2) : Dramaturgie de la parole.

Introduire la force de la parole, c’est éclairer cette présence multiple, cette interaction communicationnelle, cette intersubjectivité en acte, qui est sans doute l’une des stratégies mises en place par l’écriture. Comment celle-ci procède-t-elle à la mise en scène de l’interlocution que suppose toute parole ?295 Cette nouvelle interrogation oriente notre propos vers la dimension dramatique de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, celle-ci se faisant l’écho d’une problématique qui s’articule autour de la parole.

Khaïr-Eddine a toujours placé le théâtre au coeur de ses préoccupations d’écrivain, y voyant sans doute un moyen de communication et d’échange, et ce, même s’il n’est jamais parvenu à concrétiser son rêve d’écrire et de monter un jour une pièce entière296 . C’est dire la particularité de la lumière que projettent sur l’ensemble de son activité scripturale cet intérêt et ce rêve focalisés sur la dramaturgie.

Dans une communication intitulée « ‘Historicité et théâtralité dans le roman moderne’ » , Khaïr-Eddine déclare « Si nous avons fait un parallèle entre le théâtre et le roman, c’est pour signifier que l’un ne va jamais sans l’autre et c’est pourquoi j’ai supprimé les frontières fictives qui existaient entre les deux genres. Dans la plupart de mes livres, le texte romanesque glisse insensiblement vers le théâtre et vice-versa» . Le théâtre est en effet partout présent dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine.

En accord avec la thèse de Abderrahmane Ajbour297 , nous pouvons avancer que le théâtre constitue une donnée fondamentale de son esthétique scripturale. Elle nous intéresse ici du point de vue de la problématique de la parole. Il nous semble que celle-ci revêt, dans l’écriture de Khaïr-Eddine, une théâtralité dont elle est à la fois l’instrument - puisque dans la plupart des textes où le théâtre surgit sous forme de scénettes, elle est mise en scène à travers le dialogue et parfois le monologue, - au service de cette théâtralité donc, et aussi, dans une certaine mesure, la finalité. Elle en constitue certainement l’enjeu.

La présence du théâtre chez Khaïr-Eddine est suffisamment récurrente pour qu’on s’arrête sur sa signification. Introduire le théâtre dans le texte littéraire, c’est vouloir jouer avec les différents niveaux d’énonciation que suppose le discours théâtral. Analyser la dimension théâtrale omniprésente dans l’oeuvre, ainsi que nous l’avons signalé à plusieurs reprises dans ce qui précède, conduit à considérer le mécanisme discursif qui conditionne en premier lieu le discours théâtral.

Or, l’écriture de Khaïr-Eddine va jouer sur l’ambiguïté de l’énonciation théâtrale. En effet, « ‘Le discours au théâtre est discours de qui ?’ », s’interroge Anne Ubersfeld : « ‘L’énonciation dans le théâtre est équivoque, contradiction, constitutive, féconde, inscrite dans le discours théâtral ’»298 . Celui-ci oblige à tenir compte de trois instances émettrices : l’auteur, le personnage et l’acteur ! Il introduit ainsi une dimension importante dans l’écriture de Khaïr-Eddine : la parole multiple et collective. « ‘Le discours théâtral est la plus belle démonstration du caractère non individuel de l’énonciation. La parole théâtrale va à l’encontre du projet de sauvetage du sujet de l’énonciation ’»299. Autrement dit, lorsque Khaïr-Eddine introduit du théâtre dans ses textes, il brouille encore plus l’énonciation déjà trouble par ailleurs !

‘« (. . . ) La distanciation théâtrale forme le principe même du regard. Elle est une plongée (. . . ) On s’y retrouve avec plaisir, on s’y redécouvre. Telle est par conséquent la fonction cardinale de l’écriture ! Le domaine infini et indéfini de l’intelligence évolue en dépit des freins écrits ou simplement gestuels qui opèrent dans l’ombre. Ce que le roman moderne nous invite à voir, c’est cette intelligence gestatoire.’ » 300. L’écriture de Khaïr-Eddine joue de cet art paradoxal, en même temps art du paradoxe qu’est le théâtre ? En effet, s’il constitue une production littéraire, un texte que l’écriture fixe, le théâtre se doit d’être aussi représentation concrète mais changeante.

Ce texte-représentation caractéristique du théâtre est en lui-même lieu de l’écart : « ‘S’il est juste et avéré que le théâtre écrit n’est pas sans une participation fondamentale de l’être dépoétisé le temps de son exercice, la leçon en est si évidente que le poème ainsi tracé, schématiquement le théâtre, entre dans ma peau qui en use en poussant sa substance à l’infini jusqu’à la décomposer complètement. ’» (Soleil arachnide, p. 106) . Si le texte est de l’ordre du poétique, la représentation est quant à elle immédiatement lisible. La scène scripturale que Khaïr-Eddine a toujours rêvée comme un théâtre vivant, matérialise « ‘l’Acte, le Mouvement à facettes, le Geste et la Parole comme une action matériellement possible, non comme un objet avec quoi on doit dialoguer. ’» (Moi l’aigre , p. 39-40) .

Ainsi, ses conditions d’énonciation déterminent le texte de théâtre301 . Le discours théâtral est alors à considérer du point de vue du mécanisme discursif qui le génère : ‘« Nous apprendrons ainsi que le théâtre est textuel et qu’il s’inscrit dans un ordre non métaphorique ou lyrique, quand bien même il s’agirait de la plus brûlante écriture, mais plus simplement continuateur d’une idée nette de théâtre fondée principalement sur le mouvement et la fréquence de la parole conquise dès lors qu’on s’est opposé au principe statique de son originalité reconnue ou aux autres dans ce qu’ils affichent de plus précaire et qui incommode et indigne avant de provoquer l’idée même de parole. »’ (Soleil arachnide , p. 106-107) .

C’est la représentation qui donne un sens au discours théâtral qui est fait pour être dit dans les conditions et le code de la représentation. Matérialisation de la parole, l’exercice pratique du théâtre donne à la parole ses conditions concrètes d’existence sans lesquelles le dialogue en tant que texte serait parole morte, non signifiante : « ‘C’est ce qui explique le fait qu’un acteur ou un simple diseur soit mû par des pulsations dont il ignore lui-même la signification originelle. ’» (Soleil arachnide , p. 106) .

‘« « Lire » le discours théâtral, c’est à défaut de la représentation, reconstituer imaginairement les conditions d’énonciation, qui seules permettent de promouvoir le sens ; tâche ambiguë, impossible à la rigueur.’ » 302 . Evoquant « ‘la surface » , « le blanc » , « la toile » , « le tracé » et « la ligne noire et incisive »’ (p. 39) , Moi l’aigre donne les éléments constitutifs du théâtre dans la conception de Khaïr-Eddine qui semblent bien être ceux de sa pratique scripturale.

Nous retenons que l’écriture, lieu du théâtre, forme le « support » ( p. 39) , «‘ la toile qui jusqu’ici n’aura été qu’un point d’appui imprimera aux formes qui l’envahissent un caractère mobile et un déplacement continuel, perceptible et calculable au coup d’oeil, de sorte qu’un lecteur n’aura qu’à regarder ou toucher du doigt telle ou telle figure pour connaître sa nature cachée. Il en sera ainsi de leur mobilité et des mutilations qu’elles sont censées provoquer ’» (Moi l’aigre , p. 40) .

