1) : « La guérilla linguistique ».

Nous avons vu précédemment que l’écriture de Khaïr-Eddine se situe d’emblée dans la remise en question et la déconstruction, s’origine dans un chaos préalable et fondateur, inscrivant la turbulence, le sismique et le tectonique comme caractéristiques liminaires de son processus. Travaillée par la thématique du conflit, de la rupture, de l’exclusion et de la marginalité totale, à la fois sociale, politique, culturelle et identitaire, elle ne se conçoit que dans la révolte, l’exil et l’errance, comme quête et conquête de l’espace, entendu dans son sens global : réel, imaginaire et symbolique.

Dès son avènement, l’écriture de Khaïr-Eddine s’est voulue en rupture et , « la guérilla linguistique » que l’écrivain déclare alors, s’exerce en premier lieu contre l’écriture elle-même. Tout texte de Khaïr-Eddine se caractérise par son désir de ne pas apparaître comme structure et d’échapper à toute norme. Aucune linéarité, aucune chronologie, le texte frappe et déroute par son aspect chaotique et la destruction des formes qu’il opère. En tant que telle, la subversion générique combat le pouvoir, la tyrannie, l’absolu des formes et des codes.

Rappelons que si cette notion fait l’objet d’un manifeste213 à retrouver de la part de l’écrivain214, l’écriture est là pour rappeler dans ses propos mêmes « la guérilla linguistique » . Si l’expression a été quelque peu galvaudée, il est bon de la resituer dans le contexte textuel dans lequel elle a surgi. Notons que c’est dans Moi l’aigre que l’on retrouve la référence à ce qui constitue les trois aspects fondamentaux qui caractérisent l’écriture de Khaïr-Eddine : « l’écriture raturée d’avance » (p. 15) , « la guérilla linguistique » (p. 28) , « la fonction organique des mots » (p. 29) . Manifestation d’un désir d’affranchissement par rapport au code et à la langue, revendication de liberté, « la guérilla linguistique » s’en prend d’abord à ce type de pouvoir, touchant à la pratique textuelle, à la syntaxe et à la langue. Considérons alors ce troisième récit de Khaïr-Eddine comme un livre-manifeste.

Chez Khaïr-Eddine, le texte est fortement animé par une dynamique de la contradiction et de la subversion, se démarque comme lieu d’un combat. L’écriture s’inscrit dans ce combat : « ‘Ses textes n’étaient qu’une ultime guerre’ » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134) . Ecrire, c’est se battre et combattre. Le guerrier et le conquérant sont au coeur de cette pratique scripturale qui devient de ce fait, mise en péril : « ‘je tue (. . . ) ma machine est une bombe atomique (. . . )/ma plume serait un fusil asthmatique n’était sa grosseur, un fusil de fellagha ! /je la réunis en un acte seul qui n’apparaît jamais/comme tel’ » (Soleil arachnide , p. 120) .

Par cette stratégie de déconstruction des formes, l’écriture se meut dans le risque et l’esprit d’aventure, aventure périlleuse qui implique nécessairement la violence et la confrontation à l’ordre du langage. Génératrice de « l’écriture catastrophique » , évoquée par Julia Kriesteva215 , elle met en évidence une non-conformité à un genre, une non-identité scripturale, une perte de référence et d’origine : « Où est le socle ? » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134), s’interroge l’écriture. Animée par la révolte-guérilla : « On lui avait enseigné la guérilla. » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134) , insoumise, « défi(ant) toute prostration » (p. 134) , prise dans une identité double et trouble: « ‘L’Arabe donnait tout nu dans ses aisselles, fabriquant parfaitement le double du saharien.’ » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134) , elle s’affirme comme non-écriture : « ‘je compose pour détruire aussitôt toutes mes croyances. Qu’elles soient verbales ou silencieuses’. » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134) .

Le processus de la guérilla renvoie à un concept guerrier et recouvre l’idée de lutte contre le pouvoir, avant tout celui du dire, visant un projet de libération par la parole, cultivant un jeu de dépossession et de réappropriation dans lequel la violence et la terreur prennent une dimension comme mode d’être de l’écriture. Tout ceci se déroule dans l’espace du dire porteur de violence, dans celui du langage, transformant ce dernier en langage projectile : « ‘Les mitrailleuses lançaient des textes noirs et jaunes sur la terrasses de cafés.’ » (Soleil arachnide, p. 18) .

Avec la « guérilla linguistique » s’éclaire tout un projet d’écriture qui renoue avec le socio-politique qu’implique la notion, pose l’acte scriptural comme acte socio-politique : ‘« ni roi/ni fureur/mais ce pouvoir d’un jour mué en séisme/sombré/parmi le lait noir de ma palmeraie ’»216 (Soleil arachnide, p. 74) . « La guérilla linguistique » est génératrice d’un certain terrorisme dans le champ scriptural - c’est notamment la subversion générique que nous avons abordée précédemment - au service , nous semble-t-il, d’une cause ayant à voir avec l’oralité. Elle met en action un projet scriptural, singularisé par la dissidence par rapport aux codes, projet qui implique un type de rapport avec la langue, car il s’agit bien de « guérilla linguistique » . Nous avons vu comment la pratique textuelle s’inscrit dans cette dissidence. Le langage est bien le lieu de cette guérilla, dans l’entreprise de déconstruction/construction introductrice de la parole sauvage.

Tel est le projet scriptural de Moi l’aigre : donner voix à ce qui est occulté, censuré, assassiné par l’absolu, remettre en question cet absolu, refuser la tyrannie de l’UN, en élaborant une esthétique de la guérilla, désignée par l’écriture elle-même : « ‘j’éjaculai un texte différent de tout ce que j’avais écrit jusque-là : un crépitement de balles et une montée de hurlements étouffés. C’est par ce texte que je compris que je devais m’engager une fois pour toute dans la voie de la guérilla linguistique !’ » (Moi l’aigre, p. 28) .

L’inauguration même du récit interpelle : ‘« Hé quoi tante ricochant sur moi la strangulatrice martyrisée et sur le chien père aigri de l’insecte immunisé !’ » (Moi l’aigre, p. 5) et déroute par la construction de la phrase initiale. Introduisant ici beaucoup plus la substantivisation du verbe que l’action suggérée par un véritable verbe conjugué, le participe présent « ricochant » (p. 5) prend place dans une syntaxe insolite et étrange qui pervertit la langue dans ses fondements logiques et son fonctionnement naturel.

Ainsi, même les rares repères, les mots qui renvoient au connu sont brouillés, envahis, pervertis par l’anormalité, la monstruosité et la violence. L’interpellation initiale de Moi l’aigre fonctionne aussi comme une provocation par la mise en scène d’un dire subversif, par la perturbation de la construction de la langue et par les propos iconoclastes qui ouvrent ce récit. Ce dire subversif, celui de « la guérilla linguistique », investit l’espace scriptural.

Introductrice de rupture, la construction parataxique, fréquente chez Khaïr-Eddine, fait que les phrases s’équivalent et met en avant la fluidité du flux verbal, allant beaucoup plus dans le sens de l’oralité que dans celui de l’écriture. Le suggèrent les procédés d’inversion de la syntaxe ou la répétition du participe présent ou encore l’introduction incongrue de sons comme « Pf-fuite ! » (Moi l’aigre, p. 6) ou leur homophonie : « joviale Jubilant » (p. 6) ou enfin, le recours au néologisme : « la ville est ventrebouillotte » (p. 5) . Notons qu’en même temps qu’à une création de mots, le néologisme correspond à une libération de l’expression.

