésique ainsi que d’un vide à combler dans lequel s’originerait l’écriture, ces « anfractuosités » (Une odeur de mantèque, p. 116) figurent ici ce que nous analysons comme pièges du récit, confirmant le lieu scriptural comme terrain miné et périlleux. Cela se traduit dans ce passage par un rapport avec l’espace-temps empreint de négativité, de violence et de mort. Il en est de même de la relation avec la page blanche et l’écriture qui mènent à une confrontation redoutable avec soi : « ‘(. . . ) chez lui ? Plus rien ! ’» (p. 116) , obligeant « je » à se démasquer et à proférer une parole qui vient combler le manque laissé par la disparition du « il » (p.116) .

De ce fait, une exigence de vérité s’impose, provocant comme souvent chez Khaïr-Eddine, une scène de dévoilement (Une odeur de mantèque, p. 119), un éclatement de la fiction construite jusqu’ici et la révélation : ‘« Cet homme m’appartient, il est en moi (. . . ) il est à moi. ’» . « Je » se démasque dans sa tragédie: « ‘que dis-je ? Où sommes-nous donc, cher pote ? En enfer, vieux singe, nous sommes en enfer !’ » (Une odeur de mantèque, p. 119) . Une fois dévoilé, l’enfer intérieur de « je » ne donne pas plus de cohérence au discours qui reste dans cette séquence (Une odeur de mantèque, p. 119-124) toujours aussi ambigu quant au jeu pronominal, brouillé quant à son contenu, hésitant entre hallucinations, fantasmes et souvenirs incertains, d’ici et d’ailleurs.178

Le récit de Tanger, carrefour des mirages/pièges de ceux qui arrivent comme de ceux qui partent, inscrit le lieu des désillusions et de la révolte. Celle qui éclate ici use de dérision, profère l’anathème, recourt au scatologique et au pornographique pour condamner un monde dont la négativité déteint sur l’être : « ‘Toutes les calamités du monde se sont assises dans ma cervelle’ » (Une odeur de mantèque, p. 144) . Le mal qui l’envahit alors est consubstantiel à cet environnement corrompu : « ‘En fait, je me tarabuste, me casse, tombe en ruines sans que j’en sache rien’. » (p.144) , il pointe le désir de « ‘me retrouver tout nu dans les bras d’une mère capable de me réinventer.’ » (p. 144) .

L’écriture joue alors de cette ubiquité et de cette ambiguïté d’être : « ‘tiens, tiens, je me démultiplie, je suis qui, au juste ? Peut-être pas celui que vous croyez. On n’en sait rien’» (Une odeur de mantèque, p. 145). Voilà qui laisse entières toutes les possibilités d’être, sans doute pour échapper à cette négativité régnante. Là réside le piège essentiel de la fable initiale : le face à face avec soi que suggérait déjà la scène du miroir volé et détenteur d’un secret. De l’espace imaginaire, celui de la fable inaugurale, à l’espace identitaire, celui du Sud berbère, évoqué à la fin du livre, les trajets textuel et symbolique se sont avérés pleins de pièges puisqu’ils aboutissent sur un drame identitaire. En effet, l’aboutissement du livre découvre une origine spatio-identitaire perdue, éclairant ainsi le sens de l’origine fabuleuse du texte.

Si la fable individuelle du début est une fausse piste, la réalité collective finale dite à travers le récitatif, dénonce la falsification de l’identité. L’une comme l’autre disent la perte de la langue que pourtant le récit a tenté de retrouver et d’inventer à travers la multiplication des dires par lesquels il a à chaque fois, exprimé le processus identitaire comme principe langagier.

Le voyage qui s’annonce dès le début du récit d’Agadir apparaît alors comme une investigation au coeur de la mort, de ce qui est perdu - le point de départ de l’écriture à partir du natal prend une signification sur laquelle nous reviendrons - et une aventure dans les arcanes du langage et dans l’espace scriptural qui s’avère périlleuse. C’est aussi ce qui caractérise celle dans laquelle le narrateur se lance, « ‘en vue de redresser une situation particulièrement précaire’ » (Agadir, p.1O), tout en exprimant son inquiétude devant la mission qui l’attend : « ‘non vraiment je n’ai rien appris de rassurant sur cette ville’ » (p.1O).

