3) : « Quel est le lieu du drame ? ».

« L’écriture raturée d’avance » met en scène la difficulté d’être, corrélative à la difficile mise en oeuvre du texte car l’espace scriptural marqué par ce rapport même demeure fondamentalement le lieu de mise en scène du dire et de l’interrogation sur soi. Le morcellement et l’éclatement si frappants dans le texte de Khaïr-Eddine ne traduisent-ils pas une identité problématique qui oscille entre le refus et la valorisation d’elle-même ?

Ainsi, l’écriture est ici chargée d’exprimer un contenu tout en étant signifiante, productrice de sens. Que montre-t-elle dans ses mécanismes ? Porte-t-elle sa propre interrogation ? Expression d’une quête en même temps qu’elle aide à supporter le vide qu’elle cherche à remplir, l’oeuvre inscrit le lieu même de son questionnement. Or, il nous semble que l’une des dimensions de cette quête s’oriente vers ce qui nous apparaît comme présence et absence sur la scène scripturale, en lien étroit avec l’espace de l’oralité.

A travers ce rapport, n’assistons-nous pas aussi à la lutte entre le scripteur et l’écriture, l’artiste et son espace de création, celui de l’inconscient dans lequel ce rapport est nécessairement présent, face auquel il arrive avec des stratégies et lutte avec le champ de création, proche sans doute de ce « lieu du drame » que l’oeuvre ne cesse d’interroger et qui est sa vérité ? C’est pourquoi c’est à mesure que le texte se fait que s’engage la lutte contre lui.

Dans l’écriture de Khaïr-Eddine, on ne sait pas où on va. C’est le saut dans le vide dans lequel il faut pourtant créer et prouver qu’on vit : « ‘être mais être et de vos sangs/ronger la mousson indicatrice (. . . ) la prose de l’exil sera suffisamment trempée/pour couper son cordon ombilical à mon angoisse/et sectionner les pagaies qui battent jusqu’au délire/l’épine dorsale de ma fatigue ’» (Soleil arachnide, p. 30-31) . Chaque texte est une création/recréation dans un cheminement que seule la mort/censure menace d’interruption. Chaque texte inscrit et cristallise une étape comme nécessité intime sans jamais épuiser la richesse d’un inconscient vivant.

Il arrive que l’oeuvre soit création située à la croisée du désir et de la peur, parasitée par le cauchemar glacé de la folie, à l’instar d’Agadir , du Déterreur ou encore d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants . Située dans une sorte d’état-limite, l’écriture est alors en proie à ce mouvement puissant et contraire de déliaison qui se manifeste comme menace permanente chez Khaïr-Eddine.

Prise dans cette contradiction, l’écriture qui se déploie formule son propre paradoxe à travers son refus de dire « ‘et puis je n’ai pas l’intention d’en dire plus long sur cette ville’ » (Agadir, p.10). Refus ou report du dire, procédé fréquent chez Khaïr-Eddine, l’énoncé traduit bien l’ambiguïté du dire et ne pas dire, absence/présence qui introduit le lieu même de l’oralité.

Dans Agadir, l’énoncé maintient aussi un suspens conforme à la mission/enquête policière à laquelle s’assimile le récit. Il constitue enfin l’expression de la réaction devant l’angoisse générée par la ville morte ainsi que celle suscitée par l’écriture de la mémoire, de l’anéantissement, de la mort, provoquant la perte du sens et de tout repère.

« L’écriture raturée d’avance » , celle du chaos, est aussi incandescente et incendiaire. Elle va s’installer avec complaisance dans la morbidité et la putréfaction : « ‘on ne peut pas s’établir ailleurs qu’ici (. . .) auprès du péril, dans ces croûtes noires qu’engraissent la mort et l’immobilité. Une ville engloutie. ’» (Agadir, p.11). Le lieu dans lequel s’inscrit l’écriture et dont elle va se nourrir, est paradoxalement celui de l’anéantissement, de l’effondrement des structures, au premier chef, celles de l’écriture et du récit.

La solitude, le désespoir et le délire caractérisent l’écriture engloutie à son tour dans ce lieu infernal où tout est réduit à néant. C’est ainsi que la description du bureau, lieu insolite, semble être une dérision de la tour d’ivoire, en tout cas l’antithèse d’un lieu d’écriture y correspondant, (Agadir, p.12) .

Gagné à son tour par le chaos, le texte éclate en un soliloque parfois en délire où la situation présente du narrateur, en attente d’accomplir sa mission impossible : « ‘redonner vie aux gens’ » (Agadir, p.11-12) se mêle à des incursions dans son passé. Celui-ci surgit à travers l’épisode pénible de la jeune fille (Agadir, p.11) dont le nom est refoulé et l’allusion à la tante-mère. N’est-ce pas là aussi la mission de l’écriture, faire oeuvre de vie à partir du chaos et de la mort ?

