3) : Le texte à venir.

Dans son élaboration même l’oeuvre de Khaïr-Eddine se réalise à travers de nombreuses retouches qui dessinent une esthétique qui se place dans les cavités, les fissures et l’incomplet. Soumis à de perpétuelles modifications, comme nous avons pu le voir, le récit défie ainsi la fixité inhérente à toute écriture. Si le désordre du texte exprime une liberté revendiquée, un affranchissement déclaré par rapport à tout déterminisme spatio-temporel et identitaire, il semble aussi cacher une blessure et révéler une immense béance.

L’excès de récits, de langage et de parole est révélateur de la difficulté de formuler sa vérité obscure, et aussi du désir de la faire apparaître à travers le trop plein des mots. Cette dynamique de l’acte de verbalisation, forme de lutte contre le silence est sans doute à relier à la quête du récit.

C’est dans l’accumulation de manques que se construit le texte en quête de nouvelles modalités pour se dire. Le récit passe d’une modalité à une autre à travers l’esthétique de la fracture qui est aussi une esthétique paradoxalement génératrice. C’est ainsi que dans Agadir le séisme qui a touché la ville réfléchit, tel un miroir, le cataclysme intérieur du narrateur auquel le langage poétique sert d’exorcisme à l’anéantissement de l’individu, en proie à des visions hallucinatoires. Après le mode narratif mêlé au descriptif, le mode poétique vient exprimer à trois reprises (Agadir, p. 21-121-133) , la fracture spatiale, temporelle, intérieure qui fait l’essentiel du propos d’Agadir.

Ces trois fragments poétiques se font écho tout en se distinguant par quelques variations, comme les pièces interchangeables d’un puzzle que leur rapprochement constituerait. Ils se démarquent du reste du récit par leur typographie en italiques, les blancs de plus en plus longs qui les précédent, les propos auxquels ils font suite, tous relatifs à l’espace (p. 21), et enfin, le manque suggéré par ces propos et appuyé par les blancs précités, qui suscite l’émergence de ces séquences.

Organisateur du récit, l’emploi itératif de cette séquence sur le mode poétique, parole du « je » au milieu de cette abondance de mots/messages envoyés à lui, fixe l’image de la ville en délitescence, en même temps qu’il en fait - de l’image et de l’énoncé répété- le point nodal du récit. L’itération révèle aussi cette unité sémantique comme texte souterrain à mettre en parallèle avec la ville souterraine ; les italiques appuyant ici une présence poétique du langage, fascinante et inquiétante à la fois. L’écriture raturée porte alors, en sous-jacence, le texte englouti, refoulé qui tente ainsi par trois fois de se dire, malgré toutes les stratégies de brouillage mises en oeuvre.

Cette séquence qui se déploie dans le texte en trois temps et travaille le tissu textuel, constituerait ainsi une sorte de repère dans l’écriture du chaos. Elle marque sa place dans la trame du texte par sa typographie en italiques qui ponctue le texte et met en relief l’état émotionnel du narrateur submergé par sa mémoire. En effet, cet énoncé/leit-motiv se caractérise en tant que produit du flux mnésique où dominent des images marines : « goutte, replis, saccades, port, piscines, écume marine, je tangue, boue verte, côte » (Agadir, p. 21), porteuses de significations relatives à la naissance, aux pulsions vitales et aux forces destructrices. La ville anéantie y occupe une fois de plus, une place obsédante comme métaphore de la catastrophe intérieure, du traumatisme qu’elle provoque et ainsi exprimé par cette reprise.

Cette ponctuation du récit par la duplication d’un fragment sémantique concentrant autant de sens quant à la lecture du texte d’Agadir est importante du point de vue de la forme poétique dans laquelle se coule le verbe. En effet, cet extrait répété et donc amplifié par cette triple reprise, s’énonce dans un signifiant et une construction syntaxique habités par un souffle poétique. Jusque là, le texte s’est évertué à mettre en place toute une stratégie désorganisatrice du genre, de la langue et du sens pour rendre le séisme destructeur et l’effondrement des repères spatio-temporels qu’il engendre.

L’émergence répétée de ce fragment textuel met en avant cette forme spécifique du langage poétique comme violation systématique des lois du langage ordinaire, comme si le poète avait pour seul but de brouiller l’intelligibilité du message. Ceci d’autant plus qu’il s’agit d’un message inconscient, celui du refoulé, lié au traumatisme. Signalons qu’ici la présence poétique tient à la fois du phonique et du sémantique par la force des images qu’il anime et l’intériorité, au sens propre du terme, qu’il cherche à exorciser.

Celle-ci trouve sa métaphore dans la demeure-tanière (Agadir, p. 21-133) et la ville, « ‘Ma ville à (re)construire ’» (p. 21) . A l’instar de la ville, le poète détruit le langage ordinaire pour le reconstruire à un autre niveau. Cette destructuration/restructuration passe par le poétique auquel le récit semble venir se ressourcer car il rend compte des interrogations intimes de « je »199, amplifie son inquiétude et traduit son enfermement. Le poétique intervient aux temps forts du récit, verbalise une crise intérieure et constitue une voie ouvrant sur le théâtre, passage de la voix solitaire du poème à la polyphonie dramatique. Le théâtre prend le relais comme dire et lieu de cohésion et de quête.