Happée par cet univers des profondeurs où tous les repères se sont effondrés en même temps que l’espace, l’écriture du chaos est aux prises avec l’expression d’elle-même, à l’instar du narrateur d’Agadir qui lutte contre la perte de toute notion de sa propre identité: « ‘Si ce bonhomme me tirait dessus, je n’en serais peut-être pas plus mort que je ne le suis déjà.’ » (Agadir, p.18) . En lutte contre les mots et les êtres de papier que sont tous ces personnages-lettres, - ici, ce sont ceux écrits par ce fou qui menace le narrateur de mort s’il ne lui retrouve pas sa maison (p.18) - , « l’écriture raturée d’avance » se débat avec le langage et pointe les pièges de ce dernier : « ‘C’est affreux ce que les mots (. . . ) ne vous lâchent plus’ » (Agadir, p.18). Pénétrés par cette atmosphère mortifère, les mots se font piège mortel, comme très souvent chez Khaïr-Eddine.

L’écriture révèle que le langage est un piège quand il prend une réalité. Ainsi, la lettre menaçante de son futur assassin déclenche chez le narrateur d’Agadir le récit de sa propre mort. Pris au piège des mots, le narrateur anticipe déjà sa mort prochaine dans une vision hallucinatoire (p.18-19). La perte du sens est aussi désignée ici comme menace de mort. Dans la lettre, l’assassin perd l’esprit et menace de tuer car retrouver l’emplacement de sa maison est vital pour lui. N’est-ce pas le propos même d’Agadir ?

Chez Khaïr-Eddine, tout texte qui se profile est un terrain miné et dangereux, totalement insécurisant : « c’est à peine si vous vous souvenez quelque peu de vous-même » (p. 9), lit-on dans Corps négatif. Il introduit dans l’univers psychique du narrateur de ce récit, à la recherche de ce « fil » , évoqué (p. 9), symbolique à plus d’un titre179, posant l’écriture comme une introspection, déjà annoncée par les premiers termes180 et son avancée comme une plongée périlleuse dans une intériorité pleine d’angoisse : « ‘Comme si l’on vous enfermait dans une galerie sous le monde où vous aviez vécu, aimé, mais dont, pour peu que l’on vous délaissât, plus rien ne subsisterait. Plus rien’. » (Corps négatif, p. 9). Le texte pointe alors les pièges de l’écriture : « ‘un mot ne signifiant rien, étranger à lui-même (. . . ) Donnons-nous lentement. Mais je tombe dans une vraie consomption’. » (p. 29).

De ce point de vue, Histoire d’un Bon Dieu n’est pas à saisir dans le chronologique et l’événementiel mais dans cette intériorité symbolisée par cette « ‘cave (où il y avait) un livre toujours ouvert. Ce qu’il y avait marqué sur ses pages m’intéressait et me faisait peur. Je suis descendu dans cette cave(. . . )Je voulais étudier ma vie avec détachement (. . . )’ » (p. 102) . Cette descente en soi qu’entreprend le « Bon Dieu » donnera lieu à un récit aux multiples ramifications, englobant de nombreux micros-récits. L’histoire du « Bon Dieu » devient une histoire à plusieurs voix/voies, entrecroisement de bribes de vies, histoire collective et sociale orchestrée par un narrateur pluriel, associant à la fois le « Bon Dieu » , le « je »/narrateur et les divers personnages, voix narratrices rencontrées au fur et à mesure que se déploie le récit en une chronologie fracturée.

L’écriture qui explose ici , à l’instar de celle de Histoire d’un Bon Dieu est celle de la lucidité vis-à-vis d’elle-même : « ‘Ils l’ont mis à sac, l’ayant enchaîné à sa liberté. Cela ne veut pas dire courir l’espace ni tremper ses tripes dans les alcools du dépassement. Cela signifie surtout rester en place et se nettoyer de soi-même comme une étoile’. » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134-135) . Elle se charge de cette épuration de soi qui mène à la découverte que : « ‘JE c’est terriblement MOI181 qu’on déprime et réintroduit dans toutes les courses. Pas d’illusion’. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 135) .

Cette « affaire » jamais élucidée (Histoire d’un Bon Dieu, p. 162) , d’assassinat et de complot, de fausses accusations contre le narrateur et de traque - le narrateur traque l’assassin de son ami et est lui-même traqué par la police et d’hypothétiques ennemis - maintient le suspens et nourrit une intrigue qui ne semble fonctionner qu’autour d’elle-même. Le mécanisme de l’intrigue se referme comme un piège : « ‘Cette affaire est un tas de venin. Ceux qui l’ont secrété tournent à l’aigre. On les muselait. On leur mettait menottes et abots. On ne les voit plus. Ils sont peut-être cloués au sol d’un cachot comme si tout pouvait s’oublier’. » (p. 162-163) , peut-on lire dans Histoire d’un Bon Dieu .