Le récit bute constamment sur le séisme et la question du lieu. Il ne cesse d’effectuer un retour permanent sur cet espace de la ville d’inhumanité, de solitude et de mort, celui de la ville-cadastre (Agadir, p.20), projection de la ville moderne, espace de la séparation : « ‘chacun sa solitude, c’est la base même du plan’ » (Agadir, p.20), qui est aussi celui de la naissance : « ‘Je suis né dans un de ces trous fangeux, parmi l’odeur du poulet égorgé et le miaulement opiniâtre des chats ’» (Agadir, p.20) .

Sur cette fracture, le texte va élaborer une esthétique du non-lieu, non-temps, non-dit, de l’effacement et de l’effondrement, celle de « l’écriture raturée d’avance » et du chaos. Ainsi, « ‘Mais n’est-il pas temps de penser à moi ? Je suis chez moi dans ma demeure.’ » (Agadir, p.19-20) le « moi-demeure » est l’objet d’une description sans cesse reportée : « je la décrirai peut-être. » en une pratique courante et récurrente dans l’oeuvre . Lieu non-lieu, situé dans un temps non-temps, il sous-tend le dire différé, désir de se masquer ou de prolonger le récit et constitue le récit à trous qui suggère le refoulement dans les blancs du texte.

Ce dernier énonce sa difficulté à se dire : « Il ne fait ni jour ni nuit », « Que dire d’une lune de graisse », « ‘D’ici je vois tout sauf la ville », « un homme doit survivre », « C’est de l’autre côté de ma vie que ça se passe », « Ma ville n’est pas un entassement vulgaire’ » (Agadir, p.19-20). S’élaborant dans une succession d’espaces et une traversée des genres, le récit tente de reprendre son cours mais il est inévitablement dévié par le flot de la parole fantastique, la narration dérivant de plus en plus vers un imaginaire travaillé par le souterrain et les profondeurs, la visite de la maison souterraine en constitue une étape.

Récusant toute linéarité et toute horizontalité, refusant l’idée de progression en crescendo de la narration, « l’écriture raturée d’avance » travaille sur la verticalité et la transversalité, avançant dans le sens de la profondeur. Ici, pas d’événements narratifs ni d’actes essentiels, la diégèse n’est que prétexte, c’est pourquoi, elle a du mal à se mettre en place et voit ses éléments sans cesse remis en question : « Retrouver une ville ? » (Agadir, p. 37). Il ne se passera rien dans ce pseudo-récit qui n’en finira pas de s’interroger sur sa raison d’être.

Comme très souvent chez Khaïr-eddine, la narration est interrogation sur elle-même, questionnement sur le langage et sous-tend une quête du récit sans cesse reporté, ainsi que nous l’avons vu avec la description de la demeure. « ‘J’ai promis d’y revenir (. . . ) Quel est le lieu du drame ? ’» (Agadir, p.37). Telle semble être l’interrogation essentielle, contenant toutes les autres, notamment celle de l’écriture.

Ici, l’écriture sonde un espace des profondeurs, désigne sa propre origine et ce qui la sous-tend. Elle renouvelle son interrogation sur la parole et situe « le drame » au coeur de celle-ci, comme le montre l’énonciation : « ‘le sol s’est refermé sur moi (. . . ) je n’ai pas dit sésame (. . . ) Que dis-je ? (. . . ) j’ai été séduit par ce qu’un vieillard racontait sur cette ville et j’ai juré d’y entrer. Mais depuis je n’ai pas réussi à en sortir (. . . ) Et tout à coup une voix lointaine (. . . ) Le Perroquet continue de chanter. C’est pour agir sur moi (. . . ) planche interdite/que je fus dans la voix retransmise par tes ancêtres’ » (Agadir, p.36-44).

De même, la séquence de « LA LETTRE » (Agadir, p. 127-132) oblige à reconsidérer les impératifs qu’elle expose : retrouver un lieu perdu (p. 127), lieu de l’« indescriptible », rattaché à la mémoire, « Au pied d’un arbre immémorial » (p. 127), sans nom. Cette « lettre » en quête d’un lieu perdu, anéanti et désiré est annonciatrice et porteuse de mort parce qu’elle dit la dépossession : « ‘Ce qui m’inquiète, c’est tout ce que je n’ai plus et qui est passé dans d’autres mains (. . . ) J’ai tout perdu. Je ne possède plus rien.’ »(p. 129), et la tragédie qu’elle entraîne : la mort de l’être259. Cette « lettre » terrible se nourrit de la mort de l’être qu’elle prémédite et annonce : « Je vous abattrai sans ciller » (p. 131), à travers son écriture en délire.

Impossible à saisir dont la description n’a pas réussi à rendre compte, lieu obsessionnel à la fois présent et absent, la ville-demeure apparaît au fil de l’écriture comme la double métaphore du moi et du récit qu’elle contient et par lequel elle est contenue. A l’instar de la ville-demeure, le texte se construit et se déconstruit autour de cette image du moi qui n’en finit pas de s’anéantir pour mieux ressurgir de ce néant (Agadir, p. 134-137), dans lequel le séisme tient une grande place.