Matière vivante et organique, l’écriture trouve dans le théâtre, les formes par lesquelles il la « ‘nourrit de ses infirmités (. . . ) (la) pense et (l’) organise’ » (p. 39) . Le théâtre introduit par là même sa dimension humaine et tragique car il est chargé de dire la mutilation et sans doute de la matérialiser dans l’écriture elle-même faite théâtre. L’écriture porte ainsi à imaginer l’être vivant qui porte les paroles théâtrales et les conditions d’énonciation, psychiques et matérielles de ces paroles.

Mouvement nomade et rebelle, l’écriture intraitable qui « déambule, se tortille jusqu’à déborder la place où elle opère » (Moi l’aigre , p. 39) est « multiplicité ramificatoire » (p. 39) , « ‘brutale et signifiante mais en même temps absente’ » (p. 39) . Cette approche de ce qui est exposé comme « le théâtre dans ce qu’il a de plus immédiatement prenant » (Moi l’aigre , p. 39) s’applique immanquablement à l’écriture organique à « regarder ou toucher du doigt » (Moi l’aigre , p. 40) . Le théâtre est donc le lieu où on peut lire une structure complexe de communication et entendre simultanément toutes les voix qui le constituent.

En effet, l’écriture de Khaïr-Eddine s’enrichit de la complexité de l’énonciation théâtrale. Deux couches textuelles sont présentes dans le texte théâtral : d’une part, l’auteur-scripteur qui constitue le sujet d’énonciation immédiat, comprenant l’ensemble des indications scéniques, noms de lieux, noms de personnages, ensemble que les spécialistes appellent didascalies303 et qui indiquent l’existence de ce procès de communication particulier qu’est la communication théâtrale et le code scénique qui détermine celle-ci ; d’autre part, l’ensemble des dialogues, y compris les monologues, ayant pour sujet d’énonciation médiat le personnage. Notons que le théâtre chez Khaïr-Eddine, en tant que lieu d’une parole non-individuelle mais plutôt collective, plurielle, rejoint l’oralité par cette dimension.

L’émergence du théâtre chez Khaïr-Eddine irait ainsi dans le sens « d’une amplification » de la parole car au théâtre « ‘le dialogue est un englobé à l’intérieur d’un englobant’ » 304 . Nous sommes ainsi du point de vue de l’écriture dans un triple procès de communication : le récit englobant la double énonciation du texte théâtral. Celle-ci donne lieu à un discours lié à l’auteur-scripteur et à un discours relatif au locuteur-personnage.

Ce double procès de communication produit une sorte d’enchâssement de la communication à l’intérieur d’une autre ; le premier procès prenant place dans le second. Le procédé rappelle dans une certaine mesure ce que nous avons déjà noté précédemment au niveau de l’enchâssement des récits. Cette mise en abîme de l’énonciation, du procès et de l’acte de communication tend, on l’a compris, à la valorisation de la parole. Si le théâtre est donc double procès de communication, il représente ainsi le type même de communication privilégiée par l’écriture de Khaïr-Eddine.

L’exemple le plus significatif serait sans doute celui de Moi l’aigre où prend place une pièce en XI « MOUVEMENTS » (p. 41-106) , comprenant un « PROLOGUE » et un « EPILOGUE » , ainsi que l’apparition, à la fin de la pièce, de « BANDEROLES » qui se déploient en paroles muettes. La présence du « CHOeUR » à partir de l’« EPILOGUE » donne à ce théâtre une résonance et une inspiration à la fois archaïques et antiques qui amplifient la dimension polyphonique du texte-représentation. Ce théâtre est une nouvelle revisitation de l’histoire qui tente de retrouver le sens de la parole laquelle semble être l’enjeu de cette mise en scène.

Celle-ci s’organise autour du personnage du « Roi » dont le verbe résonne comme première et dernière parole de ce théâtre de la dérision et de la dénonciation : « ‘Le roi parle dans la coulisse . (. . . ) Le roi continue de parler ’» (p. 41) . Le théâtre apparaît ainsi comme espace de divers langages : « ‘coups de feu, silence, bruissement, bruits de bottes, hurlements, gémissement, coup de canon’ » contribuent par leur réitération au niveau des indications scéniques à une dramatisation de la parole qui s’inscrit alors dans cet univers de violence et de mort.

C’est le langage des armes (p. 41) , mentionné à deux reprises dans le seul prologue, qui marque l’ouverture de ce passage théâtral où la parole du « Roi » occupe non pas le devant de la scène mais se fait entendre « dans la coulisse » (p. 41) et s’énonce d’emblée comme voix cachée, voix secrète, voix agissant dans la « pénombre » (p. 41) . L’autorité de cette voix royale, ainsi que son pouvoir sont révélés à travers l’association des « coups de feu » et de la voix.

Les injonctions royales sur fond de « coups de feu » et de « bruits de bottes » annoncent un théâtre où va se jouer la tragédie du pouvoir et de la parole : « Rendors-toi mon peuple, griffonne, mange tes crayons (. . . ) Je cherche pour toi, je suis toi. » (p. 42) . Cette ultime sommation royale toujours énoncée «dans la coulisse » s’oppose à la parole silencieuse, révélée par « la BANDEROLE I » (p. 42) qui se déploie, quant à elle, sur la scène et à la lumière, alors que la parole bruyante et violente du « Roi » reste dans la coulisse et la pénombre.

Dès lors, toute cette séquence théâtrale (Moi l’aigre , p. 41-106) qui occupe le coeur du récit constitue un lieu d’expression des ruptures, tout comme elle introduit une fracture au niveau formel du texte. Par la mise en scène de l’effondrement d’un ordre politique, du désordre socio-culturel qu’il suscite, la forme théâtrale que l’écriture privilégie ici, renvoie bien à ce que le texte annonce dans la séquence précédente, « ‘C’est le théâtre dans ce qu’il a de plus immédiatement prenant.’ » (p. 39) .

Aussi, cette scène ouverte au centre du récit apparaît-elle comme une béance mise à nu, à la fois comme dévoilement d’un espace fermé et inaccessible - celui du pouvoir livré comme corps en décomposition, à travers ses convulsions, ses monstruosités et ses interminables agonies - et comme blessure de la parole enchaînée.

Le théâtre tente de rendre cette dernière à « l’immédiateté » de la vie , à une présence renforcée par la prédominance du collectif - le choeur, les banderoles et les personnages anonymes - ; il permet ainsi la confrontation entre des dires dont la rencontre est rendue possible par le présupposé fondamental sur lequel le discours théâtral repose ‘« nous sommes au théâtre »’ , c’est-à-dire un espace : la scène, l’aire de jeu et un temps : celui de la représentation, déterminés.

