1) : Présence de la parole.

Si on considère le texte comme mode de fonctionnement du langage268, il est alors le lieu où se mettent en place des réseaux discursifs où la parole va émerger : « ‘le texte est lui-même une structuration spécifique d’une opération discursive’ »269 . S’intéresser ici à la parole, c’est prendre en considération la valeur énonciative du discours dans la mesure où celui-ci équivaut à la parole.

Bien que d’un point de vue théorique, la parole renvoie à une notion problématique, il est possible toutefois de retenir quelques propositions définitoires au profit de notre analyse. Il ressort donc que la parole assimilée au discours qui en est le synonyme est avant tout acte d’énonciation270. Comme le souligne Pierre Van Den Heuvel271 qui a remarquablement fait le point sur cette question théorique : « si dans la communication écrite, l’énonciation ne saurait s’étudier que dans l’énoncé » , il reste que la parole se définit d’abord en tant qu’« acte de produire un énoncé » , qu’est l’énonciation, et « la réalisation de cet acte » que recouvre l’énoncé272 .

Ajoutons aussi que : « le disours est dans tout récit » 273. Chez Gérard Genette, le discours équivaut à l’énonciation et à la narration comme « ‘acte narratif producteur’ »274 . Tenant compte « d’une narrativisation de l’énonciation » dans le texte littéraire, l’approche poétique met, entre autres, l’accent sur la narration conçue comme acte producteur, dans une « infrastructure discursive » où, sans doute se manifeste la force de la parole.

Or, nous avons vu que dans la narration même, telle qu’elle est pratiquée chez Khaïr-Eddine, peut être détectée la présence de la parole. Précédemment, nous avons relevé l’émergence et la prédominance du discursif et du narratif, comme mode privilégié de l’énonciation, moins que la construction d’une fiction traditionnelle.

A l’instar de la ville qui est pour la population « ‘le berceau de sa civilisation et la matrice où se formera son histoire’ » (p.15), le récit d’Agadir est ce creuset d’histoires individuelles et collectives – « ‘Aux souvenirs de la famille se mêlent des parcelles de mosaïque ou de carreaux, des rideaux et des serrures retrouvées’ » (p.15) - imbriquées les unes dans les autres et que le narrateur fait siennes en y mêlant sa propre vie. Il y puise aussi son quotidien dans cet espace à la fois matrice, notamment pour la narration, berceau et tombeau qu’est la ville anéantie dont le narrateur découvre la réalité et que le texte déterre. Les actes d’énonciation sont ainsi multipliés notamment par l’enchâssement des récits275 qui introduisent différents niveaux narratifs.

Dans Agadir , le narrateur se retrouve au coeur d’un conflit de paroles diverses et même totalement contradictoires. Il est assailli par des mots, des messages, des ordres, ceux de l’Autorité, mais aussi par des lettres qui sont des requêtes ou encore des lettres de menace, émanant des rescapés. Tous ces messages reçus par le narrateur, quelle que soit leur teneur, « matérialisent » les autres « personnages » du récit, les rendent présents.

Ils nourrissent le texte qui devient alors grouillement de micro-récits à partir de ces lettres qui racontent des morceaux d’histoire et des bribes de vie : « ‘Celui qui m’écrit là menace de m’abattre si je ne lui retrouve pas l’emplacement exact de sa maison. Il dit (. . . ) mais il ne sait plus (. . . ) Il dit aussi (. . . ) Il ajoute (. . . ) qu’il n’a pas d’adresse mais que je pourrai le voir, non, qu’il viendra me voir quand il aura la certitude que je partage son malheur. Et, dans un post-scriptum de trois feuillets, il me décrit ce qu’était son existence avant la catastrophe, il me parle de sa maîtresse, de sa gazelle (. . . ) une gazelle, dit-il, qui savait ce que je lui disais (. . . ) mais de vous je ne puis rien dire pour le moment (. . . ) oui, monsieur (. . . ) je ne sais plus qui l’a dit mais je l’approuve (. . . ) Ici s’achève sa requête. Je me dis, Cette affaire ne nécessite pas un dossier ; je conserverai la lettre par devers moi, entre mes papiers personnels. (. . . ) Je vois les autres requêtes. Pas intéressantes, mais très émouvantes. Des descriptions sans analogie mais toutes reliées par un fil intrinsèque, disons un même motif. (. . . ) Mais n’est-il pas temps de penser à moi ? ’» (Agadir , p. 19) .

Nous comprenons de tout ce passage relatif «aux requêtes» des rescapés de la catastrophe que l’essentiel réside sans doute dans cette parole adressée au narrateur où l’écriture semble sous-tendue par un effort de création d’espaces multiples, de respiration, en quoi, elle engage le corps, rejoignant à la fois l’objectif avoué même dans sa remise en question : « ‘Ecrire à mon chef direct ; lui signaler le peu de chances que j’ai de redonner vie aux gens d’ici. Je ne suis pas le Bon Dieu. Ce sont des hommes traumatisés’. » (Agadir, p. 12) et ce qui constitue un élément important autour duquel s’organise le récit : « ‘Mais je sens nettement la présence souterraine d’un cadavre de ville. ’» (Agadir , p. 13) .

