2) : « L’écriture raturée d’avance ».

Mis en corrélation avec « la guérilla linguistique », déclarée par Khaïr-Eddine, le principe de « l’écriture raturée d’avance » pose d’emblée une écriture qui cherche à brouiller les pistes, notamment celle de la critique, quand elle ne rend pas impossible ou en tout cas difficile, toute tentative de lecture simplificatrice et facile. L’édification de l’oeuvre se fera à partir d’une rupture radicale avec les formes qui l’ont précédée, notamment celles, héritées du colonialisme. Revenir sur ce principe de « l’écriture raturée d’avance » permettra de saisir dans ce concept un rapport à l’écriture et à la littérature et d’aider à l’interrogation du texte et de son fonctionnement chez Khaïr-Eddine. Aussi, l’introduction dans la matière brouillée de l’oeuvre devient-elle remontée dans le temps de sa création, déroulement à rebours des étapes successives de la création.

Il nous semble que c’est d’abord par rapport à la notion de pouvoir que prend sens ce principe, rejoignant en cela la visée guerrière de « la guérilla linguistique » . Tel est le propos même du début du récit de Histoire d’un Bon Dieu. Retenons que cet incipit pose aussi la question de l’écriture comme travestissement et compensation du pouvoir en tant qu’instrument d’investigation du pouvoir et de démantèlement de ses mécanismes. C’est là que « l’écriture raturée d’avance » trouverait l’une de ses justifications.

Dans ce livre, le projet scriptural apparaît comme un pendant au trône délaissé par le « Bon Dieu » et le narrateur, devenus l’un comme l’autre poètes. Nombreuses seront d’ailleurs les références à l’écriture en tant que contre-pouvoir et dévoilement242. Le « Bon Dieu » , autobiographe, entend bien se servir de l’écriture du « ‘poème de sa vie », « sans rien omettre qui fasse éloigner le but de mon écriture ’» pour se livrer à une « ‘discussion engagée avec moi-même.’ » (p. 93).

C’est autour de cette déconstruction du pouvoir sous toutes ses formes que s’élabore le récit de Histoire d’un Bon Dieu, notamment celui du genre littéraire et de l’écriture qui devient un lieu de dérive. Dérive du récit/poème du « Bon Dieu » qui en cherchant la vérité des mots, se heurte à leur réalité et situe la lutte menée par « l’écriture raturée d’avance » dans l’espace même de l’écriture : « ‘Tes mots roulent dans le sable, t’expulsent, réintègrent tes débris et t’étudient ’» (p. 102) et se laisse emporter par leur puissance attractive : « ‘Tu es de plus en plus dépisté, dépouillé de ton fond’ » (p. 101).

Dans son ensemble, l’oeuvre mène cette entreprise de déconstruction et de renversements des absolus. C’est ainsi que la revisitation de l’histoire qu’elle accomplit dans Mémorial par exemple, s’oppose aux absolus de l’histoire en (d)énonçant « LE NON-DIT» (p. 19) , en pointant le dérèglement des machines identitaires dont l’être est la proie: « ‘Les peuples chantent/à minuit quand les icônes sortent/des cadres qui les retiennent prisonnières/ils foulent aux pieds les vieux démons ’» (Mémorial, p. 26) .

Face au néant rendu par l’éclatement du sens qui figure l’histoire tumultueuse et fracturée du cosmique et de l’humain, face aux forces d’oppression et de destruction qui pèsent sur l’humanité, le poème est cet « ‘ici (où) se brisent/les ferrements et se défont les sépultures’ » (Mémorial, p. 55) . La création poétique qui induit en quelque sorte l’acte scriptural de « raturer d’avance » déconstruit alors le monde pour mieux le reconstruire dans la pluralité, la multiplicité et la dynamique de l’inter.

Chez Khaïr-Eddine, loin d’être pure apposition antinomique, le jeu constant des contraires s’organise dans un mouvement de va-et-vient, dans une pulsation, dans une respiration fondamentale et créatrice de vie. Tendant vers l’unicité du langage quand elle abolit les distinctions entre le narratif, le poétique et le discursif, tout en mettant en évidence sa diversité et sa richesse, « l’écriture raturée d’avance » privilégie la pluralité du sens. Jouant avec l’incertitude, l’ambiguïté, l’échec, le trouble, l’écriture se dérobe. « Raturée d’avance » , elle défigure, insurrectionnelle, elle fonctionne contre la structure et contre la finalité, de là la guérilla.