Notons alors que dans le discours théâtral la fonction du scripteur est d’organiser les conditions d’émission d’une parole dont il nie en même temps être responsable : le «MOUVEMENT I » (Moi l’aigre , p. 43-48) met en scène « LE ROI» et « L’IMAM » à travers une caricature du pouvoir qui s’organise autour « d’un texte à l’envers » (p. 44) , rédigé par « L’IMAM » et prononcé par « LE ROI ». Cette dérision du verbe de pouvoir, ici théocratique, - « ‘Tu gouvernes avec l’écrit et la parole’ » (p. 47) - dénonce la falsification et la mystification. Les deux pouvoirs sont liés, celui qui détient l’un, détient l’autre. La scène plonge dans le « Noir. Silence » , le verbe royal s’étiolant en « monosyllabes beuh, taah. Grr . . . » (p. 48) , renvoyé une fois de plus « dans la coulisse » où il se transforme en «‘ hurlement effrayant semblable à celui d’une femme hystérique qui vient de jouir ’» (p. 48) .

Dans l’écriture de Khaïr-Eddine, la présence des conditions d’énonciation scéniques, concrètes, qui suivent le code de la représentation, suggère celle du metteur en scène que se veut le narrateur, exposant les conditions d’énonciation imaginaires, construites par la représentation. Cette parole de l’auteur-scripteur souligne les conditions d’énonciation particulières du discours théâtral : celles-ci « sont de deux ordres, les unes englobant les autres »305 et il semble que Khaïr-Eddine joue d’autant plus de cette imbrication, lorsqu’il fait intervenir sur la scène du théâtre les deux banderoles à l’écrit contestataire : « Lumière. Une banderole est déployée sur laquelle on peut lire . » (Moi l’aigre , p. 42) , annonçant la « BANDEROLE I » dans le « PROLOGUE » , « Lumière . » (p. 103) éclairant la « BANDEROLE II » dans l’« EPILOGUE » .

Ces indications qui englobent les didascalies proprement dites et tout ce qui a fonction de commande de la représentation, présentes dans le texte chez Khaïr-Eddine, tendent à montrer une situation de parole, « ‘à formuler les conditions d’exercice de cette parole’ »306. A travers la détermination d’une situation de communication des personnages, des conditions d’énonciation de leurs discours, la propre parole de l’auteur-scripteur, qu’est Khaïr-Eddine, tend non seulement à orienter le sens de la parole, celle des personnages mis en scène, en situation de parole, mais aussi, et c’est intéressant du point de vue de l’oralité, à constituer des messages en tant que tels «‘ exprimant le rapport entre les discours, et les possibilités ou impossibilités des rapports interhumains ’»307.

Chez Khaïr-Eddine, les exemples sont multiples où s’opère une mise en jeu de la parole par le théâtre : le message étant moins dans le discours tenu que dans le rapport entre les lieux et les conditions d’énonciation de la parole : que peut-on dire quand la parole est censurée, par exemple ? « ‘C’est la condition d’énonciation du discours qui constitue le message et donc s’inscrit dans le discours d’ensemble tenu par l’objet-théâtre à l’intention du spectateur. ’»308.

En se localisant dans la demeure-tanière, espace souterrain et terrien, l’écriture d’Agadir s’invente un théâtre, autre modalité d’expression du dire. Cet espace caché qui contient le drame intérieur, révélé par le séisme, devient lieu de mise en scène de la catastrophe. Il apparaît alors que ce qui prime au théâtre «‘ce n’est pas tant le discours des personnages que les conditions d’exercice de ce discours »’ 309 . Le théâtre dit non seulement une parole, mais surtout il semble beaucoup plus montrer comment on peut ou l’on ne peut pas parler. Il servirait ainsi à exposer les conditions d’exercice ou de non-exercice de la parole.

La parole peut-elle avoir lieu ou pas, peut-elle advenir ou pas ? Tel serait l’objet principal du théâtre chez Khaïr-Eddine, rejoignant en cela beaucoup d’oeuvres théâtrales contemporaines310. Après le grand blanc laissé par le fragment poétique (Agadir , p.22), sorte de béance, vide scriptural dans lequel sont précipités « je » et le récit, le théâtre apparaît comme une tentative d’échapper à l’enlisement en comblant, par la parole, l’absence du texte, en évitant la terreur devant l’angoisse de la feuille blanche.

L’émergence fréquente dans le texte de la conversation théâtralisée entre divers énonciateurs a une fonction perturbatrice à plusieurs niveaux. Elle participe à la dissolution des formes de continuité et à l’émiettement du texte dont il brise l’enchaînement. Elle rend difficile le balisage de la lecture par la mise en scène soudaine de situations ou de « personnages » inattendus qui apparaissent la plupart du temps à travers la parodie et la dérision.

Il y a là un usage transgressif de ce qui peut s’apparenter au théâtre, d’une manière générale, et certainement du point de vue de l’énonciation parlée, de la parole dite qui envahit l’espace scriptural, si on ajoute à son irruption par le théâtre le fait que la plupart du temps, la narration domine l’histoire et à l’intérieur de celle-ci, la prise de parole, l’adresse à quelqu’un, l’apostrophe, comme dans Histoire d’un Bon Dieu : ‘« Papa, tu me remâches après m’avoir chié. Et nous alors ? (. . . ) Nous en avons marre (. . . ) Minutez au moins vos astuces. Ah, elles le sont, eh quoi ! »’ (p. 168-169) .

L’auteur dramatique que se rêve l’écrivain, entend poser par sa parole les conditions de l’énonciation de son discours. C’est là que réside sa force illocutoire. Elle renvoie à cette maîtrise du dire recherchée par Khaïr-Eddine. La parole théâtrale a valeur impérative. Elle dit ce qui est ou doit être sur scène, ceci ‘« peut n’être finalement que la parole du comédien » . « Le message qu’elle dispense ne se rapporte qu’au référent scénique’ » 311 .

La parole est alors libératrice et génératrice de vie et de mouvement. Elle a besoin de mise en scène pour être encore plus vivante. En effet, le théâtre, chez Khaïr-eddine, tend à retrouver la présence du langage, sa dimension vivante. La mise en scène de la parole sous-tend la recherche d’une oralité vivifiante. Mise en scène et amplification du discours, le théâtre de mots et non d’action est tantôt celui de l’absurde et de la dérision, tantôt celui de la tragédie de l’histoire.

En effet, ce théâtre d’ombres, (Agadir , p. 36), est avant tout un lieu où résonnent des voix. Les quelques indications scéniques qui y figurent sont signifiantes au regard du seul acte valorisé, l’énonciation. Echapper à l’univocité et à l’enfermement du récit et de la parole, tel semble être le sens de la plongée dans le théâtre qui confirme ici, et dans l’écriture de Khaïr-eddine, le mélange des genres, préconisé par « l’écriture raturée d’avance » , opérant ainsi l’intrusion du diégétique dans le mimétique et inversement.

Si, comme nous l’avons suggéré plus haut, le poétique est l’expression de la crise intérieure, s’il permet la mise en images et en mots d’un magma originaire ; le théâtre va être la catharsis par la mise en scène parfois parodique et carnavalesque du drame non plus individuel mais collectif par la présence des divers représentants sociaux, acteurs de ce théâtre à la fois comédie et tragédie. Par le théâtre, l’écriture instaure la ville/demeure/tanière/récit comme lieu de tous les langages possibles, espace de circulation et de mise en relation de tous les dires.