‘ « Dans le discours textuel, l’écriture est vue comme une parole , comme une praxis semblable à celle de l’oralité, comme une activité qui laisse dans le texte des traces qui réfèrent à l’énonciation, à une situation de communication donnée qu’on cherche à reconstruire afin de mieux dégager l’intention du texte (. . . ) Celui-ci est maintenant considéré comme le résultat visible d’un acte d’énonciation qui procède à « une mise en discours » au moyen de l’écriture, à une textualisation du discours sous une forme élaborée » 276. ’

S’écartant de tout propos linéaire et cernable, la narration grouille de mille et un dires, produisant une myriade de micro-récits, donnant d’entrée de jeu la mesure d’un univers scriptural foisonnant du fait même de la présence de l’activité de la parole. Ce grouillement de mots, d’images, de situations, de « personnages » pronominaux obéit au phénomène de la métamorphose à l’instar de ce « roi changé en socialiste » qui rappelle le « Bon Dieu » dans Moi l’aigre . Comme dans Histoire d’un Bon Dieu , un potentat est en lutte avec les autres et, surtout avec lui-même, remettant en question son propre absolutisme, le tout annonçant d’entrée de jeu, une profusion narrative.

Toutefois, il s’avère que l’écriture elle-même est atteinte par la charge explosive qu’elle produit ; déchiquetée par sa propre violence, elle éclate avec sa cible. Malgré quelques efforts de continuité, l’histoire du « Vieux » dans Moi l’aigre ne peut décidément pas s’élaborer en dehors d’un enchevêtrement textuel277 qui oblige à un travail de repérage. Notons que la relation de cette histoire dévie systématiquement vers l’histoire nationale du Maroc, (p. 135-139) ou régionale, celle des Berbères du sud. C’est un procédé récurrent dans l’oeuvre qui va dans le sens du débordement de la narration travaillée par l’ivresse de la parole.

Or, il semblerait que ce soit l’impossibilité même, par exemple, celle du « voyage manqué » dans Une odeur de mantèque (p. 18) qui participe au processus de génération du texte, secrétant le récit qui prolifère ainsi en une reproduction infinie de lui-même. Le texte fonctionne alors comme « machine à conter »278, les personnages, si tant est qu’il y en ait, n’ont de raison d’être que par ce qu’ils peuvent raconter. C’est ainsi que le « Supervieux » est celui par qui le récit advient lorsque l’arrivée au paradis vient circonscrire un parcours - celui du « Vieux » et du « Supervieux » et du récit premier - qui bute sur un espace hallucinant à la fois de réalisation des désirs mais aussi de mort : « ‘chambre incrustée (ou excavée ? ) (. . . ) Aux murs étaient suspendues au bout de fils invisibles des flûtes et des têtes d’hommes souriant dans l’ultime rot où la mort les avait surpris. ’» (p. 42) .

Aussi, face à cette mort toujours menaçante du point de vue de la parole et dans le comble du désir, la parole qui surgit - en l’occurrence celle du « Supervieux » ne peut être que «‘ chant que jamais oreille humaine n’ouït ’» (Une odeur de mantèque , p. 42) . Ce dire inouï s’énonce dans une confusion qui accroît le mystère de son sens. En effet, ce récit dans le récit brouille davantage l’avancée déjà laborieuse du texte, par son énoncé insolite et l’éclatement de l’énonciation. Celle-ci puise son dynamisme dans le dialogue qui surgit çà et là, tantôt entre « l’homme » et « la femme », tantôt entre « l’enfant » et « la mère » mais aussi entre «moi » et « tu » (Une odeur de mantèque , p. 45-49) à travers ce qui semble constituer une apostrophe au lecteur rendant plus confuse l’énonciation de cette parole inouïe.

Annonçant un rêve (Une odeur de mantèque , p. 43) , elle se perd dans les méandres d’une diégèse morcelée entre « ‘une sorte de gouffre. Puis un nuage fuligineux. Un immense palais’. » (p. 44) et dominée par les thèmes de la traversée et de la mort. La femme, l’homme et l’enfant, protagonistes irréels de cette scène, que la parole seule matérialise, traversent en un voyage sans but, entre rêve et réalité, un espace paradoxalement réel, l’Espagne (p. 43) mais aussi gagné par l’imaginaire, lieu d’errance qui se révèle comme lieu de mort (Une odeur de mantèque , p. 43-44) .

De la mort surgit la vie, du néant de l’histoire, de « cette zone d’ombre investie par l’imaginaire » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 25) , de la mémoire blessée, de la mort de la légende, ressuscite le récit qui se déploie peu à peu, sous nos yeux de lecteurs, nous transformant aussi en auditeurs d’une polyphonie grandissante, rendant présentes les voix du récit surgies du silence de l’éternité.

Or, il apparaît que l’essentiel dans le récit qui chemine vers la figure légendaire d’Agoun’chich (p. 28) va consister à illustrer par la narration elle-même cet « instinct de mort et de survie » (p. 27) , caractéristique des ancêtres du Sud - dont Agoun’chich - et si proche de cet « amour de l’exil et de l’errance » , propre à tout berbère. S’ensuit une multiplication des récits, à l’instar des « descendants de Lahcène Oufoughine (qui) essaimèrent dans la vallée des Ammelns » (p. 26) et dans « ‘la sourde déflagration de l’enfer’ » (p. 27) , portée par les gènes de l’ancêtre et annonciatrice de « ‘la plus grande violence’ » (p. 27).

Nous retiendrons de cette multiplication de récits que le passé évoqué foisonne de vies à raconter, d’événements dignes de narration, que le narratif et le mythique s’inscrivent dans la vie de ce peuple glorieux, que, enfin, histoire, vie quotidienne et littérature ne forment qu’un, que l’imaginaire féconde la vie et l’histoire qui viennent le nourrir à leur tour.

L’écriture a alors un formidable pouvoir d’engendrement qui va se manifester notamment par la référence à toute forme de narration relative à ces héros légendaires que sont les « desperados » et autres « bandits d’honneur » peu « préoccupés de leur légende » (p. 28) mais qui inspireront « la chronique locale » (p. 28) - de tradition orale - et susciteront de la part du narrateur une comparaison avec « les drames shakespeariens » (p. 28) . Le récit semble naître de l’évocation de faits de violence, de combat et de mort, de cette « sourde déflagration de l’enfer » évoquée plus haut.