Or, ce travail entrepris par l’écriture elle-même révèle une confrontation avec l’énigmatique sur laquelle s’ouvre « Soleil arachnide » dans le recueil du même nom : « ‘soleil contus des éprouvettes/entre l’hiéroglyphe simple des arachnides ’» (p. 7) . Dès lors, celui qui s’expose ainsi, « le leader des creuseurs d’abysses » (Soleil arachnide, p. 71) agit dans la symbolique scripturale du soleil arachnide : « ‘je décrasse un poète tombé dans ses rétines/un poète qui ne dit pas aux lunes/son nom comblé de fosses jalouses d’astres/et qui inventorie les dents vertes du dégel (. . .) Je te dégomme. (. . . ) je retire (. . .) je décrypte la nuit franche des inédits du sable243(. . . ) J’assiste aux étripements (. . . ) Je vous cause des transes.’ » (p. 7-9) .

Il est intéressant de noter que le sens pluriel recherché par « l’écriture raturée d’avance » se situe dans les profondeurs, dans « l’abyssal » . Le travail de l’écriture, celui du poète, est là dans cette confrontation avec la verticalité, l’intériorité qu’expriment les différentes actions qu’il accomplit : creuser, décrasser, inventorier, dégommer, retirer, décrypter, observer, provoquer. Autant de métaphores de l’écriture comme travail inlassable non pas sur la surface, sur l’apparence des choses mais sur ce qu’elles cachent, ce qu’elles enfouissent comme vérité secrète. En posant le problème de la lisibilité du texte, cette « écriture raturée d’avance » contraint à interroger aussi la rature et sa signification, formule un questionnement essentiel de l’écriture elle-même, la livre enfin, comme écriture problématique.

Autant dire que dans cette expérience, le créateur affronte en elle les forces du chaos et l’inachevé littéraire. Sa fonction créatrice est alors structurante car puissante organisatrice du chaos, menée par le désir « d’ailleurs » sur lequel s’inachève Agadir. « L’écriture raturée d’avance » exprime l’acte de créer dans toute son intensité : « ‘mais tant de richesse et tant d’opprobre/font que je me suicide chaque jour et chaque matin/Césaire je suis un autre mais à peine/le soleil touche-t-il mes veinules/que voilà mémoire et me voilà racine/pleines de lucule et de cécité’ » (p. 62) . Ce que livre le poète, Khaïr-Eddine, à un autre poète, Césaire, dans cet extrait de « Scandale » (Soleil arachnide , p. 58-62) c’est que l’oeuvre vit, bouge, évolue à coup de transfigurations successives, tout en manifestant l’ancrage matériel des insatisfactions, des hésitations et des bouleversements qu’elle génère.

Or, ce système scriptural va fonder une écriture insolite qui cultive le paradoxe d’être une non-écriture s’organisant autour d’une dialectique de la construction-déconstruction d’elle-même : « d’aiguille en fil de fil en aiguille » (Soleil arachnide, p. 73) . Ainsi, la discontinuité du récit, le jeu sur les limites entre le réel et le fictif, l’éclatement de toute logique et de toute construction romanesque sont autant d’éléments constitutifs d’une écriture dont la modernité met l’accent sur la difficile mise en oeuvre du texte et le questionnement de l’écriture sur son propre fonctionnement.

Fragmentant le texte, mélangeant les genres, brouillant le sens, brisant enfin les codes de lisibilité, la modernité est alors crise, transformation de formes et de valeurs, émergence d’une pensée autre qui s’incarne dans « ‘l’écriture raturée d’avance » : « Je démolissais les temples brûlais les archives du monde et mettais l’Homme Négatif en marche On le voyait passer comme un cerceau flamboyant ’» (Soleil arachnide , p. 14) .