Le théâtre est le lieu où se pose la question du sujet du discours théâtral. De ce point de vue, il est intéressant de noter que le discours théâtral est un rapport entre les voix qui le constituent : celle du scripteur, celle du personnage, présentent l’une et l’autre. La voix du scripteur investit-désinvestit la voix du personnage par une sorte de battement, de pulsation qui travaille le texte de théâtre. Le conflit pronominal est en lien avec une dramaturgie de la parole en tant que recherche sur le sujet de l’énonciation.

En tant que discours d’un sujet-scripteur, le discours théâtral est discours d’un sujet immédiatement dessaisi de son « je » , d’un sujet qui se nie en tant que tel, qui s’affirme comme parlant par la voix d’un autre, de plusieurs autres, comme parlant sans être sujet : « le discours théâtral est de ce fait « ‘discours sans sujet’ »312. Toutefois, deux voix s’y investissent et y dialoguent, instaurant une forme de dialogisme à l’intérieur du discours de théâtre, à l’instar de tout texte dans lequel des voix plurielles sont présentes313 . En cela, le théâtre est chez Khaïr-Eddine l’une des formes que prend le conflit pronominal dans son rapport au dialogisme constitutif de son écriture.

Le jeu des voix, comme dans Moi l’aigre (p. 155-158) participe de cette figure du détournement et de celle du discontinu, présente en premier lieu dans la spatialité, en second lieu dans la temporalité à laquelle renvoie le dispositif vocal, polyphonique. Celui-ci se fonde sur la confusion des voix où « je », « tu » , « il » , « nous » , « vous » s’affrontent et se confondent en même temps. Elles sont porteuses de textes qui s’étalent dans une mise en scène où la représentation typographique joue un rôle et la théâtralité constitue un mode d’être de l’écriture qui y fait référence à plusieurs reprises dans ce passage : « dont voici le théâtre » (p. 153) , ‘« un théâtre qui n’aura lieu que dans le NOIR INTÉGRAL’ » (p. 154) ou encore « le roman est mort vive la poésie le théâtre est mort/vive/l’atome pluriel des mots qui s’écrivent sans plus/décrire » (p. 156) .

Dans cette théâtralisation, les différentes voix qui font irruption sur la scène scripturale finissent par se mêler à tel point que tous les discours semblent se télescoper, figurant ainsi la « terreur » (Moi l’aigre , p.156) , le chaos : ‘« ce monde sera séparé de lui-même’ » (p. 158) mais aussi la révolte salutaire : ‘« nous serons des trappeurs rompus mais nous vaincrons ceux qui ont changé leur monde mais pas le Monde’ » (Moi l’aigre , p.158) .

Hétérogénéité et multiplicité caractérisent la parole du personnage dans le théâtre de Khaïr-Eddine. En cela, elle constitue une tentative d’arrachement de la parole au monolitisme et au monocentrisme pour montrer en elle le travail d’énoncés de provenance diverses, qu’elle est faite à la fois de discours subjectif et de discours mis à distance. Le discours du personnage est la juxtaposition de couches textuelles différentes qui entrent dans un rapport en général conflictuel. Ce sont ces couches discursives différentes qui permettent le dialogue. Le rapport discours du personnage-dialogue est un vrai rapport dialectique. C’est l’hétérogénéité textuelle du discours du personnage qui permet qu’il soit mis en rapport avec d’autres discours.

Dialogue, dialogisme, dialectique sont constitutifs de la parole théâtrale. Celle-ci est même dans le monologue, essentiellement dialoguée. « ‘Le dialogue théâtral est moins une série de couches textuelles à deux ou plusieurs sujets de l’énonciation que l’émergence verbale d’une situation de parole comportant deux éléments affrontés. ’»314 . La dramaturgie de la parole que nous analysons ici permet le repérage des diverses formes de dialogue et de leur combinatoire à l’intérieur de l’ensemble du texte dramatique. Ce sont aussi des modes d’échange qui permettent de construire le sens de la parole dialoguée et porteurs de sens en eux-mêmes.

Dans Une odeur de mantèque , la scénette (p. 88-91) constitue aussi un moyen de concrétisation du conflit vocal qui se déroule depuis le début du livre et notamment, depuis l’apparition du récit mnésique du « vieux » . « je » et « tu » échangent ici des propos affairistes sans qu’aucune indication scénique ne précise l’identité de l’un et de l’autre. Cette scénette située entre le récit de « il » (p. 86-87) et celui de « je » (p. 92-94) figure un monologue suggéré par l’absence d’identification des énonciateurs et la place occupée par ce passage. Celui-ci annonce la plongée dans le monologue de « je » (p. 92-94) qui se présente à son tour de façon tout aussi ambiguë puisque la voix du « vieux »/maître s’adresse à un esclave (p. 92) dont les propos sont confondus avec ceux du « vieux » lui-même. Cette confusion est entretenue par le cadre où se déroule la scène : « un hammam où il y a trop de vapeur » (p.92) . Elle fait apparaître aussi que ce qu’il est convenu d’appeler le conflit intérieur du personnage est au théâtre collision de discours : à chaque pas nous nous heurtons à ce fait fondateur que, même dans le monologue, le discours du personnage ne fonctionne que par le dialogue, implicite ou explicite.

Sa parole, son discours prennent sens par rapport aux autres discours. De là, le fait que sa parole incite à l’action, en suscitant un autre discours ; sa parole est action. Telle est la valeur recherchée par l’écriture de Khaïr-Eddine. Le personnage montre comment se dit une parole, dans son rapport avec une situation référentielle. L’émergence du théâtre dans le texte va dans le sens de l’exhibition du rapport phatique dans la communication, puisque ce que dit d’abord et avant tout le personnage de théâtre, c’est qu’il parle, «‘ en fait la fonction phatique investit tout message proféré par un comédien-personnage ; ainsi, quoi qu’exprime le personnage, il dit aussi : je vous parle, m’entendez-vous ? ’» 315 .

Ainsi l’interrogation et la réflexion sur cet « ‘Etre, objet de cette hargne.’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 135) qui accompagnent la découverte de soi, génèrent à leur tour un texte aux formes multiples, privilégiant encore la forme dialoguée et la mise en scène de la parole. Le silence indiqué (p.136) comme élément scénique, ajouté à celui de la lumière (p. 137) , laisse place, en l’amplifiant, au bruit des mots qui réclament une écoute : « ‘Ecoutez, oh, écoutez tous.’ » (p. 137) , en une incessante interpellation, la fonction phatique de la communication facilitant le passage d’une forme à une autre, caractéristique de l’écriture de Histoire d’un Bon Dieu .

La présence du théâtre chez Khaïr-Eddine montre que le discours du personnage s’affirme comme parlant sa subjectivité, comme « homme dans la langue ». Le théâtre étant le domaine privilégié d’exercice de ce que Benveniste appelle « l’acte individuel d’appropriation de la langue (qui) introduit celui qui parle dans sa parole » . Le discours au théâtre est bien ce discours axé sur l’énonciation/discours du je/tu et de l’ici-maintenant. Il figure bien ce que Benveniste désigne comme « ‘la présence du locuteur à son énonciation » , « sa mise en relation avec son énonciation »’ 316 . Discours du je/tu, discours de l’ici-maintenant, le discours théâtral est le lieu où fonctionnent ce que Benveniste appelle les embrayeurs.