C’est pourquoi la parole démultipliée va mimer le processus de transformation évoqué plus haut. Essaimant à l’instar des descendants de Lahcène Oufoughine (p. 26) , des micro-récits vont former un véritable vivier dans lequel va se déployer le grand discours de l’oralité. Cette multiplication de récits témoigne d’un plaisir certain de raconter. Avançons ici que l’acte de parole, moteur de la narration, est détourné du code au profit du corps, sous la pression du désir, faisant de la narration un plaisir corporel- rejoignant sans doute le plaisir de bouche en oralité - . Le livre tout entier fourmille de personnages qui par leur apparition suscitent un récit dans le récit. Todorov279 a montré que le procédé d’enchâssements - à l’oeuvre dans ce monument de la culture orale que sont Les Mille et une nuits - consacre l’acte de raconter comme acte vital. Ceci traduit une sorte d’ivresse de la parole, pose le récit en devenir tout en révélant un procédé propre à la poétique de l’oralité.

Ici, la référence au passé de la parole orale vise à restituer celle-ci dans son fonctionnement et dans une dynamique. C’est pourquoi, la parole est chez Khaïr-Eddine multiforme et en incessante métamorphose . Ainsi, la structure narrative du chapitre (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 26 à 47) dans lequel Agoun’chich va surgir, est marquée par une prolifération de micro-récits. Outre, celui de Lahcène Oufoughine et de sa descendance divisée par un adultère (p. 26-28) , le tableau des desperados (p. 28) amène celui d’Agoun’chich qui sera entrecoupé par de nombreuses incises.

Celles-ci évoquent l’opposition, dans l’imaginaire populaire, entre la licorne maléfique et la jument divine (p. 30), introduisent l’histoire de la famille « ‘spécialisée dans la récolte du venin’ » (p. 33) , établissent des comparaisons entre la vie d’Agoun’chich, faite de foi et de combat et celle des prophètes (p. 35) ou encore celle des saints : « ‘Leur destinée le fascinait ; ils étaient comme lui d’éternels errants’. » (p. 36) . L’histoire du saint Sidi Hmad Ou Moussa n’Tzerwalt et de sa mère (p. 36-39) permet à la narration de convoquer une figure récurrente dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine et de réactiver l’un de ses thèmes majeurs.

La narration surgit à partir de chaque détail, chaque fait de vie. La parole reste liée à certaines atmosphères, se libère peu à peu de ses entraves à travers l’écriture. Le récit suit le rythme de ce cheminement. Ceci n’est pas sans rapport avec le propos même de Légende et vie d’Agoun’chich , et sans doute de l’oeuvre tout entière, qui est d’établir ou de retrouver une forme de relation entre les êtres et les choses dans laquelle le processus de la création est en jeu. Il s’agirait de la captation d’une énergie par et dans l’acte de narrer.

La multiplication notoire des micro-récits qui constituent autant de digressions, de bonds de la parole, définitoires de l’oralité en acte, donne une impression d’immédiateté et de présence de la parole, cherchant à restituer « ‘le discours immédiat émancipé de tout patronage narratif’ »280.

Cette multiplication est aussi à l’origine de ce jeu polyphonique dans Légende et vie d’Agoun’chich faisant que le livre est plus dit qu’écrit. Les personnages de la légende sont aussi des êtres vivants auxquels la parole en circulation donne une consistance et une présence. La voix de la légende revitalisée est porteuse de mille et une voix. En témoigne la multiplication des récits que suscite l’apparition des divers personnages qui traversent l’espace scriptural. Si la valeur guerrière est exaltée dans Légende et vie d’Agoun’chich , son exaltation opère dans la séduction du verbe et l’exacerbation du désir narratif.

Significative cette continuité de la parole d’un texte à l’autre, confirmant qu’ils sont traversés par un dire identique ! Perpétuation de la parole qui s’oppose aux ruptures exprimées par ces textes, que ce soit au niveau même de l’écriture : éclatement du texte, dispersion des signes, ou de la violente guerre déclarée au verbe sacral et univoque !

Toutefois, si la volonté et le désir de continuer ce type de parole dans l’écriture ne fait aucun doute, une angoisse qui justifie l’ivresse, saisit tous les textes abordés ici, celle d’être dépossédé de l’acte d’énonciation. Chaque texte procède en effet du manque et de la privation de la parole ainsi que de la hantise de sa perte. Rappelons la suspension fréquente du discours qui intervient dans la trame de celui-ci comme sorte de « ‘scansion pour précipiter les moments concluants ’»281 .

Dans cette précipitation, la valeur de parole est en jeu. C’est dire que la parole se trouve constamment liée à la violence et à la mort. De ce point de vue, la situation exposée dans Le déterreur nous semble très significative du danger de mort qui menace la parole ; celle-ci rejoint le silence sous tous les aspects qu’il peut revêtir, le silence par rapport auquel la parole prend toute sa valeur, sans doute, qui claustre le mangeur de cadavres dans son corps/tour/prison, et qui a sans cesse les relents de la mort.