La dimension spatio-temporelle chez Khaïr-Eddine est cet espace carcéral et infernal qui désigne ce lieu « où se déroule le drame » . Dominent aussi cette confusion des lieux et des temps, ce chaos à la fois spatio-temporel, identitaire et scriptural, maintenant jusqu’au bout du texte la confusion des paroles,260 des genres, faisant appel au théâtre pour faire entendre les différentes voix du moi, jusqu’à l’éclatement final, figuré par les ultimes indications scéniques du texte (Agadir, p. 139) .

Cette destruction s’apparente à une opération d’évidement, d’épuration et de stylisation du langage jusqu’à le rendre dépouillé de tout artifice, de tout habillage trompeur, comme le montre le dernier énoncé. Elle vise à rendre au langage sa nature première, une texture originelle. Un tel projet scriptural nécessite tout un travail de recherche des fondements mêmes de l’écriture.

Recherche que figure « l’écriture raturée d’avance » telle qu’elle a oeuvré dans Agadir et que va poursuivre l’oeuvre à venir à travers son élaboration. En effet, tout en se construisant dans chaque livre/jalon, l’oeuvre de Khaïr-Eddine déploie cette stratégie paradoxale du chaos fondateur sur laquelle elle s’appuie.

Le processus scriptural à l’oeuvre dans Corps négatif se déroule au grès du flux ou du reflux mnésique, tantôt débordement verbal, tantôt silence elliptique, blancs de l’écriture. Travaillé par la mémoire, celle du corps, notamment, le récit de Corps négatif se fait coulées de mots dont la brûlure restitue la douleur d’être d’un « je » qui se refuse et cherche à extraire sa négativité.

L’incipit frappe par son incohérence, née de la violence verbale qui saisit le narrateur. Toutefois, il indique qu’il sera question ici de pouvoir et de conflit avec les autres, notamment la famille mais, surtout avec soi. Les maux donneront lieu à une perte et à une quête réalisées à travers les mots retrouvés, perdus, recherchés en un corps à corps avec le langage et la langue, qui s’avère être l’ultime combat, en tout cas le plus chargé de sens.

Dès lors, l’aigreur serait génératrice d’écriture et créatrice de texte : « Porte-moi l’Aigre. Calotte-moi l’Encre ! Je bouffe tes crayons » (Moi l’aigre, p. 6) , annonciatrice et incitatrice de changements : « ‘Je serai le roi changé en socialiste’ », déclare le narrateur à la fin de la page inaugurale du récit (p. 6) . Contestation et remise en question caractérisent donc les propos liminaires de Moi l’aigre. Retenons là que la révolte qui éclate ici pointe le refus de l’asservissement du langage qu’elle cherche à libérer de toutes les contraintes qui pèsent sur lui, par le dynamitage de l’écriture conventionnelle. Celle-ci est prise d’assaut par une parole autre qu’il s’agit de saisir, non sans difficulté.

Ainsi, ce début de récit déporte la parole là où elle n’a pas coutume d’aller - car : « ‘On traite le langage, la parole somme toute, comme s’il s’agissait d’un plat quotidien ’» (Moi l’aigre, p. 8) , dénonce le scripteur - dans l’extrême de ce qui est, au-delà de « la limite d’être » (Moi l’aigre, p. 8) qui devient alors négation et récusation de soi-même et de toute attache, tout lien figuré et rejeté ici dans l’ancestral. Dès lors, l’écriture ne peut avoir son origine ailleurs que dans le fractionnement, la rupture, la dissidence, autre forme de franchissement de limite, la séparation et l’écart.

A partir de là, le récit semble s’inscrire dans une marge que traduisent les blancs laissés entre les différentes séquences, notamment (Moi l’aigre, p. 9 et 13) , et ceux qui creusent la marge même du texte (p. 9-14) , concrétisant ainsi les phénomènes de rupture, accentuant la vacuité que ne manquent pas de susciter ces phénomènes. Cette partie du texte constituée de deux fragments (Moi l’aigre, p. 9-13, 13-14) se situe en un même temps : « Minuit » (p. 9) , indication temporelle qui marque beaucoup plus un non-temps ou un temps-limite, entre-deux propice au fantasmatique et à l’insolite. Il plonge au plus profond d’une nuit intérieure, espace-temps du récit de la marge et de l’étrange, d’une écriture en proie à la douleur, à la détresse et au délire.

Cette perpétuelle dérive de la parole d’un sujet à un autre, cette désappropriation incessante de son énonciateur pointent une fois de plus le terrorisme de l’écriture occupée à fouiller les marges de l’inadmissible et de l’indicible. Aussi, le texte configure-t-il un amas de souvenirs, de réflexions et de propos éclectiques qui disent la perte, celle de l’identité, notamment : « ‘Bon Dieu pourquoi en suis-je arrivé là? Je ne sais pas moi, connais plus père mère ni cette clique de corbeaux qui stationnent dans mon sang !’ » (Moi l’aigre, p. 135) .