Remarquons que le mot-projectile, « le mot pistolet » (Soleil arachnide , p. 37) tient du langage comme expression d’une prise de conscience qui figure par ce même langage une expérience très subjective. Le mot-projectile renvoie au pouvoir narcissique des mots de soumettre le monde, contient une charge subjective qui fait du langage, une parole. Il est aussi à rattacher à la phonation comme décharge motrice qui permet l’explosion agressive sonore et réactive des traces mnésiques liées sans doute aux mouvements du corps, ainsi que la référence à la dévoration (p. 5-6) qui manifeste une oralité déjà présente dans le titre du livre217.

La pratique de l’indétermination, l’absence d’articles témoignent de l’atteinte aux structures de la langue, tout en s’inspirant de la rhétorique de l’oralité. Ainsi, l’usage transgressif de la ponctuation correspond à une transgression contre tout académisme et contre l’ordre du sens dans le texte. Voilà qui rejoint l’absence d’organisation traditionnelle dans le texte : alinéa, paragraphe qui mettent de l’ordre dans le texte. L’absence de ponctuation est source d’ambiguïté, « ‘la ponctuation posée fixe le sens, son changement le renouvelle ou le bouleverse, et, fautive, elle équivaut à l’altérer.’ »218.

Nombreux sont les éléments qui corroborent l’hésitation dont joue l’écriture. Celle-ci fait reculer, par exemple, les limites de la phrase en supprimant ou en déportant le point final (Moi l’aigre, p. 7) . « ‘La rhétorique classique refuse que l’idée puisse se morceler au-delà de l’alinéa. Ce qui porterait atteinte à la notion de « plan » et de « développement » : fondement de toute la littérature soumise à l’impératif de l’expression’ »219 . Les majuscules qui marquent le début d’une nouvelle phrase ne suffisent pas à supprimer l’effet de confusion suscité par l’absence du point.

Les torsions subjectives du langage se justifient par l’aspiration à une liberté dans l’espace ludique que permet l’espace scriptural, poétique et qui renoue avec la liberté de jeu, avec le non-sens des mots, contre toute contrainte. Les règles diminuent cette liberté de manipulation du langage. Celle-ci ne renvoie-t-elle pas au chaos originel du langage dans lequel aucune forme verbale ne s’impose, aucune règle n’articule l’énonciation et qui empile les mots et les choses dans la grande masse indifférenciée des sensations ? C’est pourquoi, sans doute, l’acte de parole prendra progressivement une valeur métaphorique, substitutive d’échanges qui engagent le corps. L’objet-parole est alors soutenu par de puissants investissements pulsionnels que Moi l’aigre met bien en avant en évoquant « la guérilla linguistique » .

Cette esthétique de la guérilla qui semble caractériser l’écriture qui se décrypte ici, s’analyse et se livre, se proclame en rupture, s’accompagne d’une sorte de logique de la subversion et de la dissidence révélatrice du versant tragique de l’écriture : « ‘Mais je devins complètement fermé pour autrui (. . . ) J’en étais arrivé à rejeter mes proches, mes amis’. » (Moi l’aigre, p. 28-29).

Le respect des règles linguistiques traduisant un acte d’allégeance à toutes les futures conventions de l’ordre symbolique qui asservissent et humanisent l’individu, « la guérilla » est un mouvement de révolte de l’écriture contre les conventions régulatrices et d’autres, nous venons de le rappeler. Cette dimension de l’écriture entraîne la jubilation jusqu’à la perte de toute forme dans cette subversion même dont les conséquences sont soulignées par les propos rapportés du narrateur-scripteur,.

Il semble que Khaïr-Eddine pointe aussi le rapport d’incommunicabilité qu’il y aurait entre la communication et l’expression subjective, montrant que ce que la parole acquiert en communication, elle le perd souvent en subjectivité et réciproquement : « ‘voici son texte : noir sur gris alucite poing grammatical Je ne communique pas’ » , lit-on dans Moi l’aigre (p. 16) .

De ce point de vue, le double et la « désertude » dont il est question toujours dans Moi l’aigre (p. 16-38) sont porteurs d’un texte qui s’énonce paradoxalement dans sa volonté de non-communication et d’illisibilité. D’emblée, le récit de l’écart, texte du double, se retranche dans un espace réfractaire à toute lisibilité immédiate où le brouillage des pistes commence par la confusion des signes, ici la couleur, « noir sur gris » , l’effacement de toute démarcation entre l’animal, « alucite » et l’humain « je », entre un énoncé et un autre, la disparition de la ponctuation ; autant d’éléments confirmant le refus de communiquer : « Je ne communique pas » (p. 16) .

En cela, « la guérilla linguistique » s’étaye aussi sur le niveau ontologique d’une philosophie du langage, d’une esthétique, parfois jusqu’à l’hermétisme, au-delà du politique ou peut-être à partir du politique. L’expérience scripturale réactive l’expérience originaire de la communication et sa genèse, mais également la nostalgie et la crainte de son dépassement. Autrement dit, « la guérilla linguistique » renvoie, de façon plus profonde que la portée politique de l’expression, à ce qui se produit fondamentalement dans l’acte de parole.

De ce point de vue le poème « Barrage » (Soleil arachnide, p. 75-79) retient notre attention par rapport à cette dimension de l’écriture de « la guérilla ». Représentatif de l’ensemble du recueil, ce texte rend compte, tant par sa forme que par son contenu de ce qui préoccupe essentiellement Soleil arachnide : la remise en question du langage et l’aventure scripturale que concrétise ce premier ensemble de textes poétiques de Khaïr-Eddine dans lequel figurent, rappelons-le, ces premiers écrits.220

« Barrage » marque, au niveau du recueil, un changement dans l’écriture-guérilla. En effet, par sa disposition éclatée, le déploiement des mots-barrage, mots-projectiles, l’organisation spatiale du poème, figurant un véritable déploiement tactique du langage, tente de traduire par la vue - mais aussi par l’oreille car on entend ces mots - l’effort, la lutte de la pensée aux prises avec le chaos mais aussi avec le langage.

Le chaos affronté se situe à divers niveaux : « ‘Dieu meurt (. . . )/ entre ma peau et moi (. . .)/ mille prisons (. . .)/ Kasbahs déterrées par un cyclone (. . . )/ je m’accroche au néant (. . . )/ je suis le boeuf noir que vous cherchez/évadé des mémoires en décombres ’» (p. 75-77) . Pourtant, très vite, l’écriture parvient à extraire de ces « mémoires en décombres » , le mystère du langage poétique : « ‘je m’accroche au néant/et soudain les lombrics de l’enfance (. . . )/la rose perdue221/devient langue/puis ordure (. . .)/mot juste/mot injuste (. . . )/ah ce Sud entre mes jambes raides (. . . )/je sème/resème.. ’» (Soleil arachnide , p. 76-78) - Ce travail sur soi et la mémoire vise sans doute à instaurer « ‘une fresque magicienne/où rompre est abolir les lois’ » (p. 76) .

Ainsi, le texte qui se met en place s’en prend à la condition d’homme, à l’identité, en termes de pouvoir et d’oppression, en une écriture de « la guérilla » où tout est inversé : « rompre est abolir les lois » , celles du langage en particulier : « on apprête une hache pour mon langage » (p. 77). Cette écriture de « la guérilla » procède à l’inversion de l’ordre des choses : « ‘cette bouche expulsée de ma salive’ » (p. 76) ou encore à leur rature : « ‘ville sans ville (. . . )/ homme sans homme (. . . )/ terre n’est plus terre/pierre plus pierre ’» (p. 77) .