Les deux dernières séquences du texte évoquent dans un « Ici no man’s land » (p. 187) , entre rêve et hallucination, des scènes de violence, faite à l’être persécuté qui découvre - comme très souvent chez Khaïr-Eddine - sa tragédie intérieure : « ‘Voici là-bas mon suiveur. Il est déjà mort : c’est moi qui tiens le fil de son sang (. . . ) J’avais donc affaire à moi seul. A moi-même et à personne d’autre. ’» (Histoire d’un Bon Dieu, p.187-188) . Cette fin de récit vacille donc dans l’« ici-maintenant » trouble d’un « je » piégé par lui-même, « anonyme » (p. 187) et incertain car, s’agit-il du « Bon Dieu » ou d’un autre narrateur ?

Dans Moi l’aigre, prédomine aussi une problématique de la mort celle du « je » et du « il » , tour à tour mort l’un à l’autre pour que l’autre existe : « ‘Il se repliait pourtant sur soi (. . . ) et s’inventait une mort décente.’» (p. 8) . La mort concerne et menace aussi le dire : « ‘Il nous écartelait dans sa mort interne. Pas un mot n’en sortait pas un. ’» (p. 7) . Elle guette l’écriture : « ‘Les choses s’invectivaient intérieurement. Il avait fait son livre sans me prévenir, mais je savais que chaque seconde passée hors de lui était une vie qui ne coulait pas. Il n’avait pas de sort.’ » (p. 8) . Enfin, elle s’inscrit dans l’ordre des choses : « ‘On clamait par-ci par-là qu’il avait occis ses dieux et tranché la glotte à sa mère (. . . ) Il était dit qu’il n’aurait plus aucune espèce d’ancêtre.’ » (p. 8-9) .

A travers un dispositif de procédés de rupture, de télescopage, de renversement du discours, de brouillage des pistes, l’écriture mime la menace perpétuelle qui pèse sur elle, jusqu’à l’auto-dérision la transformant en balbutiement182, jusqu’à la révolte meurtrière. « ‘ABATTONS-LE’ ! » (Moi l’aigre, p. 12) , ordonne le narrateur à propos d’un roi, représentant de « royautés qui n’ont jamais été en règle avec elles-mêmes » (p.11) . La menace en question est alors celle qui « exile le talent » (Moi l’aigre, p.13) - notamment celui de l’écrivain - l’interdit (p. 13) 183 et le condamne à mort (p. 14) . Telle est l’ultime sommation de cette séquence (p. 9-14) .

Le même piège de l’auto-fiction, maintes fois déjoué dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine, scène réitérée de quelqu’un qui se démasque à lui-même se retrouve dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants . « ils » , « il » , « tu » , « je » sont alors autant de désignations à la fois successives184 et superposées d’une identité qui se débat dans un espace où « tout s’enchevêtre » (p. 24) . Ces désignations d’un même objet/sujet de la narration sont aussi autant de modifications/ratures de l’oeuvre qui s’écrit, se dit et s’accomplit.

L’extranéité que suggère la désignation par « il » de celui qui est parlé, se révèle être un masque que l’écriture ne parvient pas toujours à maintenir, la parole trahissant les subterfuges de la narration pour semer le trouble : ‘« ils filaient (. . . ) le plantaient là, seul, grouillant de lui-même, en lui seul »’ (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 18) . Ce dispositif narratif vole en éclats lorsque fuse une parole directe et sarcastique (p. 23-28), mettant face à face « je » et « tu » , procédant à une dénonciation intempestive : ‘« Sale con ! Tu crois que tu m’as possédé, hein ? »’ (p. 23).

Par ailleurs, la traversée de l’espace, détour obligé pour arriver à « bon port » , va être marquée par le récit de « je »185 : « ‘Mais voici ce que je vis tout au long du parcours’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 62). Cependant, seuls les mots vont venir combler ce lieu habité par l’absence et la mort. Le récit né au bord de cette rivière, « à sec par endroits » (p. 62) est celui de la désolation et de l’impossibilité. Alors qu’il constitue à sa naissance, à l’orée du voyage, un élan, un investissement pour le je/corps/esprit, « ‘à la recherche d’une quelconque vie tant dans l’eau que dans les fourrés surplombant le lit de la rivière’ » (p. 62) , le récit devient ensuite découverte de la destruction, du néant et de la mort et révélation de « ‘la sale image de l’homme, bourreau inutile et fou, destructeur des espèces et des hommes ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 63) .