Toutefois, et c’est le paradoxe fondateur du théâtre, « ‘la caractéristique des embrayeurs est de n’avoir pas de référent : qui est je ? où est ici , quant est maintenant ? (. . .) La représentation théâtrale construit (le) référent. Ce qui lui permet de porter une infinité d’ici-maintenant, et par ricochet une pluralité de je’ » 317 . Notons que ce « je » théâtral est indéterminé historiquement et biographiquement, c’est n’importe qui. Le discours du personnage est subjectif en ce qu’il est fondé sur le rapport je-tu et le présent de l’ici-maintenant .

Il est notoire que chez Khaïr-Eddine, il arrive souvent que le rapport je-tu implique un rapport à chaque fois nouveau entre le personnage et sa propre subjectivité, comme entre celle-ci et les autres subjectivités. A chaque moment de l’action le rapport je-tu indique le mouvement des rapports intersubjectifs car existe une pluralité de discours à l’intérieur du discours du personnage. De ce point de vue, le discours du personnage prend en compte non pas tant la subjectivité que l’intersubjectivité. On comprend ainsi le sens du théâtre chez Khaïr-Eddine.

Dans Une odeur de mantèque , nombreuses sont les scénettes où l’introduction dans le texte du monologue à deux voix ou même du vrai dialogue, projette dans un espace phonique où la voix qui résonne - celle du « Vieux » , de son interlocuteur, de l’esclave ou encore la voix intérieure du texte - vient donner une sorte de consistance, de réalité à une fiction totalement insaisissable par ailleurs. La parole mono/dialoguée impose une présence que la fiction semble au contraire contester. Nous serions tenter de dire que le « Vieux » et toute son histoire invraisemblable existent puisqu’il parle, échange des propos avec des interlocuteurs qu’il invente peut-être mais il est parce que sa parole, sa voix le font exister.

Dans Agadir , introduire la parole vivante, grâce à ce que le théâtre peut représenter comme désir de concrétisation de la parole, briser le silence angoissant, rendu par le blanc béant (p.22), de la ville peuplée de fantômes/ombres, absente et terriblement vide, par l’émergence du théâtre, permet à l’écriture de renouer avec l’une des fonctions du théâtre : l’échange de la parole. N’est-ce pas le but recherché et formulé par « je » : « J’ai rêvé de vrai dialogue » (p.35) ? En cela, le livre s’inscrit totalement dans la problématique du théâtre.

Tentative scripturale pour sortir le récit d’Agadir de l’impasse, lui donner une consistance et une vie par la multiplication des dires, le théâtre dit autrement la problématique fondamentale du livre, qui est celle de la parole. Parole en question dans ce récit qui ne cesse de buter sur la catastrophe : « ‘C’est d’elle qu’il sera toujours question’ » (p.36), en tant que bouleversement touchant le dire, révolutionnant l’écriture et interrogeant la parole et son statut.

En ce sens, le travail du discours théâtral pose donc la question de l’identité dans le langage. Dans sa tentative d’échapper au problème de la subjectivité individuelle, il est par nature une interrogation sur le statut de la parole : qui parle à qui ? et dans quelles conditions peut-on parler ? A ce niveau, c’est un autre dialogue qui a lieu ou plutôt un conflit, une guerre de différents discours, dont le discours dominant, une tension de et pour la parole. Il serait une autre illustration de « la guérilla linguistique » .

Chez Khaïr-Eddine, le théâtre est très souvent le lieu du discours dominant, celui du pouvoir, qu’il met en scène pour mieux montrer les enjeux et les rapports qui se font ou se défont autour de ce type de discours auquel son théâtre tente d’opposer un contre-discours. Une forme capitale de dialogisme est présente dans le discours théâtral qui oppose à l’intérieur du même texte, deux discours idéologiques. Le théâtre chez Khaïr-Eddine montre de ce point de vue que le discours théâtral s’articule avec l’histoire et l’idéologie.

Dès lors, le théâtre renoue avec le drame historique, doublé d’une réflexion sur le politique et le pouvoir. « L’écriture raturée d’avance » se fait aussi critique de tous les discours, notamment de ceux qui fondent l’identité et que le texte dénonce comme « imposture » (Agadir , p. 74). L’espace scriptural devient champ de confrontation318 des différents dires identitaires. Le théâtre se fait l’écho des voix sociales - divers agents sociaux étant convoqué ici - qui se disputent la parole et mime le jeu social.

De ce point de vue, l’énoncé théâtral est un discours dont la subjectivité est travaillée par une parole collective. Il permet de montrer que « ‘La base du dialogue c’est le rapport de force entre les personnages qui détermine les conditions d’exercice même de la parole.’ » 319 . La pièce de Moi l’aigre montre que les relations de langage demeurent liées à ces rapports de force entre les personnages et leurs différentes qualités et rôles. « ‘Or cette relation verbale est elle-même dépendante des rapports - de domination principalement - entre les personnages, dans la mesure où ces rapports apparaissent le mime de rapports dans la réalité : ils sont la matière principale de la mimésis ; (. . . ) ces rapports apparaissent eux-mêmes sous la dépendance des rapports-« sociaux » . »’ 320 . L’écriture de Khaïr-Eddine rend cela par la mise en scène de celui qui détient le pouvoir du dire.

L’exemple de la pièce mentionnée plus haut dans Moi l’aigre (p. 41-106) nous montre dans son déploiement que ce qui sert l’écriture de Khaïr-Eddine dans sa référence au théâtre est bien que celui-ci pose la question du discours, de la parole et d’une façon générale du langage, comme enjeu, nous l’avons vu dans la première partie de ce travail, mais aussi en termes de positions des agents dans le champ des luttes sociales et idéologiques ; c’est ainsi que prend sens le principe de « guérilla linguistique » . Le théâtre permet de le mettre en scène.

Dans le « MOUVEMENT II » (Moi l’aigre , p. 48-50) l’histoire politique marocaine fait irruption dans le fictif à travers le personnage de « MEHDI » - peut-être Mehdi Ben Barka puisqu’il est question de mathématiques à son sujet - et celui de « EL ARAB » - Cheikh El Arab, opposant marocain des années 60321. Le contenu politique de la pièce qui se joue, se précise alors, ainsi que la guerre des discours, marquée ici par le langage des armes qui clôture cette scène.

Cette intrusion de l’historique dans le mimétique permet de repérer alors le lieu où fonctionne la mimésis : dans le mime d’une situation de discours qui montre comment la référence n’est pas tant à chercher dans le référent socio-historique des énoncés, que dans la situation même de production du dialogue. En fait, le théâtre est lieu de l’impossible, il travaille avec, il est fait pour le dire ; il est le lieu où figurent ensemble les catégories qui s’excluent : les contradictions du réel y trouvent leur place, mais au lieu de les camoufler, il les exhibe, violant ainsi les contraintes structurelles.