Dès que le récit sort du théâtre, il perd tout repère et plonge dans un flot de paroles en délire, notamment lorsqu’elles touchent à l’histoire individuelle du narrateur, lui-même en perte d’équilibre, quand le théâtre n’est plus. De nouveau, le narrateur soliloque, tout en s’inventant un auditoire : « ‘Alors je vous dis que l’histoire n’existe pas’. » (Agadir, p. 86) et se retrouve face à ses questionnements (p. 86-87), marquées par les nombreuses phrases interrogatives, dans l’espace clos et hermétique de la demeure.

Au regard de cette situation de perte du sens, le théâtre apparaît comme une tentative de structuration du discours et de la matière textuelle. La pensée et la parole tentent de se trouver ainsi une cohérence et une formulation équilibrée où le dire dans lequel le « je » « ‘solidaire des gens qui (l’) ont visité ’» (Agadir, p. 66) verbalise sa crise, ses tensions par le biais du bestiaire, de l’histoire et du mythe, s’équilibre dans les voix qui l’expriment.

A l’inverse le retour au narratif puis au descriptif (Agadir, p. 86-120) qui correspond aussi au retour dans la demeure, intériorité du narrateur et à son histoire personnelle est une fois de plus marqué par le chaos narratif, rendant difficile l’organisation de l’énonciation. Celle-ci est marquée (p. 86-87) par des énoncés courts, hachés se succédant à un rythme heurté, rendu par la ponctuation dont l’usage fonctionne comme traduction du piétinement de la pensée et des souvenirs et la désorientation du narrateur, de son « flottement » (p. 86) face à la force des interrogations qui l’assaillent (p. 86-87) , relatives à son histoire, sa naissance et son origine.

Ainsi que nous l’avons déjà noté, la recherche de l’identité à un genre se traduit par le passage d’un genre à un autre, structurant, déstructurant le texte qui de rature en rature évolue vers cela même que l’écriture cherche à raturer. Agadir ouvre ainsi sur un ailleurs chargé d’avenir : « ‘Je vais dans un pays de joie jeune et rutilante, loin de ces cadavres’. » (p. 143) et de virginité : « Ainsi me voilà nu simple ailleurs. » (p. 143). S’éclaire alors un espace de construction, lieu des possibles, champ scriptural, inauguré ici et que l’oeuvre littéraire de Khaïr-Eddine va investir par des textes toujours propulsés qui vont continuer de s’élaborer selon les mêmes principes déconstructifs et constructifs.

Nous avons vu comment dans Corps négatif passant du « je » au « tu » puis du « tu » au « je » (p. 102-103) , le récit bascule dans la troisième personne et dérive vers un micro-récit qui se construit autour d’un « elle » (p. 103-110) mystérieux. Cette séquence s’organise autour de souvenirs d’enfance relatifs à la mère et se poursuit (p. 110-116) à travers un discours/monologue qu’indiquent les éléments scéniques de la page 116, tantôt chant d’amour, tantôt invective contre la situation faite à la femme (p. 112-113) ou contre l’Europe (p. 114-115) .

Cette nouvelle dérive du texte (Corps négatif, p. 110-116) se déploie aussi sous une forme poétique (p. 113-116) reprenant la disposition strophique de la matière verbale et le rythme anaphorique et litanique propres au genre. Cette prise de parole s’inscrit aussi dans une mise en scène annonciatrice d’une nouvelle séquence dans le récit qui s’oriente vers le théâtre (p. 116-126).

L’élaboration du récit se poursuit dans la désignation de l’errance du « nom oeil » (p. 130) , en même temps errance de l’identité menée dans ce « ROMAN MALMENE » et cette « NUIT » 200 (p. 131) , associant la quête du nom et celle du récit. Notons ici ce que nous développerons plus loin : c’est bien dans le seul espace scriptural que s’entreprend cette quête.

Relativement à cette quête, Histoire d’un Bon Dieu met en scène des personnages dont l’histoire est sans cesse racontée mais reste toutefois virtuelle. Le désir de narrer leur histoire constitue l’essentiel d’une démarche scripturale qui ne va jamais jusqu’au bout. Ce sont toujours des histoires de vies tronquées, en lambeaux et donnant lieu à des bribes de récits. Ces personnages en quête de quelque chose et d’abord d’eux-mêmes, en lutte avec eux-mêmes ou leur propre fantôme, dialoguent et s’apostrophent.

C’est ainsi que l’écriture de Histoire d’un Bon Dieu poursuit son déploiement dans la séquence où « je » apostrophe « tu » (p. 177-178) , continuant ainsi ce qui apparaît comme une conversation souterraine, entamée puis interrompue et reprise sous différents modes, en une pratique courante dans l’oeuvre. La chronologie fracturée du récit livre ainsi des fragments textuels qui déroutent toute lecture car leur émergence dans le dispositif narratif dérive celui-ci vers un autre dire dont le lien avec le(s) précédent(s) reste obscur et souterrain.