Du fait même de son caractère mythique, ce « bouffeur de cadavres » qu’est le narrateur, est « un homme-récit »282 , en tant que tel, il est en quelque sorte sommé de se raconter : « ‘Et ils m’ont longuement questionné. Mais voilà ce que j’ai répondu au procureur de Dieu et du roi qui m’ont déjà condamné à mort. » (p. 9) . « L’homme n’est qu’un récit ; dès que le récit n’est plus nécessaire, il peut mourir. ’»283 Le personnage du déterreur va mourir à la dernière page du livre de/dans l’absence de récit ; le récit-vie qui précède, laisse alors place au non-récit-mort. Parole testamentaire, puisque dernière, que ce récit de la vie et de la mort de ce « bouffeur de cadavres » qui tente de convaincre - Khatibi dirait de séduire - dans un ultime récit. Le personnage apparaît ainsi comme « une histoire virtuelle qui est l’histoire de sa vie » , son action étant de dire, de raconter.

Si la narration en tant que telle témoigne de la valorisation de la parole en acte, si la prolifération narrative, à travers celle des récits, consacre l’acte de narrer avant tout comme acte d’énonciation hautement valorisé, elles permettent l’une et l’autre de dire qu’à travers elles, c’est la perpétuation, la sauvegarde de la parole qui sont ici en jeu.

Il nous semble que cette préservation de la parole va d’abord s’effectuer par tout un travail sur la matérialité de la langue, à travers laquelle la parole s’accomplit. Le jeu sur la graphie, la typographie, sur les sonorités et les mots, ou encore sur la ponctuation, comme nous l’avons vu, tend à faire surgir la voix à travers le mot et confirment les multiples tentatives de restitution de la parole comme acte vivant.

Histoire d’un bon Dieu présente l’exemple même d’une pratique courante chez Khaïr-Eddine où le jeu graphique, typographique, sert à introduire différents niveaux énonciatifs, c’est le cas du corps italique utilisé tantôt pour présenter, décrire, mettre en scène - ce sont les didascalies au théâtre - tantôt à faire émerger différentes paroles dans le champ scriptural, semant ainsi la confusion.

Ainsi, tout le passage (p. 138 à 147) joue des caractères en italique et en standard à divers niveaux, tous porteurs d’un type de parole : parole du «dramaturge» dans la didascalie en italique : « ‘L’homme, vêtu d’une toile de lin marron, s’en va derrière un immeuble lézardé, probablement inhabité. Il se retourne de temps en temps, s’arrête encore un moment face au mur de l’immeuble, le temps d’uriner, puis contourne l’édifice et revient à sa place initiale .’ » (Histoire d’un bon Dieu , p. 138-139) .

Celle de « L’homme » ainsi mit en scène, mêle le corps standard et l’italique : « ‘Je ne sais pas qui je peux bien être. Peut-être le messie soi-même. En chair et en os. Peut-être autre chose (. . . ) mais sûrement pas un homme comme vous. Un crocodile par conséquent. ’» (p. 139) . Est-ce la même voix ? Le corps italique ne figure-t-il pas ici le surgissement d’une autre voix ; celle qui émet l’énoncé suivant en italique dont on ne saurait dire s’il constitue une didascalie ou tout simplement le monologue de quelqu’un qui dit ‘« je » : « La foule ? Non, il n’y a pas de foule. L’homme parle tout seul. Oui, comme moi, l’autre jour je parlais tout seul en marchant, pas très fort, mais assez distinctement pour qu’un autre passant puisse m’entendre. L’homme est assis sur une pile de journaux. Il fume, crache, se nettoie les narines avec les doigts.’ » (Histoire d’un bon Dieu , p. 139) ?

Changeant ainsi de corps typographique et de corps physique d’émanation, dirions-nous, cette parole se déploie en un monologue incessant, alternant ses énonciateurs. Dans le même passage (Histoire d’un bon Dieu , p. 139-141) , elle revient à «L’homme » , sans doute, sous la forme d’un monologue transcrit en corps standard, entrecoupé par une incise en italique : « ‘L’homme s’en va de nouveau, feint de revenir, reste debout un instant .’ » (p. 140) . Or, il est à chaque fois question de la parole en marche, à l’instar de son énonciateur, de l’errance de la parole en quête d’une écoute et d’un statut.

C’est dans ce contexte qu’intervient après un blanc le passage en italique sur la ville (Histoire d’un bon Dieu , p. 141-142) , nouvelle séquence, mise en scène du chaos qui marque le tissu textuel par sa typographie particulière en italique, par son caractère descriptif et aussi par son rôle d’indicateur scénique puisqu’elle situe un décor et se présente typographiquement comme d’autres passages introduisant des scénettes.

En fait, il s’agirait plutôt d’un non-décor car l’espace décrit est celui du désastre, de l’échec et de la désolation à travers l’écriture de l’anéantissement de la ville. Il est annonciateur d’une parole elle-même en ruines, le monologue de cet homme déjà présent dans la scénette précédente, interrompu par de nouvelles incises didascaliques (p. 143) avant que ne s’instaure un dialogue entre « LE PASSANT » et « L’HOMME »284 (p.143-146). Ce dialogue tourne court, comme s’il s’avérait impossible, replongeant « L’HOMME » dans son monologue.

N’est-ce pas un monologue à deux voix qui se poursuivrait ainsi dans le passage suivant (Histoire d’un bon Dieu , p. 147) , en italique, dans lequel un « je » déclare « ‘Disons que je suis deux »’ ? La parole en italique de ce « je » qui se dédouble, traduit dans le jeu typographique ce dédoublement, à moins que ce ne soit une échappée, comme le dit « je » qui prend la parole dans un autre corps typographique : « ‘Je vais en venir aux faits. Mais je m’échapperai encore et ça ne fait rien, je le dis d’avance. (. . . ) Mais je ne crois pas en mes paroles et je crains fort d’être induit en erreur. (. . . ) C’est moi qui suis en jeu maintenant.’ » (Histoire d’un bon Dieu , p. 147-149) .