Elle est aussi écriture de la colère : « ‘je sème/resème (. . . )/tout au long d’une fuite d’astres en colère ’» (p. 78) , qui métamorphose « moi/une braise » (p. 79) . Menacé par son propre néant, dépossédé de lui-même : « ‘(. . . ) le monsieur se nourrit d’armoires/il s’achève par une apostrophe/claque au tréfonds d’un autre monsieur/derrière moi/au bout de moi/debout sur moi’ » (p. 78) , « je » tente de reprendre possession de lui-même par l’accession à la parole et la réappropriation de sa propre voix : « ‘donne-moi ta voix monsieur/je veux entendre la mienne/un éclair (. . . ) ’» (Soleil arachnide , p. 79) .

L’écriture de « la guérilla » est aussi écriture infernale (p. 78-79) symbolisée par l’opposition entre la présence menaçante du néant et la promesse de l’apparition de l’aube. La dispersion des mots sur la page figure le déploiement du langage-barrage qui fait résistance contre le néant toujours menaçant, le langage porteur d’aube qui lui insuffle une nouvelle vie : « ‘l’aube va éclater dans une de mes rides (. . . ) /buvons l’aube/comme elle est double et fraîche et lente l’aube à tes narines ’» (p. 79) . Cette aube - qui n’est pas sans rappeler Rimbaud - donne à « Barrage » une portée symbolique dans laquelle le langage poétique revêt une possibilité d’émergence de la création face au néant destructeur.

Ici, l’écriture tend à montrer l’énergie à l’oeuvre dans cet élan créateur du langage poétique, en se servant, notamment, de la disposition typographique. Celle-ci se caractérise par ses mouvements de chute, de descente, par la prédominance de son mouvement abyssal. L’écriture de « Barrage » est marquée par l’oscillation entre l’éparpillement, la raréfaction du langage et la concentration, par la densité du langage, notamment dans le passage sur le Sud (p. 76) .

Certes, tous ces mouvements font du langage rarescent ou profus, une matière vivante, un outil, une arme car les mots se déploient dans l’espace scriptural comme un dispositif de guérilla. Ces mouvements traduisent surtout une lutte, une violence, une difficulté extrêmes et douloureuses. Ce morcellement, cette désarticulation de la phrase, d’où le mot semble seul émerger dans son isolement et dans sa nudité, figurent un grand désordre intérieur, soulignent les risques d’incommunicabilité et la dissolution dans le silence qui est très important dans tout le recueil dominé par la menace « d’un livre froid » (p. 78) .

« La guérilla linguistique » se justifie parce que « ‘la parole en s’aliénant dans la cuirasse du langage marque dans un trop-plein de signes la présence d’une menace222 qu’elle a pour fonction d’exorciser ’»223 . Dans son désir de communication, la parole se heurte à l’objectivité du langage et aussi à l’extranéité de la langue, qui peut difficilement rendre compte de sa vérité. Or, cette vérité refoulée semble s’éloigner du langage en prenant corps et surgir dans l’acte de parole lorsque celui-ci prend ses distances avec le langage, en l’asservissant en quelque sorte au mieux de ses intérêts.

Ici prend sens le «  (. . . ) pays d’exil » (Soleil arachnide, p. 103) qui est bien celui où se déroule la « guérilla » et où « je » s’« insurge » (p. 103) . C’est le lieu du poète-guérilléro, créateur malgré tout. C’est surtout l’espace du langage dans lequel « je » entre en action : « ‘je jette (. . . ) je tempête/j’allume (. . . ) j’arachnide je mite/je trouve (. . . ) je fais/intervenir (. . . ) je m’insurge ’» (p. 102-103) . Ce lieu du langage et de l’exil est fait de violence et de lutte : « ‘mon langage y bute violet mon langage isthme !’ » (p. 103) .

Le passage par l’« exil » - tel est le titre du poème situé entre « Nausée noire » et « Manifeste » (p. 101-103) - semble donc nécessaire pour conduire l’écriture-soleil, celle de la « guérilla » et aussi celle du dernier poème du recueil Soleil arachnide . Il semblerait donc que la guérilla menée par l’écriture de Khaïr-Eddine, mime la lutte entre parole et langage qui est accentuée ici par la problématique de la langue.

Ce qui est mis à mal dans « la guérilla linguistique », c’est l’échec du langage, sa cuirasse symbolique, l’imposture du symbole qu’il représente et qui est mis à mort dans le signe linguistique. Les désordres de l’écriture vectorisent l’intérêt pour les failles, les accrocs du langage : « les mots-cavernes » (Soleil arachnide, p. 7) , révèlent un autre ordre : « le désordre clairvoyant » évoqué dans Soleil arachnide (p. 22) . Disons que cet autre ordre, ce « langage neuf » , serait le signifiant-fou qui masque le lieu du drame, lieu d’une vacuité, d’une absence, révélateur d’un pouvoir, d’un ordre oppresseur qu’il affirme en le niant. Tel est le sens du poème comme il se déploie dans Soleil arachnide .

De ce point de vue, on peut se demander si « la guérilla linguistique » ne constitue pas une tentative de lutte contre la vacuité du signe linguistique, pour casser sa structure circulaire - un signifiant renvoyant à un autre signifiant - vacuité révélatrice dans une certaine mesure de l’insuffisance du langage et de la langue. Déjà, dans Agadir, l’élargissement de la phrase traditionnelle en un réceptacle, un gouffre béant, constituait un bel exemple de cette pratique langagière perturbatrice par laquelle l’acte de parole semble parfois s’hypostasier dans la vacuité du signe.

La diarrhée verbale qui caractérise aussi ce type d’écriture mêle plaisir et anxiété de parler/écrire de manière compulsive mais exprime aussi le vide ressenti derrière les mots qui s’échappent. N’est-ce pas là encore que réside le lieu du drame ? La parole est un acte, une tentative de réunification du Moi. Le morcellement des objets et du Moi est exprimé par la parole hachée, passant parfois par une « ‘conception tragique du langage où le mot équivaut au silenc’e »224 .

Le poème « Manifeste » (Soleil arachnide, p. 101-103) pointe l’expérience scripturale comme étant, d’une part, celle de « l’incommunicable-tunnel vrai ou lupanar » (p. 113) , d’autre part, celle d’un risque encouru : « ‘On devient fou d’être une cicatrice d’irréel et de mots criés en toute hâte’ » (p. 113) et enfin, celle de la confrontation à l’instant de vérité : « ‘La pièce commence où finissent les astuces’. » (p. 113) .

Dans cette évocation même de l’aventure scripturale, « Manifeste » est aussi un texte traversé par un souffle épique et tragique : « ‘Je fermai tous les livres et je n’ouvris que ma mémoire/on me dit que la parole n’a besoin que d’un homme/habitant le rail des chemins intangibles (. . . ) on fit en sorte que ma voix ne soit plus qu’un tonnerre/brandissant sa quéquette au-dessus de la ville morte/du sang giclant répudiant même la lumière’ » (p. 114) .

Le texte fait entendre le chant de la « mémoire éventrée » de « je » mais aussi celle « des êtres travaillés par les codes » (p. 114) du « terroir terroriste » (p. 121) et du monde pour crier la mort de la pensée et de l’homme : « ‘Il buvait des sangles/noires et reflétait la Pensée et l’homme se souvenant de/sa/stature’ » (p. 114) . Il est aussi célébration frénétique parce que désespérée de la poésie par laquelle il tente même dans la dislocation du langage (p. 115) de retrouver le sens des choses.