Mutilée à l’origine, en difficulté pour se dire et se formuler, la parole est alors en quête d’un statut à travers un combat pour être et se dire, mené lors des différentes tentatives du texte pour prendre forme. C’est dans l’éparpillement, l’éclatement et le grouillement que le récit tente de se faire entendre, en se déployant en diverses modalités, à travers une quête qui finit par donner un sens et une unité à ce qui apparaissait tout d’abord comme un magma textuel.

L’expérience scripturale prend place dans un processus d’auto-régénération par lequel l’écriture, chaque fois en perte d’elle-même, renaît, se déployant à partir de son propre manque. Elle donne quelques repères où le texte marque ses ancrages et ses références, comme dans Moi l’aigre (p. 39) où s’annonce un texte à venir : « ‘Voici une partie du recensement de tes crimes. Dans ce réquisitoire (. . . ) Il sera question dans ce qui va suivre’ » (p. 39) , texte porteur d’un théâtre où il sera question des hommes. C’est ainsi que l’écriture travaille contre l’oubli et la mort de l’homme, en devenant scène ouverte sur/à la vie. Elle indique en même temps ses propres fondements et repères, à travers les propos sur le théâtre.

Nous avons ainsi deux ensembles de mêmes caractères typographiques, annoncés l’un par « UN FLIC PARLE » (Moi l’aigre, p. 151) et l’autre par « LE COUSIN » (p. 154) entre lesquels vient s’insérer un texte de forme strophique et de typographie plus petite désigné comme « le théâtre » du « minable passant et le contribuable » (p. 153-154) . A l’intérieur de ces fragments textuels, deux mots se distinguent par leur typographie particulière « aigritude » (p. 152) et « NOIR INTEGRAL » (p. 154) .

La dernière séquence du livre (Moi l’aigre, p. 155-158) constitue une unité typographique, où les lettres se caractérisent par leur petitesse, qui se singularise comme texte ultime, donné comme en filigrane et porté par une voix rendue intérieure par la typographie même. Ces transformations typographiques, génératrices de textes, introduisent le rythme et la temporalité, tous deux présents dans le jeu polyphonique qu’entretient cette dernière séquence.

Au terme de la traversée du récit qui se donne comme étendue particulière à explorer, celle de Moi l’aigre, retenons que si celle-ci a révélé l’écriture comme « ‘acte de solidarité historique’ »201 par lequel, l’écrivain lie « la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste histoire d’autrui » 202, elle a surtout permis de suivre l’entreprise de subversion de différents ordres : politique, religieux, colonial, familial jusqu’à celui qui nous intéresse : l’ordre des signes, notamment ceux du langage : « ‘mais j’ai fait un ouvrier digne de ce monde/cet ouvrier cassera le monde en deux/de sorte que la terre ne sera plus une planète’ » (p. 157) , déclare l’ultime voix narratrice de Moi l’aigre. Voilà qui désigne symboliquement cet ouvrier du langage qu’est l’écrivain, à la recherche d’un dire nouveau et affranchi, recherche qui oblige à un travail «‘ à la fois destructif et résurrectionnel ’» 203. Tel est le mouvement que suit l’écriture du texte chez Khaïr-Eddine.

Si l’émiettement du texte atteste la décomposition d’un univers et les cassures de l’histoire dont participe la voix narrative du texte, il semblerait que celle-ci s’efforce en même temps de les conjurer par un mouvement qui la porte toujours au-delà car, quelque chose s’accomplit dans le langage, valorisé dans sa fonction organique.

C’est aussi dans la problématique du genre telle que nous l’abordions déjà dans la subversion générique que se cache l’idée de texte à venir, comme le montrent Agadir, Corps négatif ou Histoire d’un bon dieu. Moi l’aigre poursuit cette même problématique. On y découvre aussi que chez Khaïr-Eddine, le texte laisse constamment percevoir une voix omniprésente, par exemple à travers la typographie, qui semble ne jamais perdre le fil et veiller précisément à ce texte à venir.

Le procédé de relance du récit ou promesse de récit, très fréquent chez Khaïr-Eddine, évoque ainsi les promesses et les reports de parole caractéristiques de l’oralité. Par ces transits qui constituent autant de relais, transitions, passages, les différents fragments du récit s’effectuent, s’enchaînent par la répétition d’un mot, d’une expression ou d’une idée204. L’écriture use de procédés narratifs, de systèmes scripturaux tels qu’elle perpétue la parole, le texte étant toujours à venir.

Ainsi, dans Le déterreur, nombreuses sont les promesses non tenues de récit qui n’en sont que la suspension : « nous verrons ça plus tard » (p. 12) , « ‘J’y reviendrai plus tard, mon existence n’ayant pas commencé comme ça’ » (p. 13) , « je le démontrerai bientôt » (p. 13) , « prochainement, je décrirai peut-être » (p. 39) . Ce procédé dénote, malgré toutes les difficultés d’élaboration du texte, la quête permanente d’un récit sans cesse en devenir. Apparaissant comme un récit problématique, Le déterreur signifie malgré tout une véritable errance et quête du récit.