Ainsi, la catastrophe s’annonçait dès le début de la recherche de « je » à travers cette absence d’eau puis de poisson (p. 63) et enfin par l’image monstrueuse de l’homme responsable de ce désastre. A l’instar de la pêche truquée d’avance, se met en place « l’écriture raturée d’avance » . Dans l’accomplissement du désastre, - puisque l’esprit de « je » « le savait déjà » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 63) . Seule la pensée de « je » , survivant à cette catastrophe, résonne toutefois de « l’écho dérisoire » (p. 63) par lequel il caractérise l’homme destructeur : « ‘Tout cela, mon esprit le savait déjà, l’avait toujours porté en lui !’ » (p. 63) . Dans cet itinéraire du « désastre » (p.65) retracé par le narrateur dans son propre parcours, tout semble « truqué d’avance » comme cette pêche dont « ‘les hommes s’en revenaient bredouilles ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 64) .

La plupart du temps, la parole jaillit péniblement du néant d’une énonciation obscure, comme le montrent Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ou encore Agadir. Le rôle de cette parole est de combattre le silence, le discours s’en trouve amplifié comme l’exprime la multiplication du dire. Il arrive que ce même discours soit au contraire réduit en cri comme dans Moi l’aigre ou Soleil arachnide .

Le silence n’est-il pas en rapport avec la notion de pièges que nous tentons de comprendre ici, comme espace d’obscurité et de grand péril d’où naît toute parole : « ‘car comment supporter, comment sauver le visible, si ce n’est en faisant le langage de l’absence, de l’invisible’ ? » 186 . Dans ses piétinements, l’écriture tente de rompre sans cesse le silence qui menace sa parole : « ‘ce silence du discours vide (silence des signifiants) renforce la voix (l’appel)’ » 187 . Nous sommes alors dans une écriture salvatrice. Le silence y fonctionne comme soutènement de la construction discursive, y compris dans l’hermétisme désigné188 de l’écriture de Khaïr-Eddine.

Dans la tentative de faire un autre usage de l’écrit, de construire le discours autrement, il y a aussi la tentative de « ‘visualisation du manque, de l’impossible et de l’impensable’»189. Ainsi en est-il de la scène du papillon dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants qui renvoie à une figuration presque picturale et exprime une reprise obsessionnelle comme l’extrait poétique qui rythme l’écriture d’Agadir, autant d’aspects qui visualisent les fantasmes qui sont de l’ordre du silence et dont la représentation efface ces frontières entre rêve et réalité.

Situés au centre de l’écriture de Khaïr-Eddine, les fantasmes sont en rapport direct avec le principe même de « l’écriture raturée d’avance » ; c’est bien autour du noyau fait de manques et de silences, constitués par ces fantasmes que gravite l’écriture. Celle-ci ne travaille-t-elle pas à les occulter tout en essayant, paradoxalement de les montrer de façon indirecte, par le parabolique, poussant à chercher la signification dans les interstices de l’écriture ? C’est aussi là qu’opère la stratégie de la dépossession.

Dans l’écriture du chaos, l’éclatement de la parole, son absence ou sa perte constituent une menace de dispersion et de disparition : « ‘Ils parlèrent quelque temps la même langue mais chacun avait son langage, chacun donnait aux mots, un sens différent. (. . . ) Il y eut des combats terribles dans la forêt et/ sur les monts. /La matière n’avait pas encore parlé.’ » (p. 14-15), lit-on dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants.

Mais on trouve aussi chez Khaïr-Eddine, comme chez les nouveaux romanciers, ce que Pierre Van Den Heuvel nomme : « absentification du sujet »190 que nous analyserons plus loin en termes de « je » problématique. Notons déjà qu’il s’agit d’une stratégie scripturale visant à une représentation du non-sujet et à une désaffection de la fonction d’énonciateur – « Je ne communique pas » , lisait-on dans Moi l’aigre (p. 16) - C’est ainsi que lorsque la parole scripturale se vide de toute dimension subjective pour figurer la réification de « je » par exemple, elle pointe alors l’objectivité comme « ‘mise en scène de l’objet qu’est devenue la parole perdue.’ »191 . C’est notamment le cas quand le discours se fait dans l’absence de toute référence, les mots-objets occupent le devant de la scène, dans l’évacuation du sujet et la discontinuité de la représentation, comme nous l’avons noté dans Le déterreur.