Histoire d’un bon Dieu montre comment la matérialité de la langue permet tout un jeu en rapport avec la manifestation de la parole. C’est l’oeuvre tout entière qui tente par divers moyens, en l’occurrence la typographie, de matérialiser en quelque sorte la production de la parole, même lorsque celle-ci n’est pas nécessairement discours rapporté dans l’écriture.

En effet, le passage en italique (Histoire d’un bon Dieu , p. 141-142) sur la ville, qui se présente à première vue, comme une description, contient lui aussi quelques signes qui cherchent à manifester, à travers le descriptif, la présence d’un acte énonciatif, producteur d’une parole qui s’inscrit dans le vivant : « ‘(. . . ) Il n’y a qu’un courant de lumière et d’air qui malaxe toutes les masses, les laisse enfin tomber puis les rattrape avant qu’elles n’aient pu toucher le sol. Le sol ? Oui, il y a un sol. (. . . ) Il y a ce sol qui connut tant de dégénérescence. Non la sienne. Si, peut-être ; autrement dit, et pour de vrai celle des autres êtres (. . . ) La ville a cessé de tomber. La ville ?’ » (p. 141-142) .

La construction même de ce passage de référence, dans lequel le descriptif bascule dans le narratif : « ‘On a tout vu. (. . . ) Et, peu à peu, nous sommes arrivés, (. . . ) Mais nous avons pris notre dose de criminalité héréditaire. Nous nous vendons en sachets (. . . )’ » (Histoire d’un bon Dieu , p. 142) , renforce la tentative de l’écriture de se faire production de parole, de donner voix à l’écriture.

Le jeu sur les signes, le travail sur la matérialité de la langue permettent ainsi d’inscrire le processus dynamique de la parole dans l’espace de l’écriture. Ainsi, l’écrit de la « BANDEROLE I » (p. 42) dans Moi l’aigre , sorte de personnage sans voix, anonyme et collectif, constitue une parole dont l’ampleur est rendue par les caractères d’imprimerie et s’inscrit comme un dire rebelle à l’interdiction royale : « griffonne, mange tes crayons » (p. 42) . On ne manquera pas de noter l’opposition préliminaire entre deux types de parole, l’une de feu et de sang, associée au caché, à l’ombre et à la mort, agissant dans les coulisses du pouvoir, l’autre qui met en lumière un dire occulté et réprimé qui tente de s’exprimer et de dénoncer le pouvoir qui le menace et auquel il s’oppose. La suite de cette séquence théâtrale dans laquelle se déploie cette banderole, développe à travers une série de « MOUVEMENTS » (p. 43) cette problématique de la parole et du sens posée d’entrée de jeu.

Plus loin, la scène (Moi l’aigre , p. 103) éclaire l’écrit contestataire, celui de la « BANDEROLE II » qui dit dans son enflure typographique l’urgence et la violence d’une parole en colère, revendiquée par « je » , et à laquelle la voix du « CHOeUR » donne une résonance face au dire du « ROI » qui surgit une dernière fois de la coulisse pour s’imposer : « ‘Ma parole est un maillon de chaîne/Vous devriez vous rendre compte que cette leçon/est grammaticale (. . . )/Pas de démocratie dans un pays d’écriture primaire/c’est tout un peuple qu’il faut kidnapper ! ’» (p. 105) .

Nous avons considéré dans les propos précédents, comment le jeu graphique, typographique participe de cette tentative de l’écriture de se faire restitution de la parole comme exercice vivant. A son tour, la forme poétique du langage va intervenir dans cet effort scriptural pour rendre le procès dynamique de la parole. Histoire d’un bon Dieu , ici texte de référence à tous points de vue, en offre l’exemple. Chaque nouvelle dérive du récit donne lieu à un fragment textuel dont celui qui adopte la forme poétique pour exprimer l’effritement de la parole et la douleur de l’être.

La disposition strophique de l’énoncé (p. 180-181) , une prosodie qui, même si elle n’obéit pas à une métrique rigoureuse et classique, retrouve un rythme poétique fait de régularité et de discordance, jouant sur l’ordre sonore du langage, sont constitutifs de la forme poétique de ce dernier : « ‘innommée structure triturée des trilobites’ » (Histoire d’un bon Dieu , p. 180) ou encore « ‘d’un coran ictère (. . .) /du roi craquant (. . . )’ » (p. 181) .

L’écriture poétique de « la guérilla linguistique » s’appuie sur les sonorités qui semblent fonder les structures et aussi sur le registre lyrique, un lyrisme violent, rappelons-le, dans lequel le discours est haché en affirmations brèves, marqué par les coupes d’exclamations, ponctué d’expressions impératives, constitué en séries cumulatives discontinues. La plupart du temps, les verbes s’éclipsent, il n’y a plus de phrases mais une explosion d’éléments nominaux, de mots libérés dont la valeur sonore tend à souligner le lien physique entre son et langage que concrétise justement la poésie.

L’écart propre au langage littéraire en général et au langage poétique en particulier, qui se manifeste à travers toutes les anomalies, suggérées par la démultiplication : ‘« triturée des trilobites (. . . ) l’absence bicéphale »’ (Histoire d’un bon Dieu , p. 180-181) et traduites au niveau syntaxique, sémantique, sonore et rythmique, cet écart est porteur de cette absence que l’accumulation des termes qui l’indiquent rend plus béante : « ‘innommée structure triturée des trilobites/et grand erg dont ma parole porte le mythe/mais suis-je encore absente du périple /(. . . )/et comme l’absence bicéphale/(. . . )/chante dans ma cargaison’ » . (Histoire d’un bon Dieu , p. 180-181) . L’écart/éclatement disent aussi la douleur de la parole qui ne peut être que dans cette perte d’elle-même. Ajoutons que de ce point de vue, la forme poétique et le corps italique qui la porte, suggèrent au niveau visuel, un repli sur soi, une obscure intériorité douloureuse jusqu’au délire, dans laquelle le récit tout entier semble plonger.