Ce qui nous est apparu comme l’aspect piégé et aussi piégeant du récit, à l’instar du Déterreur, par exemple, vient s’ajouter aux autres facettes évoquées plus haut, l’une éclatée, l’autre menacée, pour constituer la problématique du récit. Ces trois caractéristiques nous permettent de poser celle-ci en termes de manque et de désir, de refus et de quête. L’errance et la quête qui le commandent, paraissent susciter et justifier le récit, comme « lieu fermé d’un travail sans fin » 205 .

En effet, dans son avancée erratique, le « vieux bouc gâteux » dans Une odeur de Mantèque qu’est le protagoniste de cette scène206 n’en finit pas de traquer le sens des choses pour finalement être pris lui-même dans ses rets comme dans cette scène où « ‘quelques aigles décrivent au-dessus de sa tête des cercles concentriques’ » (p. 17) , provoquant chez lui cette interrogation : « ‘Ne serait-ce pas l’avant-voix de l’enfer ? Ne s’était-il pas trompé de chemin ?’ » (p. 17) .

La recherche du sens, notamment de « cette histoire » obsédante (p. 18) qui conduit « le vieil homme » à traverser un espace, celui de la montagne, d’une étrange familiarité, semble vouée à la perte au fur et à mesure que la montagne se métamorphose en ravin, puis en précipice, puis en gouffre (p. 18) . Une nouvelle fois, l’évocation des « djnouns » (p. 18) anéantit cette traversée du sens, renvoyant le récit à son point de départ car : « ‘il avait manqué son voyage. Je recommencerai, se dit-il.’ » (p. 18) .

Reste alors la promesse d’un récit à venir ! Ainsi, tout l’effort de construction entrepris lors de cette séquence (p. 15-18) , en vue de quêter le sens du récit, ce qui s’est manifesté au niveau de la narration par la marche du personnage vers son but et en même temps celle de l’écriture, l’une mimant l’autre, tout cet effort semble buter sur un mot, celui de « djnouns » et se heurter à un espace, celui de la montagne, qui s’évanouit aussitôt imaginé. C’est l’effondrement de cet univers entre réel et imaginaire, l’impossibilité des pensées de se formuler de façon signifiante que figure l’apparition des crapauds, qui, rappelons-le, symbolisent les pensées du vieux (p. 18) .

Si l’échec et la mort ont dominé cette traversée onirique que fut le passage précédent (Une odeur de Mantèque , p. 46), la suite du récit donne lieu à une interrogation qui interpelle le lecteur, tout en consacrant l’expérience scripturale qui se déploie ici comme errance vers l’incertitude et aventure périlleuse. Tel est le sens des propos qui inaugurent la séquence suivante (p. 50) , reprenant une citation du Déterreur et rendant plus trouble encore l’identification de l’énonciateur.

La mise entre parenthèses de la parole : « ‘(Je ne puis tout transcrire sous peine d’être moi-même radié de ce globe. ) (. . . ) (Oui, tout ce que j’ai tenté d’oublier, de passer sous silence affleure maintenant. Tout, dans ce monde me sollicite. )’ » (Une odeur de Mantèque, p. 50-51) souligne la présence constante, déjà signalée, de cette voix intérieure de l’écriture qui raconte et se raconte en même temps.

Cette nouvelle étape du texte marque aussi le retour au récit du « vieil homme » qui, grâce aux houris et au sexe voit « ‘toute sa vie (changée) en une sempiternelle coulée de lave.’ » (p. 50) . Toutefois, ceci ne paraît être qu’un coup d’oeil jeté sur ce que devient le « vieux » car il est aussitôt abandonné à son nouvel état que la narration expédie. Le récit semble ne pas vouloir s’arrêter sur cette vie paradisiaque sur laquelle il n’y a rien à dire. Par contre ce passage reste travaillé par l’urgence de dire autre chose qui relève du monde, non pas celui des houris mais celui des Hommes. Une tension à la fois mnésique et langagière pousse le texte vers un ailleurs récitatif, même si les parenthèses207 tentent de contenir ce trop plein.

C’est ainsi que le récit est ramené à l’image obsessionnelle de l’enfant, de l’homme et de la femme en perpétuelle situation de marche errante (p. 52) ; l’écriture s’inscrivant dans une éternelle déambulation. La mort rôde encore dans cette scène fugace qui apparaît telle une réminiscence, sans doute en lien avec ce que le « je » « tente d’oublier » (p. 51) .

Cette menace de la mort, désormais inscrite dans chaque page du livre justifie cette errance de l’écriture, sans cesse dépossédée d’elle-même, qui ne peut se concevoir que dans la douleur de l’absence, de l’attente et de la différence, trois figures de l’écart et de l’altérité. A l’instar du personnage de cette scène (p. 52) qui « ‘marchait, un point c’est tout’. » , le texte ‘« errait une fois encore »’ (p.52) , de nouveau, inexorablement déporté vers l’ailleurs du récit.