La guérilla serait une lucidité vis-à-vis des masques dont le langage se couvre ou qu’il figure parfois et des parades auxquelles il donne lieu : « ‘Ma peau se désapprend pour accomplir sa désintégration en même temps qu’elle se reconstitue dans un langage où les mots sont séparés de leur texture phraséologique ordinaire, celle que les yeux subissent de prime abord et que l’oreille traduit par une association nécessaire à une aventure à venir.’ » (Soleil arachnide, p. 106). « ‘La position intermédiaire de l’acte de parole le situe en ce lieu scandaleux entre le moi et l’objet, entre le rêve et la réalité, entre le corps et le monde extérieur, que Winnicott désigne comme l’aire transitionnelle , espace libre où se localisent le jeu et l’expérience culturelle.’ »225. Cet espace potentiel libre se situe entre le dedans et le dehors.

La violence faite à la structure syntaxique qui trouve une concrétisation dans l’expression « poing grammatical » (Moi l’aigre, p. 16) est elle-même symbolique des tensions qui travaillent l’être. En tant que prise de parole, l’écriture semble s’insurger contre la double vassalité du langage aux contraintes du corps et du code, contre la régulation formelle de l’activité verbale dans l’élaboration de la phrase et du texte, contre la tentative d’effacement du sujet dans la parole et le langage.

Un texte comme Le déterreur illustre bien la mise en jeu de l’acte de parole, en tant que lieu de guerre de et pour la parole « en une perpétuelle dépossession » (p. 59) , entre cri et langage, corps et code, subjectivité et objectivité. Or, « la guérilla linguistique » révèle que la parole ne peut advenir que dans cet espace libre entre le corps et le code, la subjectivité et l’objectivité. C’est peut-être cette difficulté que l’écriture met en scène, ce dont elle rend compte. Tous les bouleversements dans l’économie textuelle, toutes les ruptures d’équilibre qui les accompagnent révèlent la structure paradoxale de l’acte de parole, les utilisations extrêmes qu’elle subit.

Tout ceci annonce d’emblée que l’écriture appartient à la vie du corps. L’acte de parole se situe en un lieu oscillant constamment entre le langage, le code linguistique et le cri comme décharge motrice du corps : « montée de hurlements étouffés » . L’expérience scripturale cristallise et révèle cette position paradoxale de l’acte de parole dans sa double allégeance au corps et au code, à la subjectivité du désir et l’objectivité du corps. De ce fait, disons que le champ scriptural et plus généralement celui de la littérature se plaçant dans un jeu de limites spatio-temporelles, est ici éclaté. Nous avons tenté de le démontrer dans la présentation de l’espace scriptural et la double thématique du séisme et de l’errance, associée à la révolte, toutes deux impliquant le corps.

Ce champ est ainsi recherché comme espace de liberté. « La guérilla linguistique » correspondrait alors à la quête d’un espace libre dans le langage entre corps et code, subjectivité et objectivité, sorte d’espace transitionnel, de structure paradoxale, mais nécessaire pour que la parole advienne. Cet espace est soutenu par le jeu de forces antagonistes par lequel la parole détient son pouvoir de création, lorsqu’il est vraiment symbole, c’est-à-dire lieu entre subjectivité et objectivité qu’il transcende.

Il nous semble que « Nausée noire » (Soleil arachnide, p. 80-100) figure cette quête. C’est un long poème qui du « prisme ouvert » sur « nulle/cause pour vivre » (p. 80) à l’interrogation « où serait alors le lieu de notre exil ? » (p. 100) se construit en 16 strophes autour des thèmes associés du sang, du lait et de l’encre. Dans cette association, « je » se construit « syllabe par syllabe » (p. 87) dans le souvenir de l’enfance « morte à vif » (p. 96) , l’évocation de la femme, la glorification du peuple. Sous la menace du néant et de la mort, l’écriture figure dans la longueur même du poème, le déversement. Elle pointe dans ses propos ce lieu de la poésie où se mêlent le sang, l’écriture et la lutte : « ‘la terreur dans ton corps/comme l’encre de chine/il est temps de sortir/mon sang noir plus profond dans la terre et dans la chair du peuple/prêt au combat/je ne veux plus de couleurs mortes/ni/de phrases qui rampent dans les coeurs terrorisés ’» (p. 83) .

Le poème « ruisselant d’encres/noires » (p. 83) , à l’instar de ce passé ‘« foudroyant (. . .) surgi du plomb qui l’a brisé ’» (p. 84) semble lui-même naître de ce néant qu’il évoque, échapper à la mort que suppose le combat dans « la guérilla » déclarée (p. 85-86) « ‘et donner au futur le fruit le plus/étrange ’» (p. 86) . Il devient alors « instrument » de « guérilla » : « un poème parfois me vient comme une pierre » (p. 89) . Cette « Nausée noire » dans laquelle le sang, le lait et l’encre sont confondus dans la même « phrase artérielle » (p. 94) mime dans sa forme et ses images dominantes cette lutte que le poème mène jusqu’au bout de lui-même (p. 99-100) , sans doute en quête de la « phrase inédite » (p. 99) : « ‘ma lutte est geste de qui aspire à vivre sans/autre éternité que ses propres blessures ’» (p. 100) . Le poème annonce l’exil collectif : « ‘où serait alors le lieu de notre exil ?’ » (p. 100) et indique sans doute la poésie comme lieu même de l’exil en question.

Très souvent chez Khaïr-Eddine, l’acte de parole s’assimile à l’objet corporel dont il est la métaphore en révélant sa position liminaire et paradoxale dans un espace libre aimanté par des forces antagonistes ainsi que sa dimension psychologique. L’écriture/écoute apparaît alors comme une traque de tout ce qui manifeste la vie dans sa diversité. Elle est recherche de « la fonction organique des mots » (Moi l’aigre, p. 29) et s’accomplit en un acte éjaculatoire dont la dimension subversive n’échappe pas : « j’éjaculai un texte différent » menant à « la guérilla linguistique » (Moi l’aigre, p. 28) .

Celle-ci réunit l’acte de parole et l’expression corporelle, « le dire » et « le faire » , confondant prohibition et plaisir. Elle serait la lutte contre le code linguistique dans laquelle s’inscrit le désir. Cette lutte est transcrite au niveau scriptural par toutes les distorsions relevées ; elle figure dans l’espace symbolique les dimensions imaginaires et pulsionnelles de la parole et du langage : « j’éjaculai un texte » . C’est sans doute là que réside l’intérêt de « la guérilla linguistique » déclarée. Ecrire et éjaculer sont absolument mis sur le même plan, le même acte qui s’inscrit dans celui de « la guérilla » .

Ecrire, c’est aussi vomir, se vider de soi, l’écriture se faisant évidement et correspond de ce fait à un débordement. C’est notamment le cas dans des textes tels que Corps négatif, Le déterreur ou encore Une odeur de mantèque . Voilà qui crée une dépendance par rapport à l’écriture qui actualiserait l’imago maternelle - sur laquelle nous allons revenir - le discours figurant ici le vomissement du désir : « ‘mort/hyène funeste/je te vomirai toute ’» (Soleil arachnide, p. 94) .

« ‘Le code linguistique a la force d’un objet qui résiste aux pressions subjectives. En s’objectivant le langage acquiert une intelligibilité qui se paie par l’aliénation du sujet aux règles d’un système et aux postures imaginaires de l’identification. Cette référence du locuteur à un système garantit une identification non fusionnelle entre le moi, l’objet, le symbole et la chose symbolisée. Mais cette fonction d’identification du langage constitue l’aliénation de l’homme, la forme emprisonnant le contenu, le sujet s’éloignant de son corps dans l’éblouissement des reflets du langage.’ »226 . De ce point de vue, le poème « Manifeste » dans Soleil arachnide éclaire le combat mené pour échapper à ce type de violence. Ajoutons qu’ici l’aliénation est redoublée par la question de la langue, notamment dans sa dimension maternelle.