Aux prises avec ses obsessions et ses angoisses, notamment celle de la mort, le texte mime, à l’instar du « je » qui y parle, une fuite éperdue de lui-même qui est aussi rejet du néant et de la mort, pour une quête du sens qui s’effectue dans l’écriture elle-même, vécue ici comme épreuve : « ‘Tu m’écoutes et tu marches mais non tu ne marches pas tu grouilles autour de moi en mes tréfonds dans mes ourlets’ » (Moi l’aigre, p. 114) .

L’avancée du texte (Moi l’aigre) semble dériver vers l’écrit talismanique pour conjurer la menace de l’anéantissement. C’est ce que recouvre la scène finale (p. 145) de cette séquence dominée par une obsession et des images de persécution dont les propos qui suivent (p. 146) viennent éclairer le sens. En effet, il est question dans cette page (p. 146) d’un « il » évoqué par « je » , porteur et objet absent d’un texte à lire, texte trouble et brouillé, « entre ses lignes raillait un morpion sacrifié avant sa naissance » (p. 146) . « ‘Personnage (qui) s’est tiré de soi-même en vue d’y voir plus clair et mieux travailler sa tripe’ » (p. 146) « il » se débat avec « son texte » , lui-même travaillé par une présence sourde, présence/absence déroutante : « On lira la suite sans s’apercevoir qu’il n’a jamais existé » (p. 146) .

Il arrive que cette parole à la fois menaçante et menacée soit en perte d’elle-même, piégée dans son propre délire. Tel est le sort qui guette le verbe réfractaire, celui du fou, de l’écrivain aussi. Pris dans ses mirages, le dire dérive d’espace en espace, de vision en vision, de voix en voix en un texte dont les multiples points de suspension, qui sont autant de marques de cette dérive, figurent aussi les palpitations et les syncopes d’une parole qui s’affole dans son propre dire.

Dans Une odeur de mantèque , la voix qui semble s’essouffler à mettre en mots, à « ‘Haler à soi les flétrissures, les stigmates des condamnés.’ » (Une odeur de mantèque , p. 113) est tantôt celle d’un « il » , finalement distancié, observé, disséqué, autopsié même et livré en pâture au néant (p. 116) , tantôt celle d’un « je » qui n’arrive plus à contenir ses angoisses de mort et sa douleur : « ‘Vivre ici, tout recommencer, apprendre à mieux crever (. . . ) Ne rêver qu’à la dislocation des nerfs, du corps (. . . ) Peur, peur du cercueil recouvert d’un suaire porté par quatre vieillards. ’» (Une odeur de mantèque , p. 113) .

C’est en fait la même voix qui se dérobe et se cache derrière « il » , transfuge par lequel « je », observateur et participant, semble vouloir brouiller sa propre identité, pour finalement avouer que : « ‘(. . . ) sur cette plage maintenant n’ayant plus de monnaie plus d’ancêtres, déambulant me261 raccrochant à des bribes vieilles, des sourires fripés, pissant (. . . ) »’ (p. 116) .

Cette fracture avec et en soi que figure le brouillage pronominal se projette dans l’éclatement du cadre spatio-temporel de cette séquence (Une odeur de mantèque , p. 112-116) . En effet, l’espace qu’évoque ce passage est celui du désert, de la plage, de la ville de Tanger : « ‘proie toujours aux mains des plus forts ’» (p. 114) ou celle, innomée, accueillante, protectrice et inexpugnable : « ‘ville vraie, seule et contre elle-même, remuant dans le soir rose et jaune, rafraîchie par l’oued Bou-Regreg (. . . ) ’» (p. 115) ou encore celui de la vallée de l’enfance : « à la cascade blanche » (p. 115) .

« Le vaste entonnoir » (Une odeur de mantèque, p. 168), « ‘cuvette incommensurable où nous étions détenus, (cette) immense cage englobant jusqu’à l’infini cette étendue de terre où nous étions perdus ou déportés ’» (Une odeur de mantèque , p. 169) sont autant d’images matricielles associées à celles du gouffre, rencontrées maintes fois dans le texte, symboliques du lieu identitaire, perçu dans ce rêve (Une odeur de mantèque , p. 168-169) à la fois comme enfermement, impossibilité et aussi libération possible. Espace ambivalent, le lieu identitaire représente un pôle attractif vers lequel le texte a sans cesse dérivé pour finalement y aboutir et s’y heurter de façon violente.

En effet, rappelant la dure condition faite à la femme en terre « sudique » par l’homme totalement démissionnaire, les ultimes propos du livre exhibent d’une façon définitivement accusatrice la faillite identitaire. « ‘Saccagés par un passé tribal jamais exorcisé ! » les hommes, « assassinant en elles le foetus’ » (Une odeur de mantèque, p. 171) ont perdu ainsi l’honneur « sudique » pour n’avoir pas su être dignes de ce passé glorieux. Le texte s’achève sur une malédiction : « ‘(. . . ) que le soleil jette sur eux comme un blasphème inexpiable !’ » (Une odeur de mantèque, p. 171) , signifiant ainsi un autre piège que l’écriture referme sur elle-même.