Très souvent chez Khaïr-Eddine, le texte (re)prend son cours par l’émergence d’une voix qui renoue avec la voix du récit premier, en restaurant le fil perdu de la narration : « ‘moi, je t’en conterai encore (. . . ) Je te dis encore’ » (Une odeur de Mantèque, p. 53) . C’est la voix du conteur, le « supervieux » qui maintient et permet la survie non seulement du vieil homme mais celle du récit puisqu’elle promet « un autre fait à venir » (p. 53) et qu’elle projette le récit vers un dehors - celui du paradis où se trouvent le « vieux » et le « supervieux » et celui du texte - que figure le futur du récit, l’advenir contenu dans : « ‘Voici donc mon rêve, ami, pour que tu saches ce qu’il adviendra de ton terroir. ’» (Une odeur de Mantèque, p. 53) .

Suit une longue séquence (p. 53-54) qui expose les convulsions de l’histoire, à travers quatre tableaux, évoquant tour à tour la guerre du Rif (p. 54) , le peuple affamé (p. 56-57) , la ville en révolte, à feu et à sang, condamnant la tyrannie d’un « roi torve » (p. 55) dans un dialogue imaginaire entre Dieu et le Diable (p. 54-55) .

On se demande alors si le « vieux » n’est pas victime de sa « mémoire rébarbative » . Pourtant, cette « mémoire vomie » continue à se déverser à travers des spasmes respiratoires où le discours du « vieux » donne à voir des pans de sa vie, chargés de négativité. Mémoire malade que celle du vieux qui se laisse aller à une description iconoclaste de ses ébats vicieux avec ses femmes, juste après l’évocation de la mort de ces fils (p. 76-78), description qui va d’ailleurs dégénérer en boucherie : « ‘Je me prenais alors pour un lion enlevant d’assaut une forteresse de viande crue.’ » (p. 77) .

Suscitant des visions de carnage, jusqu’à la nausée, cette description qui prend place dans « un abattoir du sud » (p. 77) , introduit le lieu sudique comme espace biographique et mnésique en ruines, d’où se dégage pourtant la vision de cette « ‘montagne nimbée de neige et d’auréoles solaires’ » (p. 78) 208.

Dans Une odeur de mantèque, tout récit commencé semble comme absorbé par un autre et ne connaît de ce fait jamais de suite ni de fin, chaque nouveau récit restant inachevé, à l’instar de celui du rêve ou celui de la mémoire. Or, cet inachèvement qui prend dans l’écriture de Khaïr-Eddine des significations sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, paraît fonctionner jusqu’alors dans le texte comme générateur de récit, puisqu’à chaque fois l’un reste en suspens parce qu’un autre vient en prendre le relais. C’est du moins ce que nous pouvons constater, pour l’heure, sur le plan formel. Il est notoire que ce mode de fonctionnement scriptural produit un texte éclaté, hétérogène, constitué de bribes de récits qui sont autant de récits virtuels mais rendant problématique toute saisie du champ diégètique.

La peur de la censure, de tout empêchement de la parole, toujours présente chez Khaïr-Eddine, est sans doute à l’origine de cette démultiplication du sens et du texte qui se déploie ainsi dans un mouvement insaisissable jusqu’au vertige. La fugacité, la mise en fuite constitutives de cette écriture de l’éphémère, de la discontinuité, de l’instantané accentuent le caractère insolite du texte.

Si traditionnellement, le récit tend à immobiliser des instants de vie, des situations d’existence, ici, l’immobilisation est déjouée par le récit qui change sans cesse de forme, en ouvrant sur de nouvelles perspectives de récit ou de nouvelles modalités d’expression, même si le contenu semble terriblement clos.

Au début de cet étrange voyage que constitue « le livre à venir » 209 , qu’est Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , les mots forment un espace carcéral, obstacle à toute communication : « ‘Nous ne pouvions pas aller vers eux. Nous étions prisonniers d’un langage imperceptible, de gestes et de mimiques inextricables.’ » (p. 36).

Cette parole collective, captive « toile d’épeire » (p. 36) et impuissante : « ‘Tout se transformait autour de nous sans que nous le désirions.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 36) devient au cours de ce périple, paroles en fuite, superposées, toujours en quête de sens, sorte de fugue, néanmoins rendues présentes par leur puissance vocale : « ‘Nous parlons mais je ne sais pas ce que nous disons, chacun dit quelque chose et le tout est comme une musique, un ensemble de notes tantôt modulé tantôt discordant. Nous ne nous comprenons pas mais cela n’a pas d’importance tant que nous crions à l’unisson.’ » (p. 42) .

Du point de vue scriptural, le voyage dans « les univers parallèles » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 33-46) interrompt donc la parole en délire de «je» aux prises avec ses hallucinations angoissées. Paradoxalement, le voyage évoqué transporte « je » « ‘dans ces mondes où jamais l’homme n’entrera ’» (p. 46) mais pourtant accessible à « je » et fait basculer le texte dans le récit fabuleux. Tous les ingrédients de ce type de narration sont réunis, de l’entrée en matière qui situe les choses à venir dans l’inouï, jusqu’à la magie de la mort régénératrice (p. 46), en passant par les enchaînements de situations de disparition/apparition et de métamorphose. La présence du bestiaire, le poisson-chien, typique de ce genre de récit, éclaire néanmoins un aspect inquiétant qui domine par ailleurs un onirisme angoissant, symbolique de cet extrait.