Il s’agit d’un manifeste par rapport à l’écriture et au langage dans lequel nous allons retrouver tout ce qui constitue l’univers fantasmatique, imaginaire et scriptural de Khaïr-Eddine. Relevons tout d’abord ce qu’il appelle lui-même « ‘le mouvement et la fréquence de la parole conquise dès lors qu’on s’est opposé au principe statique de son originalité reconnue’ » (Soleil arachnide, p. 106-107), c’est-à-dire la parole dans son opposition au code, réfractaire à toute fixité.

L’écriture « lumière (qui) décrit la trajectoire des vérités éteintes » , lieu « d’un conflit moderne » , dans « ‘l’espace (. . . ) d’une tragédie noir-sur-gris-ble’u. » (Soleil arachnide , p. 105) définit l’écriture « guérilla » « ‘qui gigotait en moi ne giclât qu’irrégulièrement mais d’une façon électrique et prenante.’ » (p. 105) dans ce qu’elle peut avoir de puissance d’effraction mais aussi d’énergie incandescente : « ‘Qu’un regard s’y fût posé, il eût brûlé verticalement sans qu’on put deviner qu’à la longue la vraie composition n’en tenait qu’au fil de tant de vies gâchées d’avance !’ » (p. 105) .

Ainsi désignée, cette parole exprime tout un travail sur soi : «  ‘j’ai descellé mes vieilles entorses/grave la cité dans son fruit dénoyauté/ce néant multiplié par elle-même’ » (Soleil arachnide , p. 104) jusqu’à la découverte : « C’est moi mon vrai père ! » (p. 107) . Ce type de parole s’ouvre alors sur le théâtre intérieur (p. 107). C’est pourquoi, l’écriture instaure dès l’abord une stratégie de communication violente, imposée, urgente et impérative.

L’ouverture du récit, Corps négatif, est une plongée dans l’univers de Khaïr-Eddine par l’apostrophe au narrataire que constituent les premières lignes, pour une écoute exigée, même si « C’est long, exténuant, effrayant. » (p. 9). Cette lecture de l’incipit qui éclaire une situation de parole dans laquelle le narrataire est brutalement projeté, propose de dénoter là un rapport établi avec ce narrataire à la fois dans la complicité et l’agressivité.

Le destinataire virtuel de cette communication est mis en présence d’un texte - celui-ci, précisément - dans lequel « ‘On vous pousse fortement, on vous somme de vous introduire’ » et qui commence « ‘à chercher le fil qui vous semble un instant exister entre vous et quelque chose ’ » (Corps négatif, p. 9) . Là se situeraient l’aliénation et l’éloignement évoqués précédemment. Le « vous » qui figure dans le texte peut aussi désigner, outre un narrataire potentiel, le « je » qui apparaît (p. 10) et que l’on devine à travers cet énoncé : ‘« c’est à peine si vous vous souvenez quelque peu de vous-même.’ » (Corps négatif, p. 9) .

Ainsi, ces lignes introductrices qui exigent une écoute immédiate, sans préalable, interpellent et choquent : « ‘(. . . ) les mots qu’on prononce vous heurtent entre les côtes (. . . )’ » (p. 9), tout en faisant naître le mystère et l’étrangeté par ce « quelque chose » dont l’écriture en italiques accentue la singularité d’autant plus inquiétante que tout « vous est complètement étranger » (Corps négatif, p. 9) et souligne l’éloignement de soi évoqué ci-dessus. L’acte de parole est pris dans une économie pulsionnelle, dans des mouvements antagonistes qui le soutiennent, le maintiennent par un jeu de tensions. Celui-ci met en scène la situation paradoxale d’être à la fois dans la séparation, le détachement, la différenciation et la solitude et son déni, en une sorte de dedans/dehors. N’est-ce pas la situation de l’écrivain maghrébin de langue française qu’est Khaïr-Eddine ?

Car par l’écriture, Corps négatif, l’oeuvre dans son ensemble, pointent, nous semble-t-il, la tentative de la parole d’exprimer à l’autre quelque chose de sa subjectivité, lorsqu’elle se situe en ce point d’équilibre des forces subjectives et objectives, en ce lieu paradoxal227. Autrement dit, le conflictuel, la violence sont déjà là dans la création, comme l’a souligné Blanchot, comme acte de parole et d’expression. Cette « guérilla » inhérente à la parole, en quelque sorte, est ici doublée par la langue. Elle est la tentative d’éloignement du code et de la communication pour se situer justement dans le jeu créateur dans lequel surgit l’altérité refoulée. En cela, « la guérilla linguistique » implique la résistance et l’écriture comme acte de résistance contre l’allégeance du langage au code, en particulier celui de la langue française et celui de l’écrit.

« La guérilla linguistique » impose la parole comme action violente. Elle rappelle que le langage est nécessairement, dès son acquisition par l’individu, dans une tension. « La guérilla linguistique » c’est aussi le « non » , signe linguistique connotant l’agressivité qui signale l’identification à la genèse du Moi, la conscience de soi, la séparation. Le « non » comme fondation du Moi et précurseur du Je désirant resitue la parole comme acte, mouvement qui projette au sens propre du terme, le sujet dans l’espace du dire. Le « non » est à la base de la communication humaine dans l’apprentissage du langage et son déploiement. Contenu dans « la guérilla » , il joue sans doute un rôle significatif dans l’entrée en écriture. Ici, le langage objectif, le mot-projectile, sont au coeur de l’expression culturelle avec ses exigences formelles et identificatoires. Là se pose le problème culturel.

« La guérilla linguistique » manifeste une libération de l’oppression de l’enveloppe du langage. C’est aussi détourner l’acte de parole dans sa valence interdictive et dans son utilisation défensive. Obéissant à une esthétique de la terreur, cette violence déjà présente dans le chaos, traverse la substance de l’écriture, y introduit l’organique, y engage le corps, notamment celui du scripteur-guérilléro, y inscrit enfin, les catégories de l’oralité. Il apparaît de prime abord que le langage est appréhendé dans un rapport corporel et oral, non dépourvu de violence ludique.

Toutes les stratégies qui désorganisent la rhétorique classique manifestent un refus de reproduire un système de valeurs exprimé par le langage et le désir de lui en substituer un autre qui parle d’autre chose. Ce qui est ainsi subverti, ce sont des règles qui appartiennent au registre de l’écriture, leur subversion est faite par l’introduction d’un autre registre qui s’inspire du discours de l’oralité.

Notre thèse la plus générale consiste à penser que le discours de la mère, le langage maternel, la langue-mère constituent le lieu d’unification et de signification d’une expérience à la fois corporelle et langagière, là où l’une et l’autre prennent forme et sens228 . Dès lors le code transmis par cette langue-mère qui devrait fonctionner comme lieu de totalisation unifiante d’expériences corporelles, à valeur de repère, rassemblant les traces de la subjectivité du Soi et son histoire, les signifiant et les totalisant semble se heurter à un autre code, celui de l’Autre qui n’est pas la mère, sans doute l’étrangère. Or, le lieu de ce heurt qui se lit dans la mise en forme douloureuse, déjà notée, c’est l’espace scriptural dans lequel le surinvestissement du langage devient tentative d’unifier et de signifier un corps qui se morcelle, le corps et le code se correspondant dans leurs contenus, mais aussi comme contenants : « j’éjaculai un texte » .