Rythme, sonorités, tonalité et structure du langage sont constitutifs du poétique dans lequel la forme prend le pas sur le contenu, tirant sa valeur expressive de ce qu’elle restitue et traduit du vécu. Le signifiant mettant en avant toute son importance, il se dégage ici la valeur langagière, énonciative de cet acte poétique, fondant aussi une oeuvre de communication. Ici la poésie se révèle comme une toute autre expérience temporelle, spatiale, sensorielle et surtout, ce qui nous intéresse ici, comme expérience de parole menant vers « la cosmogonie d’une parole » (Soleil arachnide , p. 60) . Le texte polymorphe y puise un nouvel éclatement de lui-même : ‘« j’ai décortiqué le grain des grammaires/hybrides de l’arbre’ » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 181), le poème tente d’énoncer l’« innommée » et cette « parole (qui)porte le mythe » (Histoire d’un Bon Dieu, p. 180) , s’interrogeant : ‘« mais suis-je encore absente du périple ’» (Histoire d’un Bon Dieu , p. 180) .

Dans cette expérience, « ‘la langue tend à l’immédiateté, à une transparence moins du sens que de son être propre de langage, hors de toute ordonnance scriptible’. »285. La forme mime la parole qui se fait agir : « ‘je jette des fougères aux marnes réprimées je tempête/j’allume l’Afrique j’arachnide je mite/ma neige alcoolique et ma cupule/je trouve ma peau sous le ciel décrié je fais/intervenir/le noir. /j’allume/des pestes belles comme vos femmes/ (. . . ) /et j’entre pygmée seul au pire des stégomyies/ (. . . ) /debout/ai-je dit/ (. . . ) /je m’insurge (. . . )’ » (Soleil arachnide , p. 102-103) . Flux verbal et temporel, la parole portée par la poésie devient mouvement, marche :

« Terre à jamais termitée onctueuse errant
sur
mon dos l’ondoiement des éclairs qui
aigrissent
la musique en cheville. »
(Ce Maroc ! , p. 43) .

La poésie, le verbe sont corps et pensée. « ‘Pensée et poésie sont, en soi, le parler initial, essentiel, et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme.’ »286.

Naissant des profondeurs les plus enfouies, les plus obscures, dans le creux et le secret de ce qui n’est pas encore ni mot, ni même image mais inspiration, la parole poétique, alors surgissement venant du corps lui-même, tente de s’inscrire dans une écriture qui ne trahisse pas « la corporéité des mots » 287 :

« ô ma gorge en pente comme un vieux chemin
me voilà parmi la meute riante et chaude
d’autres naissances où luisent le long du cou
des lucioles non buvables me voilà
stipe et miel vociférant par un silence
trop clair et aussi tripes de l’abîme (. . . )
meurs mon cerveau meurs j’ai besoin de poésie (. . . )
poésie seule au coeur des peuples tapis
sous les gravats virides de ma conscience
il pleut encore il se peut cette fois qu’une terre
apparaisse velue sous ma peau cuite
elles sont tellement lourdes les lèpres du monde
souterrain
poésie ma liberté mon pain de soleils vibrants
jour après jour me voici dessin d’autres flammes
léchez vos orteils aigus femelles mordez
ma chair de poète volaille inqualifiable (. . . ) »
(Soleil arachnide , p. 59) .

S’adressant à la mémoire, la parole poétique est le lieu de rassemblement et de réunion de stratifications multiples, renvoyant à l’être de la langue qui semble bien constituer un lieu d’origine pour Khaïr-Eddine, comme en témoigne cette citation de Soleil arachnide .

S’élevant de ce lieu intérieur, dans Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , le verbe se fait alors poésie, lumière et élévation baudelairienne, où les images lumineuses et aériennes effacent celles, marines et utérines qui dominent l’ensemble du texte, libérant une parole régénératrice du « je «  qui y puise désormais sa force vitale : « ‘Tu peux maintenant t’élever au-dessus du sol, tu as réintégré cette goutte de lumière qui peut à elle seule donner lieu à des complexes infinitésimaux d’univers parallèles.’ » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 45) .

Baignée de lumière, la fin de ce passage marque une sorte d’apothéose, d’élan vital et créateur auquel conduit le lent et difficile processus de la création poétique : « ‘Je m’élevai (. . .) j’étais partout à la fois, je voyais tout, même l’Outre-Monde. Aucune masse ne pouvait se soustraire à ma clairvoyance, ni un monde se dérober à mon foudroiement. ’» (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 45) . Alors que la parole était jusque là entravée dans les masses utérines et marines en tant que parole du corps - tandis que l’aérien est parole de l’Esprit débarrassé des « instincts » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p.45) - elle atteint ici, dans l’espace des masses aériennes, un degré de puissance, un stade symbolique, révélant le moi à lui-même dans son auto-engendrement : « ‘De moi saillaient en même temps les vraies couleurs de la vie et cet or jaune que la mort édifie en rempart contre les ultra-sons dont je la bombardais inlassablement. ’» (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 45) .

Dans le déploiement du récit d’Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , cet extrait montre comment dans l’enchaînement sans fin des séquences, hors narration, la poésie, jaillissement verbal, discursif, est mise en oeuvre de formes qui portent en elles-mêmes les significations produites par ce jaillissement. « Le « sens » est ici direction, vecteur, plus qu’aboutissement »288 . Rappelons que ce passage se poursuit dans un retour, en fin de séquence, au texte, à l’intertexte donc à l’oeuvre en train de se faire : ‘« (. . . ) nous irons ailleurs, nous verrons d’autres formes de vie dans ces mondes où jamais l’homme n’entrera. N’as-tu pas parlé une fois d’un certain nuage de gaz solidifié ? »’ (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 46) faisant référence aux ultimes propos du Déterreur .