Les phrases sont ponctuées par les interrogations inlassables de la pensée, les obsessions de la mémoire, les intrusions du souvenir et la toute-puissance de l’imaginaire, comme nous avons tenté de le montrer dans Le déterreur ou Une odeur de mantèque. Elles errent sans but, s’emboîtent, s’accolent, se séparent ; les idées s’égrènent ; sans cesse des images surgissent. Les souvenirs affluent, se compénétrent, s’associent les uns aux autres. L’hétérogénéité du texte est due à un amoncellement de désirs et de refus, de naissances et de morts, de souvenirs et d’oublis, d’hésitations et d’affirmations.

Agadir recherche un nouveau langage car il ne se passe pas grand chose sur le plan événementiel, le tremblement a déjà eu lieu, c’est l’après-coup, c’est une (en)quête. Le même événement est raconté par divers témoins survivants, nous sommes là dans « l’écriture raturée » par les différentes variances ou versions qui mènent à la destruction de la crédibilité du récit.

L’inconstruction que génère « l’écriture raturée d’avance » laisse des bribes qui révèlent chacune l’oeuvre. Le langage est alors matière vivante qui se reproduit. L’indétermination inhérente à cette esthétique scripturale tient au fait que l’écriture, ici « raturée d’avance », entrouvre l’oeuvre au lieu de la clore244, elle puise dans les réserves infinies de l’être et de sa vie passée.

Cette pratique scripturale est bien celle du fragment qui ‘« possède, malgré son manque supposé, sa propre vérité. Malgré les grands courants littéraires contemporains, l’oeuvre « ouverte » semble l’expression la plus récente du phénomène de désublimation, c’est-à-dire l’inachèvement constitutif de toute oeuvre’ »245 . L’oeuvre « ouverte » s’affirme comme vérité discontinue, incohérente, en dérive. Nous avons vu comment la textualité figure au fur et à mesure de son déploiement une sorte de ratage, de passage d’une interrogation aux multiples formes à l’onirisme et à l’imaginaire, l’écriture se faisant de plus en plus voyage intérieur.

« L’écriture raturée d’avance » correspond alors à une entreprise de sape des formes littéraires ne pouvant pas rendre compte du mouvement révolutionnaire, au sens stricte du terme, qui se produit dans l’être confronté au chaos qui anéantit tout autour de lui et livré à son propre séisme intérieur. Le principe de « l’écriture raturée d’avance » s’impose donc pour dire un ordre moribond et la mort de l’être. Mais il apparaît aussi comme un art de l’indécis, de l’inexploré, de l’inattendu, un art du bourgeonnement incessant, comme un passage obligé pour une autre mesure du monde qu’il s’efforce de reconstruire en procédant à un préalable destructeur. Celui-ci opère avant tout sur les structures du langage distordu, tendu, éclaté jusqu’à l’extrême, malmené, détourné pour exprimer les tensions de l’être et de son environnement.

Dans le mouvement processuel de son inachèvement « l’écriture raturée d’avance » naît, croît, s’arrête, repousse de façon rhizomatique, se nourrissant de multiples énigmes. Ce type d’écriture donne une oeuvre à superpositions successives et multiples dont l’inscription dans le géologique et le sismique est significative à cet égard. Ses modifications laissent apparaître quelque chose de constamment différée dans l’oeuvre se faisant que nous avons tenté de saisir dans les pièges de l’écriture et le texte à venir.

Se pose alors le projet initial de l’écriture, les travestissements/« ratures » multiples et la constitution de l’oeuvre le tout visant à la montrer en train de se faire et posant celle-ci comme parole en acte. Les modifications/»ratures» successives ne sont-elles pas des affranchissements de cette parole en acte par rapport aux contraintes et aux absolus de l’écriture ? « ‘Il arrive que l’oeuvre finisse par donner à voir l’invisible trace des migrations secrètes.’ »246 que « l’écriture raturée d’avance » cherche à situer dans un espace autre.