Souvent, dans l’écriture de Khaïr-Eddine, « ‘le langage diffracté jusqu’au vide’ »192 transforme le sujet en « grande enveloppe vide de la parole » , ce même « vide est le lieu du sens »193. La langue est alors perçue comme étrangère. Il ne s’agit pas simplement de retrouver le sens des mots communs194 mais de leur en donner un autre par rapport à un autre référent. Le silence de chaque mot renvoie pour nous à celui de la langue perdue qui se taire derrière la langue française. Ceci contribue sans doute à renforcer l’idée de pièges du sens.

N’est-ce pas aussi le propos de Légende et vie d’Agoun’chich ? Le péril demeure l’une des constantes de ce voyage à plusieurs dimensions qu’est le livre, dont celle de l’écriture . Rappelons le passage où l’adolescente met en garde les deux voyageurs que sont Agoun’chich et le Violeur, quant à la suite de leur périple. Agoun’chich comprend alors que ce voyage cache bien des difficultés : ‘« L’adolescente était là pour lui ouvrir les yeux sur sa condition de hère.’ » (p. 83) . Cette fonction éclairante de la jeune fille amène les deux voyageurs à réfléchir de nouveau à la poursuite de leur « aventure » (p. 83). Remarquons que c’est là une nouvelle remise en question de ce voyage, signe non seulement de l’hésitation et des craintes justifiées des deux voyageurs, mais aussi de ce qui va advenir d’eux.

Le texte multiforme déploie ses multiples facettes, invite à la lecture plurielle mais constitue néanmoins un terrain miné où la langue dissimule ses traquenards. Dans le labyrinthe narratif, nombreux sont les pièges du sens qui appellent une lecture ouverte. Il y a dans ce cache-cache avec le sens, un aspect à la fois ludique et angoissant quant au sens à donner aux mots. Déjouer les pièges du sens pour exister et survivre, fuir l’univocité du langage direct, pratiquer la polysémie, tel semble être le mode de fonctionnement du texte, pour « échapper » - terme récurrent dans Histoire d’un Bon Dieu - à la clôture du sens et à la menace qui pèse sur son expression « muselée » - autre terme retenu dans Histoire d’un Bon Dieu.

Chaque texte évoqué ici montre que réfléchir aux pièges du sens, c’est aussi tenir compte du ou des silences comme « ‘trous textuels au niveau de l’acte de parole’ »195 qu’est l’acte scriptural. Le silence représente un masque de l’écriture et aussi un piège, car en cachant il montre. Aussi, le rapport établi entre la notion de pièges, de silence, de non-dit qui peut devenir trop-dit et de manque, renvoie à la question de la dépossession très présente dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine

Les pièges du sens, ce sont aussi ceux de la langue qui provoquent le silence involontaire et pointent « ‘cette non-parole obscure dont on sent la présence constante sur le plan de la matérialité textuelle (. . . ) c’est le vrai silence du texte, situé là où le discours se tait, où apparaît « l’inconscient malgré lui » , où l’on touche à ce que le sujet ressent de la manière la plus intime, où ce qu’il a à dire s’avère indicible, point crucial du rapport qu’il a avec la langue, moment d’abdication.’ »196.

A chaque fois que nous sommes face à une situation d’énonciation non réalisée, s’entend alors, se perçoit le silence de l’écriture, du discours de l’oeuvre littéraire. Le texte désireux de révéler son « secret », mais impuissant de verbaliser ses pulsions, donc condamné au silence, se fait construction d’un lieu qui réunit le manque et le désir et où se dépose le véritable sens du texte, « cette vérité secrète » de l’indicible et de l’innommable197 que Lacan désigne par « une case vide » 198 . Les textes de Khaïr-Eddine sont la plupart du temps des histoires de communication défectueuse.

Les impossibilités qui marquent la plupart des récits renvoient à ces pièges du sens, à cette question du silence découlant de l’insuffisance du langage, de son inadéquation mais aussi de celle de la langue d’écriture. Lorsque l’écriture se heurte à une impossibilité d’expression, elle semble s’arrêter sur quelque chose d’essentiel, le silence en est alors la manifestation matérielle. Les signes typographiques : blancs, points de suspension, page blanche, traduisent ces arrêts/recommencements de l’écriture, signes aussi d’un mouvement de régression, de retour, sans doute en rapport avec l’identité.