Ainsi, la fable initiale d’Une odeur de mantèque s’est transformée en une insupportable réalité, celle d’une appartenance à la fois revendiquée et reniée tout au long du texte, d’une déchéance qui se lit à travers le sort réservé aux femmes qui assurent seules et sans reconnaissance la survie de cet univers en effritement : « ‘Chez lui dans son pays, les femmes faisaient tout.’ » (Une odeur de mantèque, p. 62) .

C’est sans doute à la croisée du fictif et du réel, de la langue de la fable initiale, autre origine perdue, qui puise même par dérision, dans un imaginaire collectif, ancestral et de la langue qui dit l’identité perdue que se situerait le dire propre de l’écriture en tant que lieu même du drame.

Celle-ci détourne à son usage la fable traditionnelle, la caricaturant parfois à l’extrême, la transformant souvent jusqu’à la rendre étrangère à elle-même, pour servir au dévoilement réitéré du drame intérieur de celui qui parle : être séparé de soi, être son propre ennemi : « ‘Je connaissais ce genre d’individu depuis longtemps. Oui je savais à quoi m’en tenir. C’est pourquoi je le réprime en moi, oui, je le désarticule quand c’est possible. J’aurai mieux fait de le bouffer carrément.’ » (Une odeur de mantèque , p.133) .

Cette révélation conduit à une sorte d’auto-dévoration signifiée par l’accumulation dans cette fin de séquence de termes renvoyant tous à cette image : ‘« bouffer » et « avalant’ » (Une odeur de mantèque , p. 133) . Elle marque aussi une auto-destruction dans laquelle le texte s’anéantit à son tour.

Le texte-réceptacle mime incessamment cet anéantissement que chaque séquence du livre répète jusqu’à rendre impossible toute saisie normative du texte. En fait, c’est en dehors et même à l’encontre de ces repères traditionnels qu’il faut lire cette Odeur de mantèque . C’est dans les renversements successifs de ces normes que prend sens l’écriture du livre. Suivre la succession des séquences, c’est se prêter au jeu de l’incohérence et de l’errance, dans le sillage de la mémoire vacillante et »rébarbative » du narrateur mais qu’elle finit par circonvenir ainsi que le narrataire.

La fiction/camouflage d’Une odeur de mantèque ne cesse de masquer et de démasquer ce fait : écrire, c’est démolir, tuer mais aussi se débarrasser de soi. Cette rupture s’accomplit par l’écriture de la parole qui tout au long du livre tente de se libérer de toute contrainte et de tout masque pour s’imposer comme dire affranchi. De ce point de vue, il est significatif que le livre s’achève sur la menace du « blasphème inexpiable », c’est-à-dire, d’une parole rebelle, réfractaire et par là maudite parce qu’inouïe. N’est-ce-pas le contexte dans lequel s’inscrit le dire chez Khaïr-Eddine ? N’est-ce pas là aussi le lieu du drame?

De ce point de vue, l’analyse du Déterreur nous apporte un éclairage particulier sur cette question. Nous avons vu comment le récit du Déterreur s’énonce comme une parole mnésique, diffuse et brouillée. Quelques éléments narratifs permettent toutefois, de déceler une continuité dans la rupture du texte. Dans le désert chaotique textuel, trois points de repères : un personnage, le narrateur lui-même, un lieu, la tour/prison, un thème, celui de la mort, participent de la figure du continu. Un « je » narrateur assume la narration et en assure la continuité malgré ses errances et son propre éclatement. La tour/prison représente un lieu permanent dans le texte, auquel le récit revient de temps en temps.

C’est à la fois un espace d’émanation et d’aboutissement de la parole. Symbole anthropomorphique, fréquent dans l’oeuvre, ce « puits » , double du corpus mental du narrateur qui s’exclame : « ‘(. . . ) je ne suis même pas dans une vraie prison, c’est dans mon corps que tout se passe, dans une tour vivante’ » (Déterreur, p. 67) , ce microcosme du corps et de l’âme qui justifie le voyage introspectif que nous évoquions, intimement lié au narrateur, rejoint le thème dominant du livre, la mort, autre élément de continuité. Nous retrouvons là la figure du continu esquissée ci-dessus comme élément scriptural chez Khaïr-Eddine au niveau de toute son oeuvre, elle s’affirme ici au niveau du texte proprement dit.

Le croisement des lieux s’accompagne d’une imbrication des temps, le présent étant envahi par le passé : « ‘J’étais berbère, je ne le suis plus’. » (Déterreur , p. 13) ou encore : « ‘Je n’oublierai jamais ce type, un Congolais qui s’est écrasé contre la paroi que j’étais en train de démolir. Il avait une tête d’oiseau des steppes, une tête d’ébène qui ressemblait à un masque tribal. (. . . ) Des nuits durant, je le revois hurlant, s’agitant au moment même où sa cervelle éjectée par l’éclatement de son crâne me frappait aux babines et sur le front. Et je m’en délecte encore malgré le temps et la mort qui nous séparent. ’» (Déterreur , p. 16) .