Dans cette mise en scène, non seulement le théâtre met en présence ces deux figures historiques que sont « MEHDI» et « EL ARAB » mais aussi « LE POLICIER » à qui il fait dire : « ‘Ce n’est pas pour parler maths que je suis venu, c’est pour vous mettre en garde contre les flics. Dans quelques instants, vous aurez la visite de flics autrement plus terre à terre que moi. Faut prendre vos précautions. (. . . ) les rapaces et les rois sont là pour tourner l’indépendance en une rigolade sanglante. ’» (Moi l’aigre , p. 49) .

La présence du théâtre chez Khaïr-Eddine souligne que l’intérêt du dialogue théâtral, c’est aussi d’interroger ses conditions de production. Celles-ci montrent les rapports de dépendance entre les personnages à l’intérieur d’une formation socio-historique donnée, par exemple la relation roi-sujet, l’incidence de ces rapports sur le rapport de parole entre les locuteurs, avec toutes les conséquences qui en découlent sur « la force illocutoire » des énoncés : ‘« le sens même d’un énoncé impératif dépend de la possibilité pour le locuteur d’être obéi ’»322 . Le théâtre entre dans une stratégie scripturale qui oblige à poser des questions telles que : qui parle ? qui a droit de parler ? qui interroge et qui répond ? qui porte la parole le premier ? Autrement dit, c’est la parole comme enjeu qui prend place ainsi au coeur de l’écriture.

Souvent le dialogue fonctionne au moyen d’un certain nombre de contradictions qui sont productrice de sens. Il en est ainsi chez Khaïr-Eddine de la contradiction entre la parole des locuteurs et leur position discursive. Chez l’écrivain, le dialogue repose souvent sur la volonté de faire parler ce qui n’a pas la parole et dans une position impossible, comme le montrent Histoire d’un Bon Dieu ou Moi l’aigre .

Déplaçant ainsi le sens : il se centre non sur la signification des énoncés mais sur les conditions de production de la parole efficace et de son écoute possible. Il s’agit de mettre en scène le renversement possible des rapports sociaux, de pouvoir, de force, à travers et dans la situation de parole, de montrer ce renversement dans la situation de parole.

Le « MOUVEMENT III » (Moi l’aigre , p. 51-60) poursuit la carnavalisation du pouvoir ébauchée dans les scènes précédentes et amplifiée ici par les propos iconoclastes, échangés entre « LE ROI » , « L’IMAM » et « LES BOURGEOIS ». Le tutoiement du « ROI » par « LES BOURGEOIS » et la présence de l’alcool en plein jeûne (p. 57) participent de la subversion, entreprise dans chaque tableau. En cela le théâtre est révélateur des fissures, il proclame l’inacceptable et le monstrueux. Il oblige à penser.

Le « MOUVEMENT IV » (p. 60-68) est marqué par le discours royal annoncé auparavant comme texte à venir. Il focalise sur lui l’intérêt de cette scène, par sa longueur, les conditions de son énonciation et la teneur de son propos : « ‘il se sert un verre de scotch. . . puis un second ’» (p. 65) tout en exhortant son peuple : « ‘N’écoute que ta foi et jeûne !’ » (p. 68) .

La mise en scène qui est un élément présent et important dans le texte de théâtre sert à exhiber le préconstruit, le non-dit, c’est-à-dire la part sociale et idéologique du discours. La mise en scène montre qui parle et comment on peut ou on ne peut pas parler. La dérision est ici encore à l’oeuvre pour pointer la duplicité du sens du discours.

L’émergence de la dramaturgie de la parole chez khaïr-Eddine tend à être expérience théâtrale, catharsis, exorcisme, vécu aussi de tout ce qui est interdit socialement et qui est scéniquement présent : meurtre, inceste, mort violente. Cette dimension cathartique est-elle importante ? Etant donné que cela reste du texte, quel est le rôle de la parole dans cet aspect ? Lieu d’expérience, le théâtre est ainsi lieu de connaissance, lieu d’exercice de compréhension des enjeux de la parole, des conditions d’exercice de la parole, du rapport de la parole et des situations concrètes, de comment le discours et la gestuelle désignent le non-dit qui sous-tend le discours. Le théâtre comme lieu de rapports de forces et de rapports de production de la parole, l’un et l’autre étant lié, apparaît comme exercice de maîtrise, ce que tente d’être aussi l’écriture.

Le théâtre brouille le sens des discours par l’introduction de paroles différentes, expressions de réalités autres qui viennent remettre en question le sens de l’énonciation précédente, notamment ici le discours royal. Procédant ainsi par la confrontation des discours, la parole théâtrale vise à recréer le sens non pas dans un arbitraire monolithique mais dans la multiplicité et la diversité des possibilités.

La parole persuasive et efficace dans laquelle les locuteurs peuvent convaincre et se convaincre, montre l’importance de la fonction phatique dans le dialogue, et le fait que l’enchaînement des énoncés, leur échange sont plus importants que leur contenu. L’accent est une fois de plus mis sur la parole comme processus, comme performance.

Le « MOUVEMENT V » (p. 68-72) fait pendant au tableau précédent et dévie le sens du discours royal en donnant la parole à des personnages/fonctions : chômeurs, garçon de café, brigadier de police. C’est une scène dénonciatrice de la misère économique et de la répression : ‘« Je ne ferai pas le jeûne parce que ma vie est devenue un jeûne interminable » (p. 69) , déclare le « CHOMEUR UN’ » .

Le théâtre permet d’exposer tous les enjeux relatifs à la parole en révélant «‘ les positions discursives des locuteurs ’»323 . Il est intéressant de noter que les personnages dans le théâtre de Khaïr-Eddine sont désignés la plupart du temps par « une fonction » , « une position » qui va impliquer une position discursive donnée, comme pour montrer que chacun parle à partir d’une position qui détermine sa parole, c’est ce qui se passe dans le « MOUVEMENT V » .

Agadir le montre déjà à travers l’échange de dialogue tenté (p. 23-35) entre des voix-fonctions, le chaouch, le caïd, le khalifat, que rien ne caractérise, si ce n’est leur dire. Les rares indications scéniques qui marquent l’entrée, la chasse ou l’exécution de tel ou tel personnage paraissent plutôt orienter ce théâtre vers la parodie, le simulacre, la dérision et le carnaval.

Ici, le théâtre mêle les voix des puissants à celles des exclus de la parole324. Ces voix inattendues que réunit le théâtre de reconstitution d’un espace social, contenu par la « ‘demeure ( . . ) ville froide’ » (p. 23) est l’expression d’un ordre social remis en question ici, la dérision faisant partie de cette contestation. Tous les agents constitutifs du tissu social, les types sociaux, sont présents dans la trame du texte de la pièce qui se joue autour d’une parodie du pouvoir.

Le théâtre de Khaïr-Eddine donne souvent la parole à ceux qui socialement n’ont pas l’habitude de la prendre face à certains représentants du pouvoir qu’il place ainsi dans ce type de dialogue. Il y a là une subversion, en quelque sorte, dans la mise en présence, en situation de dialogue entre différentes positions, socialement éloignées. Cette subversion fait intervenir un changement dans le rapport de force entre les interlocuteurs. Les situations de langage qui s’établissent entre les personnages permettent de percevoir la crise sociale et comment l’idéologie investit le texte de théâtre. Il s’agit dans une certaine mesure de «‘montrer «visuellement » les situations de langage, et par extension les positions discursives ’»325 .