L’impossibilité et le silence qui en découle ne marquent-ils pas le retour à un état premier du langage, le langage matriciel, lieu de silence mais aussi source de la parole? Cet état primitif du langage - en rapport pour nous avec la langue maternelle - est sans doute à chercher dans des lieux présents dans le texte et qui sont autant de métaphores, de figurations narratives. Ainsi, la ville souterraine d’Agadir et notamment la cave ou encore la tour/prison du Déterreur, tout ce qui a un rapport avec les trous, les lieux de chute d’évanouissement mais aussi les métamorphoses, les absences, les changements constituent des lieux où se tapissent le désir, le manque que les mots cherchent à combler.

Le silence de l’indicible, silence narratif, transposé par l’absence montrent bien comment le refus de la communication peut jouer le rôle d’un véritable actant, agent du désir obsessionnel qui pose la question de la vie et de la mort. Ces moments cruciaux dans le texte marquent aussi l’attente d’une nouvelle parole, issue du silence, même dans la défaillance de la langue. Cette attente correspond de notre point de vue à ce qui apparaît comme promesse de récit.

Notes
169.

Celle que nous avons retenue plus haut .

170.

Evoqué par Maurice BLANCHOT. Après coup . Paris : Minuit,

1951/1983.

171.

CIORAN. « Aveux et anathèmes » in La Nouvelle Revue Française.

juil-août 1981, p. 1-24.

172.

Marthe ROBERT. Roman des origines et origines du roman. Paris :

Grasset, 1972, p. 102.

173.

Puisqu’elle semble correspondre à cette montagne de Tafraout,

maintes fois évoquée dans l’oeuvre . L’écriture ne craint pas

d’emprunter à la réalité des éléments objectifs, noms de personnes ou

de lieux connus, authentiques.

174.

Voir les formules propres au conte traditionnel, déjà rencontrées

dans Le déterreur.

175.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 242.

176.

« Toute parole ressemble à un jeu d’échecs où les interlocuteurs sont

à la fois joueurs et pièces de jeu. Le Marocain le sait. Pour chaque

situation, il possède la formule et la sentence. » Abdelkébir KHATIBI.

Penser le Maghreb. Rabat : SMER, 1993, p. 66.

177.

Dans Agadir et Le déterreur, notamment.

178.

(Une odeur de mantèque, p. 119 et 121) : « sous leurs pieds, l’oued sale

charriant les merdes, les détritus, les spermes non engloutis par

l’Utérus » (p. 119) ou encore : « Chez moi, où c’est chez moi ? » (p.

121) .

179.

Puisque se rapportant à la fois au fil de la narration, au tissage de

l’écriture, à la trame du récit et au cordon ombilical.

180.

Les verbes « pousser » et « introduire » (p. 9) .

181.

En gras dans le texte.

182.

« Ecrivait-il, c’était une tornade qui vous balbutiait » (p. 10) .

183.

« Le talent est en exil (. . . ) Qu’on interdise tout simplement le talent

ici (. . . ) Le talent crève rustrement dans notre soleil » (p. 13) .

184.

Nous avons depuis le début du texte ces différentes séquences : récit

de « ils » , récit de « il » , récit de « tu » / »je » .

185.

Rappelons que dans le conte traditionnel maghrébin, le bord de l’eau,

passage obligé aussi, est toujours propice à la narration et à la parole

qu’il libère comme pour conjurer un sort qui la menace.

186.

Rainer Maria RILKE. Briefe . Frankfurt : Insel Verlag, 1980, p. 901,

cité par Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 69.

187.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

188.

Par de nombreux lecteurs et critiques de l’oeuvre de Khaïr-Eddine.

189.

Jean-Claude MONTEL. « Le non-dit » in Change , « La narration

nouvelle » . N°34-35, Paris : Seghers/Laffont, mars 1978, p. 53.

190.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 71.

191.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

192.

Roland BARTHES. L’Empire des signes. Genève/Paris :

Skira/Flammarion, 1970.

193.

Gilles DELEUZE. Logique du sens. Paris : Minuit, 1969, p. 162.

194.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 71-72 : parle « d’écriture

objectiviste » , notamment à propos des Nouveaux Romanciers pour

lesquels il y a alors nécessité de sortir du sens usé des mots.

195.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 65.

196.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 81.

197.

Maurice BLANCHOT. L’espace littéraire . op. cit. p. 188.

198.

Jacques LACAN. Ecrits I. Paris : Seuil, « Points » , 1966, p. 125.