Le « répit » (p. 48) promis par le narrateur d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants sonne comme une sauvegarde assurée du récit et de ces êtres qui l’habitent, créations du « je » qui reste omnipotent dans cette affirmation: « ‘Mais je leur accorderai encore un certain répit afin de les soustraire à toute destruction.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 48) . Ainsi, le désespoir n’est jamais total même si les mots laissent passer la réalité effrayante de « la ténèbre du monde » (p. 47) . La parole qui rebondit à chaque fois, arrive à occulter ce néant qu’elle ne cesse de convoquer pourtant. En se déportant (p. 49) sur une actualité, celle de l’immigration, rendue par le présent de narration, la parole toujours en expansion se déchaîne en propos incisifs sur « un monde atroce qui utilise en même temps qu’il refuse » (p. 50) , dénonçant le broiement de l’identité : « ‘Nous autres à Paris nous crevons la dalle, nous sommes ratiboisés et insultés comme pas un !’ » (p. 49) .

Chez Khaïr-Eddine, il est fréquent que la transition entre une séquence et une autre s’effectue à travers une prise de parole. Quelqu’un parle – « ‘le type qui me parlait’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 61) - et voilà le texte transporté ailleurs dans une autre direction. Cette élaboration en arborescences, ce développement de carrefour en bifurcation permet au texte de se déployer sur une large étendue et révèle une relation dynamique avec la forme et le texte comme objet qui change.

Il est utile de noter que ce dynamisme relationnel avec la forme transite souvent par la prise de parole comme propulsion, rebondissement, poussée du texte vers autre chose. Telle est la fonction jouée par les propos de mise en garde lancée par l’inconnu : « ‘Ce soleil qui luit là-haut n’est rien qu’une peau d’orange plissée, dit-il en m’indiquant le quai au bas de la colline. N’y fais pas trop attention et surtout tâche de ne pas le regarder fixement, il est malsain, mortel.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 61) .

En effet, ces propos introduisent la défiance par rapport aux choses, en l’occurrence le soleil, et leur apparence trompeuse. Ils apportent de nouveaux éléments narratifs : le narrateur cherche le port et veut faire un film sur Baudelaire. Ainsi, la parole directe projette dans un instantané fictionnel où se côtoient l’imaginaire et le réel : le soleil/ « peau d’orange » et la présence irréelle de Baudelaire. Il arrive que la parole bascule dans le champ du pur fantasme par l’écriture de l’onirisme notamment rompant ainsi brutalement cet équilibre paradoxal, ce jeu de tension. Il arrive aussi que le lien se constitue - ce qui pourrait sembler rassurant dans la mesure où la continuité ainsi établie donne une cohérence, un ordre et dresse des repères - avec ce qui précède dans le livre, notamment page 45 où « je » devient « une entité » , c’est-à-dire un « esprit » (p. 64) . Nous le retrouvons dans ses pérégrinations et dans son projet annoncé (p. 61) par un personnage qu’il croise sur son chemin, de « faire un film sur Baudelaire » (p. 61) .

Cette entrée en matière où la parole prononcée joue un rôle de transit et d’introduction dans un univers fictif, constitue une ouverture sur l’espace narratif. En effet, ce qui suit, relève d’un imaginaire inspiré du conte, dont les méandres sont à l’image du propre itinéraire de l’écriture. Le narrateur doit se rendre au port, destination symbolique, en vue de réaliser son projet artistique de film sur Baudelaire, port qu’il voit mais ne peut atteindre sans détour en : ‘«  (. . . ) empruntant les berges d’une rivière’ » (p. 62) . Dès lors l’écrit « ‘est une parole qui nomme à la dérive, tel un son fluide, un objet déjà là et que le locuteur sait innommable’ »210 .

Or, dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine, le narrateur se voit « sans âge attendant cet hypothétique autobus qui n’arrivait jamais, jamais n’était là pour m’emmener ailleurs » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 75-76) . A chaque fois, il apparaît dans l’énigme de cette attente « becktienne » , étranger à un espace toujours vide, déserté par les êtres chers211, séparé des autres en une attente singulière : « ‘. . . ) attendant quelque chose qui n’arrivait pas.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 76) . Il reste dans le mystère de son exil : « ‘moi sans âge (. . . ) moi restant là observant (. . . ) moi passant à travers eux sans qu’ils me voient, fendant ce bruit, cette grande agitation et rebouchant par-ci par-là quelques trous de mémoire (. . .)’ » (p. 75-76) , face à sa mémoire ruinée mais qui surgit néanmoins au fil de l’écriture, épousant parfois le rêve pour le « ‘projet(er) dans une autre époque’ » (p. 77) .

Le narrateur d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants se perd dans son propre récit, usant tantôt d’un trop plein du participe présent qui le décrit dans sa précipitation et sa course désespérée après l’impossible, tantôt frappé d’amnésie et essayant en vain de « rebouch(er) les quelques trous de mémoire » (p. 76) , figurés par les points de suspension du texte. Ainsi, l’installation dans un rêve paraît impossible, la plongée dans un autre rêve montre combien l’écriture, se nourrissant de cet onirisme erratique, ne peut s’entreprendre que dans cette errance salutaire car promesse et désir d’un nouveau départ/retour : « ‘Plongeons rapidement et tâchons d’aller jusqu’au bout. ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 79) .