« ‘Tout langage commence par énoncer et, en énonçant, affirme. Mais il se pourrait que raconter (écrire) , ce soit attirer le langage dans une possibilité de dire qui dirait sans dire l’être et sans non plus le dénier - ou encore, plus clairement, trop clairement, établir le centre de gravité de la parole ailleurs, là où parler, ce ne serait pas affirmer l’être et non plus avoir besoin de la négation pour suspendre l’oeuvre de l’être, celle qui s’accomplit ordinairement dans toute forme d’expression.’ »247 « L’écriture raturée d’avance » montre que toute écriture se ramène à semer des incertitudes, ouvre une possibilité du langage non affirmatif qu’elle figure sans doute en tant que « raturée d’avance » .

Au premier abord, l’écriture de Khaïr-Eddine se pose comme une non-écriture, elle postule elle-même cet état. Ecriture qui se refuse comme telle, elle semble obéir à un principe d’auto-destruction. « Raturée d’avance » , rebelle à tout forme, à tout genre, elle se plaît à détruire ce qu’elle a construit, puis à renaître d’elle-même. Elle semble entretenir à plaisir un jeu subtil de perte et de recherche d’elle-même. Toutes les ruptures, les confusions, l’éclatement par lesquels l’écriture se manifeste comme négation d’elle-même, signifient le refus de la clôture du texte et de la parole.

Il y a la recherche non des formes statiques, arrêtées, emprisonnées, mais dynamique des surfaces analogue à la vie dynamique. De ce point de vue, nous sommes dans une écriture de l’errance, une écriture erratique, une esthétique de l’errance et de l’hétérogénéité, le voyage devenant une forme d’écriture, « une métaphore de l’écriture »248 .

Telle est l’esthétique de l’errance scripturale. « L’écriture raturée d’avance » induit le fait que plus on pénètre à l’intérieur du texte et de l’écriture, plus il s’ouvre à un espace infini. A chaque instant, le texte peut se clore, se conclure, mais c’est cette conclusion qui est toujours retardée, « l’écriture raturée d’avance » est en soi formulation de cet inachevé.

Les textes chez Khaïr-Eddine contiennent des formes semi-ouvertes dont la clôture est toujours différée. L’écriture est ici un processus vivant, en perpétuelle gestation, transgressant le mythe de l’oeuvre achevée. C’est alors que l’écriture est vécue comme aventure.

De ce point de vue, l’écriture de Moi l’aigre entreprend sa propre généalogie en citant ses références littéraires. Mallarmé, Rimbaud, Césaire, Nietzsche viennent situer une écriture qui refuse « ‘le sentimentalisme pleurnichard et les réminiscences de toutes sortes’ » (p. 27) . Elle impose ses exigences, tout en retraçant sa genèse. Retenons de ces pages (27-35) de Moi l’aigre quelques éléments constitutifs de cette écriture qui livre sa vison d’elle-même, exposant des données essentielles à la compréhension du fondement de la démarche scripturale de Khaïr-Eddine.

Celle-ci se particularise par ses refus successifs qui sont autant de pas vers des découvertes qui vont la conduire vers elle-même, la révéler à elle-même. Il nous semble que l’écriture de Khaïr-Eddine figure cette errance salvatrice et cette quête. Ainsi, c’est en comprenant que « les plans, mots et autres critères indispensables à l’élaboration d’un roman ne m’étaient pas utiles » (Moi l’aigre, p. 27) que l’écriture s’inscrit résolument dans l’errance : « je faisais mes textes sans réfléchir (. . . ) J’écrivais presque à l’aveuglette » (p. 27). Le « ce n’est pas ça » de « l’écriture raturée d’avance » guide en fait l’écriture et l’aide à se construire : « je recommencerai à zéro s’il le/faut » (Soleil arachnide, p. 80) .

« L’écriture raturée d’avance » manifeste alors la lutte de l’écrivant avec l’écriture, tout comme nous avons relevé celle du narrateur d’Une odeur de mantèque ou encore du Déterreur avec la narration. Avoir quelque chose contre quoi lutter ne renvoie-t-il pas à la négation contre laquelle l’écrivant lutte ? C’est à mesure que le texte se fait, se fortifie que se poursuit cette lutte contre lui.

L’écriture meurtrière s’en prend d’abord à elle-même dans son désir de se libérer des structures figées et des totalités. Le rejet de « toute forme » confirme cette écriture en quête de liberté, désireuse de s’émanciper : « ‘Je tourne le dogme, j’vais l’épine.’ » (Soleil arachnide, p. 15) .

Dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , le symbolisme du papillon persécuteur auquel le narrateur finit par s’identifier : « ‘Il m’a transmis mon existence que je garde comme un trésor ’» (p. 57) , révèle que la persécution intériorisée génère la subversion que désormais l’écriture porte en elle comme élément essentiel : « ‘Le papillon m’a donné la liberté, mais je n’obéirai pas non plus à cette liberté.’ » (p. 58) .

Cette mise en forme scripturale obéit à une stratégie d’auto-destruction de ce qu’elle crée, autrement dit, elle est subversive même à son encontre. Ce sabordage, cet engloutissement de l’écriture par elle-même, tout à fait similaires à l’effacement de la parole par et dans l’acte même qui la produit, déjà rencontré auparavant, s’inscrit dans le refus du saisissable, en même temps désir de liberté par et dans la parole, optant pour la cassure de toute construction, se voulant saisie vivante et immédiate : « ‘Je n’écoutais plus que le rythme saccadé des choses.’ » (Moi l’aigre, p. 27) .

Tel est le choix d’une écriture se situant elle-même dans « l’envers du dire » (Soleil arachnide, p. 29) , écriture en rupture qui figure à travers ses dissidences la difficulté de toute entreprise de construction scripturale, quand ce n’est pas de toute construction quelle qu’elle soit. Faut-il chercher une histoire, au sens théorique du terme, dans n’importe quel texte de l’oeuvre, hormis celle de l’écriture, qui ne soit pas celle de sa narration ? A chaque fois, il est question en quelque sorte de rendez-vous manqués, de ce qui n’est pas ou n’a pas lieu. Absolument réfractaire, l’écriture agit comme un acide, corrodant tout dans son avancée. Cet anti-itinéraire scriptural semble comme une mise en art de la mort car le texte est constamment aspiré par le vertige du néant et une présence mortifère, agissant sur l’écriture de façon paradoxale.

L’émiettement scriptural, les embryons d’images et d’espaces vides figurent un monde pulvérisé qui vole en éclats et génèrent le vide, le silence et l’angoisse. Aussi, pour se dire, l’écriture a besoin de s’inscrire dans un trajet à l’instar du narrateur et de son compagnon de voyage en route vers cette ville innomée dont on apprend qu’elle « est tombée » (p. 9) dans Agadir . Ici, le langage dit mais pour aussitôt raturer sa propre énonciation. C’est dans un mouvement identique de dire et ne pas dire que s’inscrivent les propos rapportés du compagnon de voyage, propos cyniques, décousus et absurdes de ce personnage qui se réjouit d’avoir perdu sa femme et ses enfants et d’avoir la vie sauve.

Nous avons vu que toutes les tentatives de quête, en même temps de construction du récit, semblent échouer. Tout ce que le rêve et la mémoire essaient de recréer, s’évanouit en jetant un voile plus dense, si bien qu’à chaque fois, l’écriture se fait « élan sans cesse trébuchant »249, achoppement répété. A l’instar de « ‘cet homme qui se retourne sur soi, quitte son corps une fois pour toutes en vue de remonter jusqu’à sa genèse qui n’est que sa véritable finalité, ce devenir qu’il tâche de corriger avec opiniâtreté et qui lui échappe chaque fois que ses yeux transformés en multiples rayons et ondes électriques se perdent’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 70) , l’écriture reprend à chaque fois son élan vers sa genèse et son devenir qui sans cesse se dérobent.

En tant qu’écriture de l’inachèvement, « l’écriture raturée d’avance » est poussée par le désir de construire, reconstruire sans cesse l’oeuvre : « ‘Je compose pour détruire aussitôt toutes mes croyances. Qu’elles soient verbales ou silencieuses.’ » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 134). L’oeuvre « ‘s’ouvre à toutes sortes de germinations et proliférations possibles de la part de l’écrivain et du lecteur. Inépuisablement, quelque chose s’évade, s’échappe, s’élabore, se reconstruit ’»250 dans « l’écriture raturée d’avance » .