Le temps raconté et le temps narratif se déroulent sans aucune cohérence chronologique. Le temps narratif correspond, en fait au temps psychique car, plutôt qu’à une rétrospection, c’est à une introspection que se livre le récitant car celui-ci est déjà condamné à mort dès le début du récit. De ce point de vue, Le déterreur fait ainsi surgir ce questionnement symbolique : « ‘L’écrivain ne serait-il pas mort dès que l’oeuvre existe ?’ » 262 . Celui-ci rejoint pour nous le noeud de la séparation fondamentale dans laquelle s’origine, sans doute, l’oeuvre de Khaïr-Eddine et qui participe au drame évoqué ici.

L’écriture du Déterreur montre que le processus de forclusion qu’elle figure, déchiquette l’unité du narrateur-déterreur qui lutte par la parole pour la recouvrer. Dans la folie de son verbe, la forclusion est « ‘le processus qui conduit à l’inachèvement par manque de la représentation du manque’ » 263 . Le drame du Déterreur est là : des signes essentiels à la vie de son esprit lui font défaut, des signes pour compléter son visage, son corps entier, pour se réapproprier une unité qu’il tente de restaurer par le déterrement, par l’approche de la mort, de ce qui est mort. De là toute la problématique du texte et de son écriture.

L’humanité qui se profile au début de Une vie, un rêve, un peuple toujours errants semble surgir d’une animalité où la transgression de l’interdit : viol, inceste, cannibalisme, est une condition de survie. Le monde dans lequel se situe l’ouverture du texte est singulièrement «‘ au commencement de (sa) déchéance ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 15) dont l’écriture va se nourrir. Paradoxalement aussi, c’est dans le silence effrayant de cette aube de l’humanité et du livre que s’effectue l’attente de l’avènement du Dire car : « ‘La matière n’avait pas encore parlé.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 15) .

Contrairement à la fable parfois caricaturale d’Une odeur de mantèque , dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , la narration oscille étrangement entre les profondeurs abyssales et utérines de « ‘ce fond marin (. . . ) fond du gouffre’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 37-38) vers lequel « je » est « irrésistiblement tiré » (p. 37), où « ‘Cela fait si longtemps que je vis dans cette eau qui ne court pas mais ne stagne pas non plus (. . . ) carapace molle qui me contient’ » (p.41) et cette ‘« force endogène (. . . ) à l’origine même de (la) vie (. . . ) venant du soleil » , espoir d’« une prochaine libération’ » (p. 41) .

L’angoisse naît alors de cette errance dans ce temps qui n’est plus et cet « espace indéfinissable » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 44) , « ‘J’étais épouvanté de ne pas savoir où j’allais, moi qui percevais encore l’existence d’une quiétude antérieure’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 44) . Ainsi, ce voyage vers ce que je savais être la mer » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 37) , dit le narrateur, constitue une épreuve à hauts risques puisque « ‘mon identité partait en mille morceaux, donnant lieu à un vide insoutenable ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 40) .

La ville n’est pas une ville (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 69) et ce qui en tient lieu reste inaccessible, « ‘point de vie animale, (. . . ) pas de cours d’eau’ » (p. 69-70) . L’espace, désigné par « ici » (p. 69) et « là » (p. 70) évoquerait plutôt une scène : « Nous sommes toute une multitude sur ce plateau légèrement crevassé vers le bas » (p. 69) , celle du rêve et celle de l’écriture, formant un théâtre « beckettien » de l’attente, de l’insolite et du non-événement, où « je » se surprend à rêver (p. 70) . Fuyant sans cesse un rêve qui apparaît comme un cauchemar (p. 70) , « je » est projeté sur « une route asphaltée » , précipité dans des « champs inondés » , transporté sur « une pente verdoyante et luxuriante » (p. 71) , « ‘cherchant la vraie route pour accomplir en bonne et due forme (son) voyage’ » (p. 71) sans fin.

Le récit d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants se révèle être le lieu de chasse du plus profond, dans l’élémentaire, dans la bête qui se terre en l’homme pour en extraire le véritable sens des mots. En effet, le narrateur assiste « écoeuré » (p. 63) mais non « effrayé » au sacrifice de l’ami du poète qui lui, a connu le même sort « une demi-heure avant » (p. 64) : « les marins se sont joués aux dés pour savoir lequel d’entre eux nourrirait les autres, et voilà » (p. 64) . On pense alors à l’albatros baudelairien, lâché entre les mains des marins et au symbolique « coup de dé » mallarméen, fatal, ici, à l’artiste et au poète. L’artiste, nourricier, sacrifié en premier lieu par temps de désastre, voilà qui justifie aussi « l’écriture raturée d’avance » ! C’est aussi la révélation de cette séquence-traversée à la fois horizontale, tout au long de la rivière et, verticale, abyssale dans les abîmes de l’existence humaine.