Dans le processus de la déconstruction/construction, l’activité scripturale cultive le passage de l’ordinaire au fantastique, l’illusion se servant du réel pour se cacher. Ainsi, dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, l’écriture plonge dans un rêve organisé autour du je/corps/papillon. Ce long passage (p. 33-45) qui marque le texte par sa densité et sa construction constitue dans le récit un moment focal tant du point de vue de la structure que de celui de sa signification.

En effet, ce micro-récit forme une entité quant à sa construction et à son sens. Il se situe entre deux séquences (p. 30-32 et 47-48) où « je » s’en prend à d’imaginaires assaillants figurant un bestiaire hostile dont « je » refuse d’être la « pâture » (p. 47) . Un certain nombre d’indices permettent de situer l’onirisme. La suite de ce récit mène « je » , omniprésent sur la scène scripturale, sur le terrain incertain où la présence du connu dans l’inconnu contribue à créer un climat d’étrangeté.

Cette relance du rêve poursuit l’aventure du récit qui se déroule en un lieu indéfini où s’entrecroisent la mémoire, le rêve et l’histoire revisitée par l’imaginaire de l’écrivain. C’est à la croisée de toutes ces voies que le récit fraie son chemin en quête de lui-même.

Il nous semble que ce type d’élaboration du texte formulée en termes de perte et de quête se détecte aussi dans Légende et vie d’Agoun’chich. Ce qui apparaissait au début de notre lecture du livre comme une séquence complètement en décalage avec la suite, tant au niveau du ton, comme partie documentaire plus que narrative, que du propos, en tant que reportage sur la réalité présente d’une région, le Sud berbère, marocain, prend une signification au vu du récit à venir. En effet, toute cette première partie du texte constitue en soi, une préparation à la légende.

Par ailleurs, la simple observation du temps tel qu’il se manifeste dans le récit, notamment celui du voyage, conduit à la constatation de la récurrence de ces deux indications temporelles que sont la nuit et l’aube comme procédé d’avancement cyclique du récit. Le leitmotiv du départ et de l’arrivée - des deux personnages mais aussi du livre et de façon inversée : le livre s’ouvre sur l’arrivée dans le Sud et se ferme sur le départ d’Agoun’chich - lié à celui de la nuit et de l’aube et associé à celui de la vie et de la mort, marque la notion de temps dans le récit. Le temps évoqué ici est organique en ce qu’il épouse le rythme du monde et de la Nature. C’est un temps premier, celui de la légende. Enfin, c’est un temps dialectique - et principe d’écriture chez Khaïr-Eddine - jouant sur des oppositions qui dessinent tout un réseau de significations :

aube nuit
départ arrivée
vie mort
parole silence
récit éclatement du récit
écriture non écriture

Or, le voyage et son récit consistent à raconter les visions des deux voyageurs, autrement dit à affronter ses rêves, ses fantômes, soi-même, laissant apparaître une construction où la nuit reste associée au rêve, au voyage en soi et au Sud, lieu de croyances, de mythes, de souvenirs et de mémoire. L’aube est propice, dans cette construction, à la marche, au voyage hors de soi, à l’avancée vers le Nord. Ce temps organique privilégie la nuit, moment qui suscite le récit, le conte et la légende, favorable car obscure et receleuse de périls nous dit le texte, à la libération de l’imaginaire.

La nuit permet le voyage en soi, elle libère la parole sur soi et le dialogue entre le violeur et Agoun’chich (p. 68-71). La découverte de l’univers qu’elle permet aux deux voyageurs s’accompagne d’un dévoilement de soi à travers les éléments, la nature, les mythes et les croyances qui y sont relatifs. La nuit autorise une certaine présence à soi et à l’autre par l’attention portée aux éléments. La parole qu’elle génère exprime cela par le mélange de propos savants et de croyances mythiques, appuyant ainsi cette imbrication constante des divers aspects réels et imaginaires, de la science et du mythe.

Le voyage entrepris par le violeur et Agoun’chich (p. 59) semble avoir pour espace, l’onirique et le mythique, entre aube et nuit. L’évolution des personnages dans cet espace est plus plongée qu’avancée. En effet, ils sont pendant longtemps dans un espace du dedans : « ‘Dans cette montagne impénétrable, par tous les lacets escarpés surplombant le chaos des roches et des torrents, en ce commencement du monde dont l’aube irise la précarité, Agoun’chich et le violeur allaient exactement comme deux fourmis légionnaires.’ » (p. 72) . Les deux voyageurs sont ainsi pris dans cet espace qui englobe la montagne, la terre natale, la famille et tout l’imaginaire relatif à ce haut lieu symbolique, dans une existence calquée sur le seul rythme des éléments.

Cet espace a du mal à s’effacer dans l’écriture, il la nourrit. De là, la séparation qui n’en finit plus et la multiplication des péripéties de ce voyage intérieur. Il semblerait que « sortir de soi », soit long, interminable et semé d’embûches. Car, ce lieu, cet espace du dedans est la « montagne-matrice » (p. 87) dans laquelle la mémoire et le souvenir gardent sur les deux voyageurs une emprise telle que le détachement, l’éloignement d’avec ce lieu sont sans cesse déportés par le rêve ou le cauchemar, les diverses rencontres qui s’y déroulent, comme celle de la folle ou l’adieu à la fillette et à l’épouse, les multiples apparitions qui y surgissent - ainsi les lieux hantés (p. 80-86) - ou encore le rappel de la mort de la soeur (p. 87) .