Est introduit ainsi le discours social dans le discours théâtral. Ce discours social, présent à travers les citations, les proverbes, à travers une certaine forme d’intertextualité avec la parole sociale, collective, qui pourrait être la tradition orale, notamment, agit par et sur la parole, informant les rapports entre les personnages-locuteurs. Khaïr-Eddine le représente à travers la voix dans la foule, le choeur ou encore la banderole.

Tel est le propos du « MOUVEMENT VI » (Moi l’aigre , p. 73-75) dans lequel deux voix antagonistes se font entendre, énonçant des considérations contradictoires sur « LE ROI ». Pendant qu’« ‘UNE VOIX DANS UN HAUT-PARLEUR’ » loue la personne royale et menace ceux qui ne font pas allégeance à cette fascination apologétique, « ‘UNE VOIX DANS LA FOULE ’» vient subvertir cette apologie de la monarchie théocratique en intervenant de façon intempestive et irrévérencieuse en ironisant sur l’oreille royale : « ‘Elle n’avait rien d’une oreille d’homme ’» (p. 74). Les rires de la foule que provoquent ces propos clôturent cette scène comme ultime voix faisant pendant à celle du haut-parleur, confirmant ainsi l’esprit de carnavalisation qui domine les différents tableaux et le théâtre comme lieu de renversement des absolus.

Celui qui réunit « LE ROI » , « L’IMAM » ET « LE GENERAL-MINISTRE-DE-L’INTERIEUR » dans le « MOUVEMENT VII » (p. 76-82) procède à la même entreprise de démystification du pouvoir. Celui-ci est livré ici à partir d’une vue de l’intérieur où le personnage du « ROI » participe à sa propre dérision : ‘« Pourquoi ne traite-t-il pas carrément de moi ? Je suis un bon sujet de théâtre, non’ ? » (p. 81) , proteste-t-il auprès de « L’ARTISTE » auquel il fait appel pour retrouver le sens perdu du personnage qui est le sien : « ‘Artiste, tu contribueras à me rendre digne de ce personnage que je crois incarner (. . . ) J’en ai marre de mes propres contradictions (. . . ) Parlons maintenant de la représentativité ’» (p. 82-85) , dit-il après l’élimination d’un opposant. Le sens en question n’est-il pas celui de la valeur de la parole révèlant les fractures et les déchirements de l’identité.

« ‘Imitation des êtres et de leurs actions, mimésis , et aussi libération, exorcisme, catharsis » 326 , le théâtre en tant que mimésis prend le « sens de mime des conditions de production de la parole ’»327 . L’importance du théâtre apparaît alors « ‘par le fait qu’il exhibe le rôle de la parole par rapport à la situation et à l’action’ »328 . Retrouver la valeur et le poids de la parole, ce que vaut, ce que pèse, ce que veut dire un discours, n’est-ce pas là le sens de la parole-action en oralité ? C’est aussi, nous semble-t-il la question fondamentale posée par « la guérilla » , la mise en avant de la parole-action.

Le théâtre de Khaïr-Eddine pose le discours comme part d’une pratique totalisante dont la caractéristique est d’être une pratique sociale investissant tous les «praticiens» du théâtre, eux-mêmes inscrits dans un contexte socio-économique et culturel déterminant. Autrement dit, ce théâtre là insiste sur le discours, la parole et ses rapports avec les conditions socio-économiques, historiques et culturels, le tout fortement marqué par l’idéologie qui déterminent les conditions de production de ce discours. Peut-être que tout le sens de ce théâtre est de se libérer de ce qui apparaît comme des contraintes, des entraves à la liberté de la parole et pour une réappropriation de la parole par le sujet !

Aussi, la confrontation finale entre « LE CHOeUR » et « LE ROI » (Moi l’aigre , p. 100-105) - rencontre que seule la fiction théâtrale autorise et qui reste impossible dans le réel - revêt-elle une signification essentielle du point de vue de la parole. Cette dernière revient au « CHOeUR » qui laisse éclater un dire dénonciateur, repris en écho par « ‘LA VOIX DANS LA FOULE’ » , dominé par l’image du sang dont la récurrence inscrit la violence et la mort au coeur de l’écriture.

Cependant, la parole anonyme du « CHOeUR » , expression théâtrale d’une voix collective et plurielle que la mise en scène fait surgir au-delà de l’ombre de la censure (p. 100) , dans une présence qui semble arrachée au silence imposé, celui des ténèbres répressives, comme le suggèrent les indications scéniques (p. 100) , cette parole énonce le poème (p. 100-101) du sang de la tribu mise en péril par un pouvoir assassin (p. 101) . Aussi, les mots de la tribu battent-ils au rythme du « va-et-vient du sang » (p. 100) , se perdent-ils dans l’hémorragie du sens, engendrent-ils des figures insupportables et des visions hallucinatoires : « ‘Quelle friandise qu’un squelette de sang/L’oeil me torpille/Ses plumes cassent l’ardoise que ni neige ni flamant/ne font résine avec mon crible’ » (p. 101) .

La voix plurielle, celle du « CHOeUR » qui déclame le poème du sang souligne que le théâtre est corps et que le corps est premier. Rappelons ici les propos de « Manifeste » dans Soleil arachnide : « ‘(. . . ) le poème ainsi tracé, schématiquement le théâtre, entre dans ma peau (. . . ) Ma peau devient ainsi théâtre elle-même.’ » (p. 106) . Le théâtre est corps en ce qu’il se fonde sur les émotions qui sont vitales et nécessaires, il travaille avec et pour les émotions. Le théâtre est producteur d’émotions, en tant que miroir du monde : il rapproche, grossit, syncope.

Nous disions que l’émergence du théâtre appelle la représentation, la pratique de celui-ci. « ‘Le texte est de l’ordre de l’illisible et du non-sens ; c’est la pratique qui constitue, construit le sens. Lire le théâtre , c’est préparer simplement les conditions de production de ce sens’. »329 . Le théâtre en tant qu’activité est une pratique active. La pratique théâtrale est matérialiste : elle montre qu’il n’y a pas de pensée sans corps ; Toute l’activité du théâtre est soumise à des conditions concrètes d’exercice qui sont sociales. Il est bon de rappeler que le texte théâtral appelle une pratique théâtrale, c’est-à-dire qu’il n’est pas là uniquement en tant que texte, au même titre qu’un récit, par exemple. Comme un poème est fait pour être dit ou chanté éventuellement, un texte de théâtre est fait pour être joué. Voilà qui rejoint l’idée de parole-action. C’est bien ce qui est introduit dans l’écriture de Khaïr-Eddine quand il rêve de théâtre.

Exorcisme et exercice à la fois, le théâtre est le lieu de l’émotion productrice qui suppose la présence du spectateur, le sens au théâtre ne se fait pas sans ce spectateur et ne préexiste pas à la représentation : ce qui est concrètement dit, montré. N’en est-il pas ainsi dans la halqa ? Le théâtre fait vivre au spectateur quelque chose à laquelle il est obligé de donner du sens. Le théâtre se veut concret : des objets et surtout des êtres réels, le corps et la voix qui demandent à vivre.