Le sens des mots ne réside-t-il pas dans cette narration de l’humain dans ce qu’il a de plus fragile, de plus effrayant mais aussi de plus authentique : « ‘ils s’enchaînèrent une fois encore au doute et tremblèrent si bien que leur peau exsuda la musique ; ils frémirent au son de cette nouvelle voix mais restèrent tranquilles (. . . ) Ils crurent aux lois du silence durant plusieurs années (. . . ) ’» (p. 172) ? On comprend dès lors que le lieu où se déroule ce curieux voyage est bien celui de l’écriture entre rêve et mémoire, fiction et réalité : « ‘Mais nous ne rêvons pas, nous nous démultiplions tout simplement. ’» (p. 73) , dit le narrateur/scripteur à travers un « nous » qui montre l’effet immédiat de cette démultiplication qu’engendre l’expérience scripturale.

Ne cessant d’interroger en s’interrogeant elle-même : « ‘où serait alors le lieu de notre exil’ ? » (Soleil arachnide, p. 100), l’écriture est en quête de ce lieu. C’est pourquoi, elle s’apparente souvent dans l’oeuvre au voyage ; l’expérience littéraire relevant de cette « aventure de l’écriture » qui est aussi celle de l’être, ainsi que nous l’avons déjà mentionné.

Véritable parcours initiatique dans Légende et vie d’Agoun’chich, le voyage se fera au fur et à mesure de son déroulement, traversée d’un espace/temps. Celui-ci est marqué par l’imaginaire, porteur de vie - à l’origine même du voyage dans le songe nécessaire que vont chercher les deux futurs voyageurs (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 57) - et associé pour l’essentiel au « sudique » - qui n’est pas vraiment le Sud réel, malgré quelques repères géographiques mais plutôt un Sud imaginé et rendu encore plus imaginaire par les indications intemporelles d’aube et de nuit qui disparaîtront à l’arrivée à Tiznit (p. 140) et par le lieu matriciel qu’est la montagne - .

Par ailleurs, le voyage deviendra entrée dans l’espace-temps de l’histoire et par là même, expérience de la catastrophe, traversée de l’horreur, périple vers la mort, donnant un sens aux propos d’Agoun’chich adressés au Violeur, son compagnon : « ‘Ce voyage n’est pas une désertion. Nous découvrirons autre chose. Et nous nous enrichirons peut-être, tu verras.’ » (p. 66).

Le voyage annoncé s’effectuera plus dans le labyrinthe de l’imaginaire et les profondeurs abyssales - et en cela, nous restons dans une même vision du voyage, chez Khaïr-Eddine264, dans laquelle le déplacement horizontal est moins important que la plongée verticale, la géographie du voyage plus intérieure, l’espace traversé, plus symbolique et imaginaire - comme en témoigne la première étape de ce périple.

Il ressort de ces lignes inaugurales du voyage entrepris par Agoun’chich et le Violeur, que celui-ci s’envisage d’emblée dans l’imbrication de divers éléments, préfigurant une expérience dont le mystère reste entier, puisque : « ‘Nous ne ferons pas de rêve ici, bon ou mauvais’ » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 56) .

Les deux voyageurs vont ainsi s’aventurer dans l’espace de l’errance périlleuse, qui se met très vite en place, aux confins de la folie et de la mort (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 59-63) . Toutefois, ils avanceront « dans un lieu sinistre » (p. 59) en utilisant l’espace comme masque protecteur : « ‘ils aménagèrent entre deux gros arbres un abri confortable et quasi invisible (. . . ) de telle sorte que quiconque passait à proximité ne pût voir autre chose qu’une excroissance feuillue.’ » (p. 59) .

Ainsi, très vite l’espace naturel devient lieu intérieur et à l’instar du « tronc d’arbre mort » - masque et surnom d’Agoun’chich - la nature « sudique » , espace du récit, se transforme en corp(u)s , les êtres ne formant qu’un seul corps avec lui, si bien que nous ne pouvons plus distinguer entre le contenant et le contenu.

Lieu matriciel, cette nature « sudique » l’est à la fois pour les personnages, Agoun’chich et le Violeur, et pour l’écriture. Espace d’engendrement des images et des mots, la nature dans laquelle évoluent les deux voyageurs est hautement féminisée et paradoxalement, lieu d’une marginalité sécurisante, à la fois « abri » et « tombeau » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 59-60) .

Lieu féminin, nocturne et lunaire (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 61) , cette nature effrayante est chargée d’une féminité irrationnelle, redoutée, refoulée et entravée, féminité en dérive, à la sexualité déviante (p. 61) qui surgit, dans la nuit du récit, entre rêve et cauchemar, « ‘comme un mauvais présage’ » (p. 62) . L’apparition de la « jeune folle chargée de fers » (p. 61) éclaire dans cette confusion même, une caractéristique du voyage : il change l’être : « ‘mais il était maintenant en voyage et s’arrangeait pour effacer d’un trait fort tout ce qui concernait sa vallée natale.’ » (p. 62) .