Chaque déplacement donne lieu à des péripéties, des rencontres menaçantes qui ravivent le désir narratif, toujours présent, comme si la légende voulait prolonger sans fin quelque chose qu’on voudrait retenir. La narration fait surgir à chaque fois un nouvel élément épique, une nouvelle raison de se battre. C’est par exemple, le moment de la lutte avec « ‘la bande à Bismgan, un négrier, un renégat et un tueur.’ » (p. 103-104) . Chaque avancée dans ce voyage, chaque détour du texte s’entreprend sous la menace de la mort.

Ainsi, l’épisode de la fillette piquée par le scorpion (p. 116-119) , grande parenthèse qui vient marquer cette première nuit au village du caïd, obéit à la même pratique, sans interrompre le récit. Au niveau de ce dernier, cet accident provoque un retour en arrière et s’offre comme une occasion pour ramener à la surface de la mémoire des faits de vie et de culture. Prétexte qui génère le texte, cet épisode met en scène l’aïeule, la vieille femme, à la fois savante et sainte, « ‘psychothérapeute doublée d’une religieuse’ » (p. 117) .

Retenons alors que la mort-départ d’Agoun’chich, à la fin du texte Légende et vie d’Agoun’chich situe bien l’écriture dans une errance sans fin et « l’éternel ressassement » que nous évoquions plus haut. En effet, malgré les propos d’Agoun’chich sur sa vie future d’« homme ordinaire » (p. 159) , l’écriture semble se laisser une échappée, comme toujours chez Khaïr-Eddine. La fin du livre rejoint la plupart des clausules en forme d’ouverture sur autre chose constatées dans les récits que nous avons analysés au cours de cette étude : « ‘Le jour même il enterra ses armes à côté de sa mule et prit le car pour Casablanca.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 158) . La métaphore du car est souvent là pour exprimer une parole toujours en voyage et en devenir.

Ainsi, le récit n’a ni début ni fin, de même, il n’y a pas de récit définitif ; il reste ouvert. N’est-ce pas de ce point de vue qu’il faudrait comprendre ce grand livre qui va d’Agadir à Mémorial ? De là aussi, la continuité c’est-à-dire le refus de la clôture de l’oeuvre. Nous avons nommé perte et en même temps refus du texte, toute entreprise de destruction du langage et de la forme verbale qui exprime aussi une désagrégation. Par contre, chaque effort de construction, la volonté de raconter, de dire et de créer, nous a semblé manifester le désir et la quête du texte.

Le dynamisme des formes qui impulse les métamorphoses du texte telles que nous avons essayé de les saisir dans ce chapitre, invite à retrouver dans la mise en forme même de l’oeuvre, difficile et douloureuse, rappelons-le, le processus de la création comme « ‘mouvement, jeu d’équilibre et d’instabilité, tares, perpétuel réajustement en un lieu, l’esprit, où le conflit est roi ’» 212 . Comment se manifeste ce conflit au niveau scriptural ? Pour tenter de le saisir, nous allons dès lors nous intéresser à cette force qui anime l’écriture.

Notes
199.

« Je n’ai pas encore saisi pourquoi...Et pourquoi je m’inquiète

pourquoi ? » (p. 21), « Mais je n’ai pas encore saisi pourquoi je

cherche et ne trouve jamais Ma Ville » (p. 128). De la même façon,

« Il y a un mot qui me manque. » .

200.

En caractères gras dans le texte.

201.

Roland BARTHES. Le degré zéro de l’écriture . Paris : Seuil, 1953/1972,

p. 14.

202.

Roland BARTHES. ibid.

203.

Roland BARTHES. Ibid. p. 31.

204.

Voir à ce propos le travail de Abdellah MEMMES. Signifiance et

interculturalité dans les textes de Khatibi, Meddeb et Ben Jelloun :

Essai d’approche poétique . Th. Et. Rabat : Université Mohamed V,

Faculté des Lettres, 1989, vol. 1et 2, 497 p.

205.

Maurice BLANCHOT. L’espace littéraire . op. cit. p. 10.

206.

Qui ne manque pas de rappeler « le vieux bougre » du Déterreur.

207.

Celles de la citation p. 50-51.

208.

Notons que c’est un espace piégé entre les tenailles de la montagne-

mère.

209.

Pour paraphraser le titre de Maurice BLANCHOT.

210.

Julia KRISTEVA. Le texte du roman. Approche sémiologique d’une structure discursive transformationnelle. Paris : Ed. Mouton, 1970, p. 103.

211.

Cf. la rivière vide, la route vide, le village vide (p. 62, 67, 71) et ici les « immeubles vides où je ne retrouvai plus les anciens amis » (p. 76) .

212.

Claude LORIN. L’Inachevé. Paris : Grasset, 1984, p. 26.