Ainsi, la parole poétique s’élève à chaque fois d’une intériorité, Soleil arachnide le montre dès le premier poème, en mettant en place la symbolique qui donne le titre même du recueil. Cette parole poétique surgit « d’un excès d’existence »289 qui peut se révéler manque, vide, « nulle cause pour vivre » (Soleil arachnide , p. 80) . De ce point de vue, c’est sans doute le poème « Nausée noire » qui concrétise ce lieu de surgissement du poème :

« je vais aveuglément mais plus intense (. . . )
absent de bruits
presque ininterrompu (. . . )
je recommencerai à zéro s’il le faut (. . . )
je suis le sang noir
d’une terre et d’un peuple sur lesquels vous marchez
il est temps
le temps où le fleuve crie pour avoir trop porté (. . . )
mon passé surgi du plomb qui l’a brisé (. . . )
nous rampons unanimes vers l’arbre qui vacille
pour recevoir la der-
nière goutte de ton sang noir
et donner au futur le fruit le plus
étrange
qui parle dans la bouche
de milliers d’innocents morts dans notre sang noir » (Soleil arachnide , p. 80-86) .

Le poème est aussi porté par le mouvement de la parole poétique : « syllabe par syllabe je construis mon nom » (Soleil arachnide , p. 87) .

Ici, la rencontre avec l’histoire modifie les règles de la langue du poète et si la poésie est toujours écart, anomalie, à travers elle, c’est bien une voix, la plupart du temps en état de fureur, qui parle dans la langue : ‘« mon langage y bute violet mon langage isthme’ ! » (Soleil arachnide , p. 103) . « ‘Le désir de la voix vive habite toute poésie, en exil dans l’écriture. Le poète est voix »290, : « on fit en sorte que ma voix ne soit plus qu’un tonnerre » (Soleil arachnide , p. 114) . « Toute poésie aspire à se faire voix’ »291 , comme le suggère paradoxalement cette injonction : « ‘Bâillonnez-moi la poésie !’ » (Soleil arachnide , p. 26) .

Nous avons essayé de montrer comment « la guérilla linguistique » est chez Khaïr-Eddine, tentative de déjouer toute contrainte, aspirant à sortir du langage figé de l’écriture pour le restituer dans une présence. Dans son jaillissement premier, la poésie chez Khaïr-Eddine tend vers cette présence qui est justement celle de la parole en acte, renouant avec les formes de l’oralité :

« Je rejette
l’emphase pétillant d’or et de vipères
pour une fièvre
noire comme la pointe d’un sein (. . . )
pays pays je plie bagages
ceux qui ajoutent du noir
à leur cellule
me voient partir
pays pays où seule la terre
se souvient
et hurle
quelle terreur couve
sous ta colère (. . . ) »
Ce Maroc , « REJET » (p. 21-22) .

La poésie est ici non pas présence figée mais mouvement, interpellation, adresse et s’inscrit par ce dynamisme, certes travaillé par la révolte chez Khaïr-Eddine, dans la séparation, le refus et non pas l’adhésion. « ‘Dans l’écriture poétique, la langue figure le poète. L’écriture est au principe de l’éloignement d’une figuration de la langue (. . . ) Il ne peut y avoir que manifestation d’un écart de la langue et de l’écrit (. . . ) mouvement de translittération de la parole à l’écrit. ’» 292 . Du point de vue de l’oralité, l’écriture poétique serait la manifestation d’un trajet vers une origine que nous situerons pour l’heure au niveau de l’art de la parole et des valeurs de celle-ci. Il y aurait ainsi une parole inaugurale de l’être et du monde, l’épos293.

Dans l’invention et l’expérimentation singulières d’une histoire et d’une théorie de la poésie que fait le poète, s’effectue l’investissement progressif de l’écriture par l’oralité et se manifeste la quête d’une forme-sens qui unifierait la parole poétique, la voix qui fuse à travers celle-ci, le texte qu’elle déploie, l’énergie qui l’anime, la forme sonore qui l’amplifie. Perdant la monotonie qu’engendre la régularité, échappant aux normes formelles issues des pratiques de l’écriture traditionnelle, la parole poétique se construit de façon polymorphe. « l’affre âpre d’affres sourdes l’affre en salves » (Ce Maroc , p. 47) , ce premier vers fait résonner le texte intitulé « COMPLOT » , en un poème de la persécution obsessionnelle, rendue par le rythme sonore d’une parole à la fois harcelée et harcelante, notamment par les retours multipliés de sons identiques. Allitération, paronomase, anaphore constituent quelques exemples de figures de sonorité par lesquelles l’écriture poétique cherche à faire entendre l’écho sonore du langage : « ‘à ras du vent sur le versant dans ce rêve/dans ma joue dans ma voix chuchotée par le sabre/le grain s’insinue me martèle et soulève/la femme non eue giclée d’âpre cinabre’ » (Ce Maroc , « SIJILMASSA » , p. 34) .

La tentative consiste à subvertir un monde d’écriture par des pratiques propres à l’oralité. Le langage dans sa spontanéité manifeste un désir de communiquer et une volonté prédominante d’établir un contact immédiat et direct avec le lecteur, ainsi rêvé auditeur. Cette conception et cette pratique de l’écriture demeurent liées à la parole, au langage explicite formé dans et par le corps. En retraçant ainsi tout un mouvement du corps, instrument privilégié, l’écriture se fait tentative pour sauver la parole. Elle est aussi recherche d’équilibre.