La féminisation de l’espace dans lequel va se dérouler le voyage donne à celui-ci son double aspect de mort-résurrection. A la fois, protecteur, sécurisant et effrayant, cet espace féminisé, porteur de vie et piégé par la mort, figure l’espace même de l’écriture, celle de ce texte comme celle de l’oeuvre. Voyager en lui, c’est en même temps mourir et naître à soi.

Dans l’espace hétérogène de la ville, le spectacle est multiple pour Agoun’chich qui découvre une réalité jusque là peu connue de lui : « ‘je m’initie à une autre vie’ » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 143) . Voyant des Européennes pour la première fois, ‘« il crut à une apparition ’» (p. 143) mais «  ‘comprit tout d’un coup le fossé qui le séparait de la civilisation européenne.’ » (p. 143) Ainsi, projeté dans le monde moderne à Tiznit et venu d’un autre âge, Agoun’chich se réfugie encore auprès des conteurs qui évoquent les temps et les mythes anciens.

Jusque là, Agoun’chich avait en quelque sorte fait corps avec le mythe, il semble qu’ici, celui-ci soit déjà inscrit dans la nostalgie de ce qu’il n’est plus : ‘« Mais cette guerre n’a pas été gagnée et ne le sera jamais, car les titans continueront toujours de peupler nos cauchemars’. » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 144) . Dans l’espace de la ville, Agoun’chich ne peut qu’assister au spectacle qu’offre celle-ci. Désormais une sorte d’impuissance à être plonge le personnage jusque là actif, dynamique dans cette nouvelle situation de spectateur. Quelque chose semble lui échapper dans ce nouvel espace.

Or, ce dernier récit de l’oeuvre de Khaïr-Eddine contient des éléments de réponse à l’interrogation posée ici, à travers son propos : l’évocation d’un Sud légendaire en perte de lui-même, pris entre sa grandeur passée - qui nourrit tout l’imaginaire scriptural de Khaïr-Eddine dans ce livre et la plupart de ceux qui l’ont précédé - et sa déchéance annoncée - laquelle n’a jamais cessé de travailler l’écriture de l’oeuvre, se confondant souvent avec celle du narrateur dans nombre de textes - . Le rapport avec cet espace ambivalent devient dans l’oeuvre rapport avec soi, en montrant aussi que ce qui s’élabore dans l’oeuvre est antérieur à toute représentation d’image ou de mot.

A travers l’interrogation qui a guidé les propos qui précèdent : « ‘Quel est le lieu du drame ?’ » , il s’agissait de montrer que toutes les perturbations rencontrées au niveau de l’écriture de l’oeuvre de Khaïr-Eddine sont la manifestation de deux éléments saillants dans lesquels elle s’origine. Le premier qui ressort de l’analyse entreprise jusqu’ici est relatif à une séparation fondamentale, celle que suppose tout en même temps la naissance à soi, au langage, à l’écriture et à l’esthétique littéraire de manière générale. Le second découlant du premier, dévoile un manque béant, une désappropriation, un lieu perdu dont l’absence/présence tatoue le corp(u)s orphelin de l’écriture.

Dans la première partie de ce travail, nous voulions montrer à travers l’approche de l’oeuvre de Khaïr-Eddine comment s’impose chez lui la notion de texte plus que celle d’une production conçue dans le respect traditionnel des genres littéraires. Rien de tel chez l’écrivain ! L’hétérogénéité du corpus qu’elle constitue, le brouillage des genres qu’elle opère, les stratégies d’écriture qu’elle déploie vont dans le sens de la mise en place d’une oeuvre à la fois multiforme et désireuse de privilégier l’idée même de texte comme lieu d’énonciation d’une parole qui cherche à exister en tant que telle.

Ce que nous avons dégagé comme force du texte rejoint la mise en avant dans l’écriture de Khaïr-Eddine d’une énonciation plus préoccupée par l’acte même qui la fonde que par son adéquation à des normes génériques qu’elle cherche à dépasser quand ce n’est pas à subvertir. La destructuration du langage se confirme bien ici comme volonté de rejet de toute norme. Nous avons vu comment dans la dislocation du texte surgit la parole, comment l’écriture se fait alors lieu d’émergence de cette parole singulière et engagée dans la question cruciale de l’identité.

L’étude des stratégies scripturales nous a aussi permis d’observer qu’à travers celles-ci s’opère tout un travail de relecture, réécriture, réinvention265 de ce que nous pouvons considérer dès lors comme champ de l’oralité. La problématique de la parole telle que nous l’avons esquissée jusqu’ici vient s’inscrire nécessairement dans ce champ.

Notes
259.

« Et je me suiciderai. Je me tuerai certainement. » (p. 129) .

260.

Celle du père et de l’oncle, du père et du fils, notamment.

261.

C’est nous qui soulignons.

262.

Maurice BLANCHOT. L’espace littéraire. op. cit. p. 12.

263.

Claude LORIN. op. cit. p. 194.

264.

Proche du nomadisme dans le sens de déplacement autour et dans

un même territoire que le nomade ne veut pas quitter, c’est

pourquoi il nomadise.

265.

Ce travail étant tout à fait caractéristique d’une certaine modernité

scripturale.