Celle-ci n’est-elle pas cette écriture qui « bégaie » en quelque sorte et l’achoppement de la parole n’est-il pas la marque d’une séparation fondamentale ? « ‘Le bégaiement illustre cette dramatisation à la surface de l’énonciation de cette révolte contre la séparation, de ce refus de laisser sortir les objets sonores de sa bouche comme l’impossibilité à saisir et à être saisi par l’autre.’ » 251 . Il nous semble que c’est bien ce qui se dégage de « Nausée noire » (Soleil arachnide, p. 87) : « syllabe par syllabe je construis mon nom » ne s’effectue que dans la douleur du « sang noir » associé au lait maternel- tellement présents l’un et l’autre dans ce poème en particulier – et « la terreur dans ton/corps comme encre de chine » (p. 82) . C’est aussi montrer que la création s’inscrit dans le conflit. L’espace de l’écriture se confirme comme champ de bataille et de guérilla.

L’impossibilité relevée au cours des étapes précédentes et que l’on ne manquera pas d’associer à un véritable refoulement, reste constitutive de « l’écriture raturée d’avance » . En cela, elle pointe l’inadéquation, l’insuffisance du langage à travers celle de la langue, dénoncées dans Soleil arachnide : « ‘cette pépinière de mots sans remède/m’occit frappe me crucifie/suivant un sommeil de cétacés (p. 29) , « mot juste/mot injuste » (p. 76) , « mots-cavernes (. . . ) mots faiseurs de rouille ’» (p. 7-13) .

L’écriture de Khaïr-Eddine refuse toute norme, toute image ou schémas directeurs risquant d’enfermer et de figer cette force vive en expansion qu’est la parole dans le tissu textuel. Ce refus pointe aussi l’angoisse du vide et du silence qui peut aussi se déceler à travers le trop plein verbal. Rappelant ainsi que dans la création tout commence par le silence de toute image, de toute parole. Nous l’avons vu dans Agadir, Histoire d’un bon dieu et toutes les fois où Khaïr-Eddine évoque le silence, le vide que figure le chaos premier d’Agadir, avant toute prise de parole.

« L’écriture raturée d’avance » et « la guérilla linguistique » ne constituent-elles pas aussi un mouvement régressif vers un avant de la parole, en un lieu matriciel où l’écriture cherche à inscrire le désir de ce qui est absent, dans la rature même ou ce qui pourrait en être l’équivalent : arrêt, recommencement, blancs, points de suspensions, écrit lacunaire, vide typographique ? L’hésitation sur les mots et les images montre bien leur caractère quasi indicible que seule l’oeuvre peut transcrire. De ce point de vue, « l’écriture raturée d’avance » met en présence dans la matérialité textuelle, une non-parole scripturale étrange qui pourrait s’apparenter au silence.

« Le silence qui se creuse dans de tels cas entre l’arrêt et le recommencement de l’écriture est le plus souvent marqué dans le texte par des signes typographiques (un blanc, des points de suspension, etc. ) ou par une figuration narrative à valeur métaphorique (chute dans un trou, évanouissement, absence inexplicable, changement d’identité, etc. ) ces « trous » désignent les lieux où, selon le mot d’Eluard dans l’Evidence poétique , « la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé » , où le désir de ce qui est absent cherche des mots pour remplir le vide. Inversement, ils peuvent être aussi, à notre avis, des « tabernacles » où se cache un secret que seul le sujet connaît, mais qu’il ne saurait livrer. » 252 . Ce type d’écriture met en scène l’oeuvre en gestation dans toute sa détresse. Expression de la vacuité et de l’inaccompli, le récit devient « impossible » 253. S’en dégage une impression inquiétante, chaotique, primitive, c’est un manque, un inachevé qui dérange car c’est le surgissement inquiétant d’une béance.

Cette écriture va exhiber ses bribes, ses lambeaux, ses fragments, ses débris : « ‘Je pratique, savez-vous comment (. . .) l’AFFRE254 dont personne n’a jamais osé dire un mot. C’est vilain, tais-toi. Non j’peux plus. Je ne bouffe pas votre astuce. Voici mes denrées, mes rythmes rares et intrépides, tout à fait bas ; mes canevas de fourches plus grimaçantes que grimacées : ouverte comme gueule de chiots qu’a jamais fait ses canines. Tout hurle pour être dit ’» (Soleil arachnide , p. 15-16) .