C’est aussi la violence de ce heurt qu’exprime « la guérilla linguistique » que l’on peut considérer comme nouveau code à signifier une expérience corporelle, elle-même lieu d’une expérience identitaire saisie par une violence similaire. Ce hiatus ou « chiasme » selon l’expression de Khatibi, engendre sans doute un phénomène de dissociation par lequel le texte de Khaïr-Eddine, à l’instar du texte maghrébin de langue française, exprime une séparation violente et douloureuse entre le langage et le corps : ‘« « la machine à signifier » reste bien alors un double idéalisé du corps propre dans la plénitude de l’unification phallique, mais c’est le sens qui est perdu, il n’exprime plus l’expérience corporelle, les contenus et les affects, il les exorcise . ’»229.

S’élaborent ainsi un code, un langage neuf, susceptible d’expliquer ce qui se passe dans ce corps. Ce code cherche à son tour à s’instituer comme pouvoir langagier, tel est l’objectif annoncé de « la guérilla » . Il doit signifier des expériences corporelles qui échappent à la maîtrise de celui qui en est l’objet, et qui devient ainsi étranger à ce qui se passe en lui-même ; tel est le sens de l’ouverture de Corps négatif. En cherchant un sens et une enveloppe, celui qui parle rencontre une machine – « Ouragan » , tel est le nom de cette machine à écrire dans Moi l’aigre - qu’il crée en la racontant ; son propre discours d’ailleurs lui échappe, il devient le code et le corps de l’Autre.

Le déterreur ne parle-t-il pas du corps comme « perpétuelle dépossession » (p. 59) ? Ce code de l’Autre est susceptible de contenir et de signifier un corps qui lui devient étranger, autre. D’un côté une expérience corporelle étrange et morcelante, de l’autre un code étranger qui en détient le pouvoir, le sens et le lieu. ‘« La langue « maternelle » est à l’oeuvre dans la langue étrangère. De l’une à l’autre, se déroulent une traduction permanente et un entretien en abyme, extrêmement difficile à mettre au jour. ’» 230 .

C’est donc le texte, comme récit délirant, rappelons que le texte en question résonne de « hurlements et de gémissements » (Moi l’aigre, p. 28) , c’est lui donc qui restitue un sens à cette expérience inouïe : le code délirant se construit spéculairement à une expérience corporelle et à la tyrannie de la langue qu’elle soit française ou maternelle, sans doute, ainsi qu’à la coercition du langage. Le délire verbal restitue la dépossession subie. Parce que le langage est un enjeu à la fois offert et contesté, « la guérilla linguistique » introduit tout un jeu de possession-dépossession.

Ce type de syntaxe diluée correspond souvent, notons-le, à l’introduction confuse de la présence d’un « il » et d’un « je » dans le champ scripturaire. La lutte pronominale, véritable lutte de et pour la parole est aussi un aspect de « la guérilla linguistique » . Alors que l’incipit de Moi l’aigre est dominé par un « je » énonciateur d’une parole centrée sur lui-même, la phase suivante du texte oppose un « il » menaçant à un « je » persécuté mais rebelle, à travers un conflit pronominal qui mime une lutte identitaire, tout en introduisant l’ambiguïté quant à l’identité du « il » et du « je ».

L’expérience corporelle se perd ainsi au lieu de l’Autre qui en détient le code et donc le sens. Le surgissement, le fonctionnement et la possession de la parole dans l’écriture en tant que corp(u)s sont au principe même de cette expérience. Dès lors c’est chez l’Autre et par l’Autre que le « je » va chercher le sens unifiant de ce qui se passe en lui, empruntant pour ce faire le difficile chassé-croisé de deux langues - l’une qui est de l’ordre de l’écrit et l’autre qui relève de l’oralité - lieu de cet écart, de ce « chiasme, cette intersection, à dire vrai, irréconciliable. » 231 . « La guérilla linguistique » ne nommerait-elle pas ici la double impossibilité de cette unification recherchée et l’inscription de l’écriture dans un va-et-vient continuel entre deux pôles qui la structurent et la destructurent en même temps ?

Ne serait-elle pas l’expression d’une douleur du/au maternel ? La parole sauvage, terroriste qui y prévaut, serait alors l’expression d’un manque, d’un vide en référence à ce qui est perdu. « La guérilla » serait une résistance par rapport à un refoulement, une vérité refoulée qui a lieu dans le langage même, liés au contenu corporel qui renvoie nécessairement ici à quelque chose d’absent dans la langue et l’écrit. Le poème « Manifeste » expose ainsi cette problématique : « ‘sein glacé et lait de mère caillé/j’écris contre/c’est l’homme négatif/mon père qui/battit en retraite dans sa/propre maison de village/et fit/battre ma mère par un inconnu (. . . )/l’autre qui passe Moi/sa mère crache dans/son coeur hétérogène Elle/griffonne roidement sur/son oeil (. . . ) ’» (Soleil arachnide, p. 121) .

« la guérilla linguistique » détourne l’écriture contre le père. « ‘Mais un jour vint où je crachai un vrai filon d’or : j’éjaculai un texte différent de tout ce que j’avais écrit jusque-là : un crépitement de balles et une montée de hurlements étouffés (. . . )’ » (Moi l’aigre, p. 28) . Si écrire apparaît ici comme acte sexuel, d’engendrement et d’enfantement, la référence au père reste doublement présente à travers l’évocation de la richesse, du commerce rattaché à la figure du père dans l’oeuvre : « filon d’or » , le pouvoir d’éjaculation mais aussi dans l’idée que c’est bien contre lui que naît ce « texte différent »232.

Par ailleurs, il nous semble qu’un élément important est ici à la fois présent et évacué de la scène d’écriture/enfantement, c’est la figure de l’Autre, à la fois langue-mère et langue-femme. Ainsi, « la guérilla linguistique » , c’est l’acte de parole-écriture qui subit cette torsion du désir qui le détourne du code au profit du corps, dans ce qu’il peut avoir de subversif. « La guérilla » s’inscrit dans cette lutte contre le code déserté par le corps de la mère, en particulier. C’est cette dépossession, cette identité exilée dans lesquelles le sens et le corps deviennent autres, que pointe aussi « la guérilla linguistique » .

Si cette dernière montre que le code, le langage tentent de ne pas perdre leur fonction totalisante, à travers l’écriture, elle met en place aussi une stratégie scripturale. Celle-ci se caractérise par une oscillation entre une confusion où le code - nous l’avons à travers les métamorphoses du texte - à l’instar du corps se morcelle sans la retenue du sens et une situation problématique et douloureuse lors de laquelle l’identité apparaît bien mais comme autre, objet étranger, exproprié du Soi, ailleurs. Cet écart entre le corps identitaire et le code qui fait que plusieurs lieux et contenus de l’expérience corporelle ne trouvent pas place dans le code de la langue étrangère comme contenant, ne se manifeste-t-il pas dans un retour du refoulé au niveau du langage sous la forme de « la guérilla linguistique » et de « l’écriture raturée d’avance » ?

Se pose alors la question de l’agression retournée en ce que celle-ci introduit la pulsion de mort présente dans la répétition de l’agression subie, comme répétition d’une situation traumatique. Ce qui se passe dans « la guérilla linguistique » , c’est le refus de perdre dans la langue et le langage acquis, la parole comme dimension subjective et identitaire du discours, c’est-à-dire ici la dimension maternelle de la langue et de la culture. « La guérilla » manifeste le refus de la coque vide constitué par les identifications aliénantes, le refus de l’asservissement du sujet à la forme, refus d’être captif d’un système formel. Ici se joue la dépossession de la parole que l’oeuvre ne cesse de mettre en scène où la censure, la privation de la parole, la guerre des discours, la lutte pronominale pour la parole sont autant de manifestations de cette « guérilla linguistique » qui implique nécessairement l’idée de la mort intimement liée à celle de la vie.