L’écriture poétique est notamment le lieu où le signe, la parole, le souffle forment un tout :

« Sudique
que je crée par la pluie et les éboulis
que je transforme en lait nuptial pour des noces
de torrents
abrupte et seule face à la parole bouclée nouée
Sudique
m’émiettant en visages de pisé
dans tes circuits d’oiseaux parents des nostalgies (. . . )
tant tu m’emplis la narine et la bouche
de tes effluves de planète et de serpolet (. . . )
Sudique épelant
des noms de chemins et de fruits (. . . )
Sudique
percée d’oubli et de rocs violets
assaillies soudain par des troupes ferventes
de poèmes
qui font éclater chaque pierre sous mes pieds
quand mon corps bée (. . . )
Sudique attelée louve enragée à tes mamelles (. . . )
Sudique (. . . ) dans mon sang qui bat sans coeur »
(Ce Maroc , « sudique « , p. 29-33) .

Ici, la parole poétique, appel à la fois magique et tourmenté, formule la requête que le poète en exil adresse à «‘Ce Maroc » , en particulier, à cette terre qui « jamais ne fut plus belle (. . . ) lourde et transie (. . . ) sous mon absence’ » (Ce Maroc , p. 29) . Par la poésie, la parole appelle au surgissement des choses dans leur totalité, cherchant à les engendrer par le verbe poétique, à les créer présentes, rappelons toute la force symbolique du néologisme « sudique » dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine .

S’affirmant comme action et interaction, la parole poétique s’énonce à l’impératif : «‘ faites évacuer mon coeur/terre cancéreuse/visez mon front entre les rides/et regardez sous les ourlets/un autre déchiqueté qui ne parle plus. ’» (Ce Maroc , p. 15) , commande au temps : « ‘que le temps frappe de ses élytres/ceignant/vos peurs blanches/et vos lâchetés vomies par l’écorce !’ » (Ce Maroc , p. 22) . Elle serait ainsi le moteur du discours poétique en particulier et celui de l’écriture en général.

La parole en acte valorisée par les différents moyens que nous venons de signaler et partout présents dans l’oeuvre, nous intéresse ici parce qu’elle se pose plus en terme de procès qu’en terme de système. Elle met l’accent sur la valeur illocutoire du discours, promeut le langage mis en situation et soulève la question de l’interlocution. C’est la mise en avant de la dimension discursive qui caractérise cette présence de la parole que nous tentons de capter ici, dimension discursive certainement en lien avec le manque dans lequel s’origine la création et que nous analyserons plus loin dans son rapport au monde de l’oralité, dans sa dimension culturelle et identitaire.

Ainsi, la parole revêt ici un intérêt multiple, puisqu’elle apparaît aussi bien au niveau de l’expression que du contenu, du signifiant que du signifié, de la compétence que de la performance. L’étude des stratégies scripturales a éclairé l’énonciation chez Khaïr-Eddine comme procès dynamique qui cherche à s’inscrire dans le vivant. Le travail sur la matérialité de la langue dégage aussi la mise en place d’une « ‘organisation dialogique et dialectique’ »294 permettant de mettre en avant l’énonciation dans sa dimension interlocutive. La parole en acte constitue le langage comme action et comme interaction, disions-nous, or, cette mise en valeur de la parole en tant qu’acte induit la présence multiple de celui qui l’accomplit, comme tel et de celui qui s’y trouve impliqué. Comment ceci se manifeste-t-il dans l’écriture ?

Notes
268.

Nous avons essayé d’en faire la démonstration dans la 1e partie de

cette étude.

269.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 52.

270.

C’est notamment ce qui se dégage chez Bakhtine, dans la notion même

de «dialogisme» dont il est le «promoteur» .

271.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 21.

272.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 18.

273.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 27.

274.

Figures III . Paris : Seuil, coll. « Poétique » , 1972, p. 72.

275.

Procédé qui renvoie à « l’oralité anthropologique » .

276.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 33.

277.

Comme le montre le passage (p. 133-145) .

278.

Change , « La machine à conter » . N°38, Paris : Seghers/Laffont,

1979.

279.

« Les hommes-récits : Les mille et une nuits » in Poétique de la prose.

Paris : Seuil, 1971, p. 33-46.

280.

Gérard GENETTE. Figures II. Paris : Seuil, coll. « Poétique » , p. 193.

281.

Jacques LACAN. Écrits I . op. cit. p. 128.

282.

Comme Shéhérazade, la narratrice sur laquelle pèse aussi une

menace de mort. Nous renvoyons au sujet de cette problématique

de la parole-récit et de la mort à l’intervention de Abdelkébir

KHATIBI au colloque sur la Séduction . Bruxelles, du 30 novembre

au 2 décembre 1979, tirage hors commerce : De la mille et troisième

nuit .

283.

Tzvetan TODOROV. « Les hommes-récits : Les mille et une nuits » in

Poétique de la prose. op. cit.

284.

Ainsi écrit dans le texte.

285.

Paul ZUMTHOR.Introduction à la poésie orale , op. cit. p. 127.

286.

Michel LEDOUX. Corps et création. Paris : Les Belles Lettres, coll.

« Confluents psychanalytiques » , 1992, p. 196.

287.

Michel LEDOUX. Ibid.

288.

Paul ZUMTHOR.Introduction à la poésie orale , op.cit. p. 127.

289.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 159.

290.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 160.

291.

Paul ZUMTHOR. ibid.

292.

Nabile FARES. La théorie anthropologique au Maghreb : Le cas de la

littérature maghrébine de langue française. Th. Et. Paris X, 1986, p.

206.

293.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 160.

294.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 24.