Indécente, impudique, l’écriture donne à voir ses manques. Elle est mise en scène du manque. En cela, elle est inaccomplie, criant l’errance des ses commencements éternels : « ‘faire et défaire en même temps ’» (Soleil arachnide , p. 61) , en un ‘« poème/sans que j’aille à la ligne’ » (Soleil arachnide , p. 39) , « ‘et je pars avec ce qui me reste de moi hurlé ’» (Soleil arachnide , p. 41) . L’écriture de Soleil arachnide , celle de l’oeuvre aussi, se dit « raturée d’avance » car elle s’inscrit dans ce « ‘toujours hurler quoi pleurer qui/trompé de silences obtus ivre nuit sans matrice/où vole l’insecte ma femme’ » (p. 41) . L’écriture inachevée à laquelle renvoie « l’écriture raturée » dévoile l’impensé, creuse un vide mystérieux.

Cachant et dévoilant en même temps, raturer peut renvoyer à un acte manqué qui oriente l’esthétique de l’oeuvre. La rature semble matérialiser une quête, un conflit, une guerre, une mise en question de soi. Elle concentre en elle et confronte la forme que l’écrivain cherche à donner à l’oeuvre. Les ratures sont liaisons et déliaisons du texte. Elles sont aussi confrontation de pensées contradictoires. Il nous semble que l’esthétique de « l’écriture raturée d’avance » rejoint cette esthétique-là en tant que discours haché, en spirale, fait de souvenirs innombrables, texte sous le texte : « ‘Un texte sous le texte, en deçà, au-delà se développe, respire, s’entrouvre, s’entreclôt, se referme dans un brouillard compact des phrases qui s’effilochent ’»255 , l’émiettement, l’épanchement des idées et des images, le flux des mots, les parenthèses sont inclus dans l’inachevé de l’écriture analysée ici. Nous sommes bien, avec « l’écriture raturée d’avance » dans le palimpsestus latin, dans le même processus de première écriture effacée et sur laquelle on réécrit autre chose. Le texte gratté, biffé, falsifié s’inscrit dans l’histoire de l’oeuvre qui s’accomplit.

Les transformations du textes ne seraient-elles pas autant de superpositions comme en peinture, le texte étant la toile ? Dans l’écriture analysée ici, l’apparition de l’un se nourrit de l’effacement de l’autre, l’achèvement signifiant l’éviction. Il nous semble que partant de la constatation déjà faite que ‘« Parler c’est sans cesse renouveler sans crainte cette expérience de perte, de séparation, de castration’ » 256 , nous pouvons avancer qu’ici écrire relève de la même expérience renouvelée dans « l’écriture raturée d’avance » .

« ‘L’automatisme de répétition a pour principe l’insistance de la lettre. La mort n’est pas sans lien avec la recherche d’une maîtrise de l’absence’ » 257 . Or si toute création esthétique implique l’éviction, l’omission, la dérobade et la capture, constatons que l’oeuvre de Khaïr-Eddine déconstruit, désachève dans l’expérience d’un recommencement incessant, se condamnant à créer quelque chose qui est sans.

Or, la répétition, la maîtrise font partie de l’oralité. Fonction ludique du langage, répéter, c’est chercher à maîtriser, éventuellement maîtriser le désir, comme dans le complexe de Pénélope qui tisse sans fin et redéfait son ouvrage et le recommence pour résister aux demandes en mariage, c’est-à-dire au désir, à son désir, en l’absence d’Ulysse. « L’écriture raturée d’avance » n’a ni début ni fin et renvoie ainsi au complexe de Pénélope et au mythe des Danaïdes, l’oeuvre apparaissant dépourvue de toute extrême, que peut concrétiser le point final dont nous avons souvent constaté l’absence.