« La guérilla linguistique » serait l’expression de cet immense effort pour maintenir dans la forme linguistique un contenu subjectif, corporel et identitaire, marqué par l’empreinte maternelle, comme le soulignent les premières pages de Légende et vie d’Agoun’chich . Elle concrétise la tentative de maintenir les formes verbales dans un espace de jeu, en tant que lieu syncopal de jouissance dans la plénitude des créations verbales - qu’expriment bien les verbes « je crachai » , « j’éjaculai » - tout en affirmant l’énonciation comme création, lieu et processus où s’inscrit l’expression subjective, corporelle et culturelle.

De ce point de vue, notons que « la guérilla linguistique » soulève des questions essentielles : comment déposséder le code de l’Autre, réintégrer son propre discours ? comment élaborer un code - un langage neuf - personnel au sens de qui représente l’espace corporel de celui qui parle, écrit, dans le code de l’Autre, notamment dans le corps étranger de la langue de l’Autre ? De ce fait, remarquons que « la guérilla linguistique » suppose la présence de cet Autre auquel le sujet s’identifie pour le maîtriser et en acquérir la prestance. La désillusion est constitutive de ces mouvements d’identification qui s’opèrent par rapport à une absence.

Ce qui est en « guérilla linguistique », c’est bien la langue maternelle contre/avec cet autre de la langue. Le récit de Une vie, un rêve, un peuple toujours errants pose le problème : c’est ainsi que le malheur suscité par la répudiation de sa mère se traduit chez le narrateur du récit par une sorte d’auto-punition - car le français, il l’aime - et une révolte dans et par la langue française : « ‘Je n’accordais plus aucune valeur à quoi que ce soit (. . . ) Dans mon sang roulait la plus terrible violence et dans ma tête se construisait leur mort.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 145) . C’est dire que les performances linguistiques en français étaient l’expression de sa valorisation des choses. Ne traduisent-elles pas aussi un rapport avec la mère et sa langue ?

De ces pages sur les souvenirs d’école et les premiers rapports avec les langues arabe et française, nous pouvons dégager des éléments d’analyse qui ne manqueront pas de nourrir ce travail. En effet, contrairement au français, la langue arabe va constituer pour le jeune élève d’origine chleuh, un problème d’intégration et poser une question identitaire qui va se manifester tout d’abord par un refus de la langue arabe : « ‘J’avais pourtant étudier le Coran, mais beaucoup d’élèves d’origine arabe me traitaient de « fils de chleuhs » et je me battais contre eux. Inconsciemment aussi, je réprimais en moi la langue qu’ils parlaient.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 139-140) .

A la langue arabe, restent liés des souvenirs de « ‘punitions excessives infligées notamment par les maîtres d’arabe’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.140) dont le portrait, à l’instar de celui du fquih, reste très caricatural (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 142) . Mais la langue arabe deviendra un instrument d’intégration et de reconnaissance sociale pour le « fils de chleuh » , langue de discours politiques que le jeune homme qu’il était « ‘(. . . ) passait des nuits entières à rédiger’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 145) , par laquelle il s’inscrit dans la société de l’indépendance marocaine.

Là se situe sans doute le « chiasme » et peut prendre sens le délire de l’écriture qui est du côté forclos de la vérité et de sa symbolisation : lui trouver un lieu-espace-sens. Or, le texte engendré dans « la guérilla linguistique » c’est le corps de l’Autre, double persécuteur233 qui devient lieu et code où se projette le sens de l’expérience scripturale : « ‘la langue française engendre, génère le texte dans le meurtre incessant de la mère. Celle-ci est sans cesse nommée, innomée par la langue étrangère, laquelle transforme le nom et le prénom de l’auteur. Jeu de simulacre donc où « l’origine » (le dialecte, le dia-lecte) demande à parler, à se dessiner dans le texte par un effacement en souffrance et là où, pouvant revenir à elle-même, elle tombe en ruine ’»234 . Ce texte en ruines où s’inscrit cette expérience terrible mime la dépossession subie. Elle se perd ainsi au lieu de l’Autre qui en détient le code et donc le sens : ‘« La grande et magnifique loi de toute langue est d’être indestructible. C’est bien elle qui assassine le poète et non l’inverse.’ » 235 .

De là, la mise à mal de la langue comme introduction d’une souffrance car ‘« l’écriture apparaît comme une activité vaine, mais nécessaire malgré tout, qui sert plus à exorciser qu’à communiquer, plus à immoler la langue (qu’à la renouveler) . ’»236 : « ‘J’ai empoisonné la langue de toute chose’ » (Soleil arachnide, p. 111) . Cette mise à mal de la langue renvoie d’un côté au « meurtre de la langue-mère » , présent dans cette violence mais aussi à ce qui se produit dans le rapport avec la création verbale et le travail de l’écriture. La mise en forme que suppose la symbolisation dont la création verbale, s’effectue dans le déchirement 237 , celui, premier de la figure première de la mère : l’«imagination éventrée» que dénonce Soleil arachnide .

En effet, cette mise en forme, à la fois abstraction et symbolisation, présuppose l’absence de l’objet et même sa destruction, pour réapparaître ensuite dans le symbole par les « ‘mots qui briseront’ » (Soleil arachnide, p. 49) . Conjugaison d’une absence et d’une présence, d’un meurtre et d’une résurrection, la création verbale est bien ce « déchirement » dans la mise en forme que nous évoquions à l’instant, qui y inscrit la destruction, la mort mais aussi la vie : « ‘le dernier mot n’existe pas. La dynamite du premier mot suffit’. » (Soleil arachnide, p. 26) .

Ici prend place l’écriture du chaos, celui « des mémoires en décombres » (Soleil arachnide, p. 77) comme vide nécessaire où peuvent se nicher le sens et la création verbale susceptible de le restituer. Cette vacuité est nécessaire pour la création qui ne s’accomplit pas sans une certaine angoisse de destruction présente dans la menace, la censure qui pèsent sur la parole, comme le montre Le déterreur. L’importance du corps négatif découle sans doute du processus même du langage de création, figure qui vient se loger dans ce creux, cet espace, ce lieu négatif dont il sera le phénomène positif. De ce point de vue, « la guérilla linguistique » est toujours porteuse d’un dire à venir.

Si la parole est bien le lieu par identification projective de l’expérience corporelle, il nous semble pouvoir dire que « le langage neuf » recherché par « la guérilla linguistique » tend à quêter un sens unifiant le morcellement identitaire. La multiplicité des voix, à travers le grouillement pronominal, mobilise l’expression et la figuration d’angoisse de morcellement de l’image du corps. Ce qui est attendu du langage, c’est la réunification par le sens de l’éclatement qui se traduit à divers niveaux que manifeste « la guérilla » . Le code est le lieu où se projette le corps avec lequel il se confond. Le code est d’abord un corps inaugural, mais le corps ne peut pas se figurer comme sens par la mise en ordre favorisée par le code, car ils sont dissociés, exclus l’un de l’autre, en littérature maghrébine de langue française.