Nous retenons que la répétition qu’implique le langage demeure en rapport étroit avec « ‘l’écriture raturée d’avance’ » comme reconstitution d’un noeud où s’associeraient la répétition et l’agression. Le sens vient faire violence en donnant une forme et une formulation. C’est à notre avis tout le sens du conflit des langues. Quelque chose de l’ordre du traumatisme s’actualise dans le langage. Il y a restitution par le symbole de la chose détruite. Ce qui réapparaît dans la création n’est pas le même que ce qui a été détruit : c’est une construction, une re-création qui s’opère dans la multiplication des contradictions qui pointe le trouble, le malaise et le chiasme.

Aux prémices de l’écriture, la révolte se pose déjà comme principe fondamental dans la relation au texte et à la sacralité de la lettre. Dépositaire d’une mémoire vivante mais ne vénérant aucune sacralité du verbe, l’écriture aura à coeur de se dégager de tout absolu et du terrorisme du verbe. Rappelons-nous le précepte énoncé par le narrateur (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) qui donne droit au possible et fonctionne contre toute fermeture. Le rapport à l’écriture sera d’autant plus conflictuel qu’il va introduire à la langue de l’autre, puisque, comme le souligne le narrateur : « ‘je ne savais parler que le chleuh, le berbère du Sud marocain ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 139) .

Désordre, trouble, incertitude des limites, diffus, flou tel est l’inachevé qu’introduit « l’écriture raturée d’avance ». C’est aussi la vacuité et le manque qui menacent l’écriture, à l’instar de l’inachevé féminin auquel se rapporte l’oralité perdue donc inachevée elle-même. Le lien symbolique entre le scriptural, le matriciel et le féminin qui apparaît ici en termes de manque vient rappeler les propos liminaires du recueil Soleil arachnide qui fondent l’écriture dans « l’absence inouïe » , « un songe inacceptable » (p. 8) , dans cette séparation « où l’oeil sacrifie la légende (p. 7) et où « les pèse-mémoires » (p. 7) chargent cette écriture de toutes ces « ‘guerres données par ma mémoire/oubliées des saints rompus (. . . ) /sur ce ciel chu/parmi moi seul où la tribu jette ses vermines’ » (p. 8) .

La poétique de l’inachevé serait-elle celle de l’oralité ? Le cercle de la halqa, celui de l’oralité, celui du conte de la tradition orale figure cet éternel recommencement qui rejoint l’esthétique de l’inachevé. Réhabiliter les vertus du fragment, de l’indétermination, de l’évasion et de l’improvisation, n’est-ce pas en lien avec l’émergence de l’oralité ?

Ne serions-nous pas dans une conception tragique du langage qui serait liée à la question pour l’écrivain de ne plus être dans sa langue ? La violence que contient « l’écriture raturée d’avance » trouverait dans cette déperdition de la langue une justification qui nous semble rejoindre l’hypothèse qui est la nôtre. Retenons pour l’heure, cette « ‘difficulté d’écrire (qui) se fait objet d’écriture’ » 258 et qui devient la question centrale de l’oeuvre que nous interrogeons ici. A cet endroit, il nous semble opportun d’introduire la question de l’esquisse du lieu de cette difficulté pointée et de son impact sur l’oeuvre elle-même. L’hypothèse que nous avancerons ici se soutient de l’interrogation suivante, formulée dans Agadir (p. 137) .

Notes
242.

De ce point de vue, la proposition du narrateur (p. 92) tient du

voyeurisme quant à la lecture et de l’exhibitionnisme quant à

l’écriture.

243.

En italiques dans le texte.

244.

Nous l’avons vu, notamment dans l’oeuvre ouverte.

245.

Claude LORIN. op. cit. p. 233.

246.

Claude LORIN. ibid.

247.

Maurice BLANCHOT. L’Entretien infini. Paris : Gallimard, 1969, p. 567.

248.

Abdelwahab MEDDEB dans Algérie-Actualités , du 11au 17 mars 1982.

249.

Claude LORIN. op. cit. p. 79.

250.

Claude LORIN. ibid. p. 140.

251.

Roland GORI. op. cit. p. 97.

252.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 83.

253.

Comme le dit Marc GONTARD.Violence du texte. op. cit. p. 54.

254.

Ainsi écrit dans le texte.

255.

Claude LORIN. op. cit. p. 228.

256.

Roland GORI. op. cit. p. 98.

257.

Claude LORIN. op. cit. p. 142.

258.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 84.