Ce qui se passe ici, n’est-ce pas l’abstraction de la langue-mère, dans le sens étymologique d’enlever, détruire, rendre absent, distant ? Dans le même temps, cette abstraction/séparation ne permet-elle pas que quelque chose de neuf s’installe à travers la langue française ? 238 . Il s’agit ici de la faire réapparaître dans la création verbale. Cette réapparition que nous décryptons notamment à travers l’émergence de l’oralité est une stratégie scripturale pour redonner au langage sa fonction liante, de trait d’union. Lorsque celui-ci s’installe dans le dérèglement et qu’il devient grouillement de mots, flux verbal, trop-plein, le langage devient alors un moyen de pointer en la déniant une/cette séparation insupportable.

La réparation de l’objet-corps de la langue-mère - et l’auto-réparation présentes dans la création verbale239 conjuguent destruction, narcissisme et érotisme car le langage relève d’un double plaisir : érotique par rapport à l’objet qui réapparaît donnant lieu à un investissement libidinal et narcissique, comme accomplissement de soi comme créateur de cet objet. Rappelons ici « j’éjaculai un texte » . La tension de ces forces conflictuelles donne à la création verbale cette valeur d’absence-présence que peuvent aussi signifier les blancs nombreux dans l’écriture de Khaïr-Eddine. Ne sont-ils pas une nécessité pour que le langage s’installe ?

Restant liée à « la guérilla linguistique » , « l’écriture raturée d’avance » est aussi le lieu de cette dissociation qui caractérise le corps et le code, en ce que ce dernier fait intervenir le sens de l’Autre, présent dans le code de la langue, en l’occurrence française, qui s’oppose à l’expression complète de la subjectivité et de l’identité, les dépossédant d’elles-mêmes, en quelque sorte. L’expérience corporelle a ainsi des difficultés à trouver le lieu où s’imprimer dans le langage.

Dès lors ce que tente de faire « la guérilla linguistique » , c’est justement à conquérir sa place dans la lettre, à la subjectivité et à l’identité comme expérience corporelle singulière, d’où : « j’éjaculai un texte (. . . ) ». C’est bien contre la dissociation dans laquelle le désir s’aliène au discours de l’Autre, l’acte de parole n’étant plus le lieu de l’inscription métaphorique du désir mais son double, son simulacre, contre la dépossession qui fait du langage un corps déporté, que se justifie « la guérilla linguistique » qui passe par le corps, devenant ainsi une configuration sémiotique, comme le déclare Moi l’aigre .

« La guérilla linguistique » comme « l’écriture raturée d’avance » rendent compte non seulement de l’altération, de la dissociation du sens des émois corporels et de leurs inscriptions littérales, mais aussi des perturbations dans les rapports entre les formes totalisantes du corps et du code. L’espace corporel et l’espace scriptural se trouvent dans un rapport altéré par l’angoisse générée par la séparation et le manque; il figure les affres de l’anéantissement ou du non-être.

Remarquons que la régression/transgression et agression, présente notamment dans « le corps négatif » , exprimé par « la guérilla » , fonctionne souvent comme une défense du « je » contre l’angoisse de dépossession. Elle engage aussi à la recherche éperdue d’une relation fusionnelle. Dans l’écriture, on est dans l’ontologie où le temps pulsionnel occupe une place problématique. « La guérilla linguistique » , c’est l’agir comme décharge brusque de la pulsion, l’agir comme recherche d’une identité primaire quasi-ineffable, impliquant une régression temporelle vers l’oralité, celle de l’espace-temps de la mère.

En ce sens, disons que l’écriture est désir tendu vers le « sudique » , elle est rivée au corps « sudique » . L’écriture par rapport à la voix comme appel est prolongée par la main qui écrit vers l’objet désiré240. L’appel signifiant la capacité de retour de l’objet éloigné qu’est ici la parole-mère. L’accession à la parole s’effectue à travers toute la dialectique du désir de la mère et dans lequel celle-ci maintient. L’écriture serait-elle ici porteuse d’une matrice linguistique à retrouver ? 241

A travers cette matrice, le discours ne retrouve sa force originaire que dans l’ambiguïté du jeu, de la création verbale, de la parole vraie, alors se produit le plaisir, non dénué d’inquiétante étrangeté, du langage animé par « la guérilla linguistique » : « ‘l’extorquée qui rongeait l’encre/vieillie coupée séchée sur son enfant/et l’excellent soleil où crève sa structure/(. . . )/s’il ne s’agissait que de prendre au sérieux la vérité/camouflée/sous les ourlets verts parfois incendiés/ j’irai me poster au bout de sa braguette/j’y travaillerais non sans soûler/la vrille qui change mes mots !’ » (Soleil arachnide, p. 105) .

Toutefois, dans le processus de découverte du code comme corps - pour nous essentiellement celui de la langue-mère - se pose ici la question de la langue utilisée dans l’écriture, le français et la langue maternelle, absente, silencieuse mais néanmoins enfouie dans cette même écriture. Ce double code, double corps rendent le processus de découverte difficile et même impossible, induisent « l’écriture raturée d’avance » et pointent sans doute le lieu du drame ; autant d’éléments sur lesquels nous revenons dans les chapitres qui suivent.

Notes
213.

Titre donné à un poème du recueil Soleil arachnide (p. 104-122) que

nous analysons dans ce chapitre.

214.

Partagé par toute la génération de Souffles .

215.

Le texte du roman. Approche sémiologique d’une structure discursive

transformationnelle. op. cit.

216.

En italiques dans le texte.

217.

En effet, les différents sens du mot : « aigre » y renvoient à travers

le goût, l’odorat, la voix et le ton.

218.

Jacques LACAN. Ecrits I . op. cit. p. 197.

219.

Roland BARTHES. Essais critiques. Op. cit. p. 178.

220.

dont « Nausée noire » qui date de 1964.

221.

Celle du pays de l’enfance, sans doute, tant de fois évoquée dans le

reste de l’oeuvre.

222.

De là, l’importance de la censure/menace déjà relevée dans cette

analyse.

223.

Roland GORI. « Entre cri et langage : l’acte de parole » in

Psychanalyse et langage , du corps à la parole. Paris : Bordas, 1977, p.

70-71.

224.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 84.

225.

Roland GORI. op. cit. p. 84.

226.

Roland GORI. ibid. p. 89.

227.

Roland GORI. ibid. p. 83.

228.

Nous appuyant en cela non seulement sur les travaux cités ici,

notamment Psychanalyse et langage , mais aussi sur ceux, rappelés en

bibliographie sur la culture maghrébine, enfin sur les textes mêmes

de Khaïr-Eddine, concernant l’aspect maternel de la culture

maghrébine et surtout berbère.

229.

Roland GORI. op. cit. p. 168.

230.

Abdelkébir KHATIBI, préface à Marc GONTARD.Violence du texte, op.

cit. p. 8.

231.

Abdelkébir KHATIBI. ibid, p. 8-9.

232.

Rappelons que le père dans l’écriture de Khaïr-Eddine est toujours

opposé à la littérature du fils.

233.

et persécutrice, s’agissant de la langue française.

234.

Abdelkébir KHATIBI. Du bilinguisme. Paris : Denoël, 1985, p. 183.

235.

Abdelkébir KHATIBI. La mémoire tatouée. Paris : U. G. E. « 10/18 » ,

1978, p. 12-13.

236.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 84.

237.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. La chair et les mots . Paris : La Pensée

Sauvage, 1995, p. 94.

238.

D’après Littré : le sens propre « d’abstraire » , c’est « séparer » .

239.

Roland GORI. op. cit. p. 89-103.

240.

Roland GORI. ibid. p. 105.

241.

Roland GORI. ibid.