Notons cette dimension du théâtre par sa présence dans le récit de Légende et vie d’Agoun’chich . Introduite par « ‘Ce fut ainsi que les choses se passèrent’ » (p. 104) , la scène de la nécropole va se faire théâtre de paroles et d’action. L’écriture fait appel à tous les sens, notamment visuels et sonores qui sont en éveil. Il y a un souci de rendre l’épaisseur des êtres et des faits. De fines observations du narrateur concernant les personnages mis en scène, dénotent une présence au personnage, notamment d’Agoun’chich (p. 106) et un rendu très vivant du récit d’action. Ainsi, le propos de la légende reste toujours la lutte pour la survie, quelles que soient les raisons et les formes de celle-ci ; le théâtre constituant sans doute la forme privilégiée de la parole-action.

Cette entreprise de réécriture du passé collectif, en même temps individuel, trouverait dans le théâtre le lieu possible de sa réalisation : ‘« Il se promit d’écrire un théâtre (. . . ) ouvrant les yeux aux cadavres d’hommes rongés par l’Histoire’ » , lit-on dans Moi l’aigre (p. 19). Arrachement à l’oubli, au silence et à la mort, le théâtre restitue la parole volée, censurée, tuée par la violence de l’Histoire. Par la valorisation de la parole, le théâtre resitue celle-ci dans une dimension historique, politique mais aussi fondamentalement tragique, dans l’écriture de Khaïr-Eddine.

En effet le théâtre inventé pour combler le vide de l’espace/tanière et l’absence de récit, dans Agadir , cache l’illusion et l’échec d’une circulation de la parole, qui reste, précise « je » , du domaine du rêve: « ‘J’ai rêvé de vrai dialogue’ » . En fait, les dires mis en scène étaient des monologues révélateurs de la solitude de chacun et de l’impossibilité d’un dialogue social mais aussi d’une communication réelle. « Moi » reste confronté à « je » , lorsque le théâtre s’efface dans la ville tombée.

Le théâtre d’Agadir , organisé en mise en scène de voix/fonctions (p. 50-85) - organisation récurrente chez l’auteur - met en présence des dires qui ne dialoguent pas dans la réalité sociale. Lieu de leur rencontre, le théâtre compense ainsi ce réel, permet par l’effet d’accumulation de voix multiples et de discours différents, l’expression d’un désir démocratique, de libre circulation de la parole. Toutefois, notons ici, l’absence d’un véritable dialogue entre ces paroles qui s’énoncent en quelque sorte pour elles-mêmes, indépendamment l’une de l’autre, en un monologue collectif et qui semblent s’effacer mutuellement330 , sorte de discours auto-réflexif où l’acte est reporté à un moment de l’action qui est en perpétuelle fuite vers l’avant. Les suspensions, reports de la parole pourraient entrer dans ce type d’acte velléitaire lié à un certain type de relations interpersonnelles, commandant l’action et commandées par elle.

Le glissement vers le théâtre qui est essentiellement un théâtre de parole échangée, de dire et non d’action, permet l’émergence de l’histoire passée et présente. Celle-ci servira à son tour à pointer une nouvelle impossibilité - il arrive que le personnage soit incapable de se parler ou de parler sa propre action au présent - celle de la parole, à travers ces voix mises en scène et qui disent toutes : « je ne sais plus » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 117) soulignant cette parole incertaine et velléitaire de certains personnages chez Khaïr-Eddine et l’inaccessibilité d’un temps et d’un espace dont la « mémoire » - celle du personnage de la femme - « ‘éprouve de nouveau la fraîcheur sauvage’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 118), « En attente d’une longue parole » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 118). Le théâtre disparaît dans le blanc qui suit la réplique de « la fille » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 126) laquelle dénonce l’incompréhension entre les hommes et les femmes, leur incommunicabilité, autre forme d’impossibilité et révélation d’un échec de la parole.

Revenons sur le dialogue entre cet homme et le passant (Histoire d’un Bon Dieu , p.143-146). Celui-ci réintroduit le théâtre et relève comme bon nombre de scénettes du même type chez Khaïr-Eddine, de l’insolite et de l’absurde. Si le silence est insupportable, la parole qui circule ici semble l’être davantage puisqu’elle exprime la désolation de l’être et une certaine forme d’incommunicabilité. La parole du passant n’est qu’interrogation ou qu’expression de son incompréhension, de son incapacité de comprendre «l’homme». Seule compte une présence physique et presque matérielle de la parole : « ‘j’ai besoin de votre présence (. . . ) Votre présence me sera utile’ » , dit et répète « l’homme » (p.144-145) .

Voix trop longtemps « muselée » (p. 101) , la parole du « CHOeUR » dans le théâtre de Moi l’aigre se disloque, « torpillée » (p. 101) par la violence d’une histoire tueuse qui a figé le verbe en «écrits de fonte» (p. 103) , a empêché la libre expression et trahi l’origine et le sens premier : ‘« Je vends, disent les mandragores,/mes racines nôtres sommes-nous unes/l’or craqué d’écrits de fonte qui n’ont/jamais réglé/ton papelard !’ » (p. 103) .

Il ressort de le confrontation ultime entre la voix silencieuse et anonyme qui se déploie en écrits tracés sur la « BANDEROLE II » , celle, collective et sonore du « CHOeUR » qui amplifie le dire protestataire et enfin, celle, impérieuse et tyrannique, du « ROI » l’insistance faite en dernier lieu sur la parole comme enjeu de pouvoir. En la mettant en scène, le théâtre représente la lutte socio-politique qui se traduit par une manipulation du langage dont il est le lieu, celui de cette « leçon grammaticale » qu’entend donner « LE ROI » à son peuple otage

L’importance de la parole théâtrale réside dans le fait qu’on peut y voir les relations humaines et on doit y entendre. « ‘Il est donc possible de voir dans le théâtral la pure stratégie de la parole humaine, impliquée dans tout le contexte historico-social de la vie des hommes. ’»331 . Si quelque chose est réelle sur scène c’est bien la parole humaine et ses fonctions, même si ses conditions de production sont simulées. Le théâtre montre le fonctionnement réel du langage sur les hommes. La mimésis théâtrale agit, sans contexte, dans le domaine du langage, il permet d’en mesurer la force, les effets, la signification.

Se situant entre réalité et fiction, la parole théâtrale donne lieu à un acte double par lequel les mots sont dits, récités en même temps qu’ils acquièrent un sens du fait de la performance théâtrale. L’acte de langage au théâtre se trouve sur scène, les actes de parole sont effectifs. le discours au théâtre est le mime d’actes de parole qui sont ni plus ni moins valables uniquement dans l’espace scénique. C’est pourquoi il est le lieu de tous les possibles mais aussi de tous les paradoxes.

Le théâtre permet donc d’entretenir le « il était et il n’était pas » : ainsi en est-il de cette séquence théâtrale dans Histoire d’un Bon Dieu (p. 169-173) qui instaure une conversation insolite entre le grand singe, la mère et le prisonnier, et donne lieu à une nouvelle parodie du pouvoir - celui du « Chef suprême » et de la Mère phallique - et constitue dans la trame du récit une nouvelle irruption qui déstabilise le texte par la mise en présence physique, pourrait-on dire, d’énonciateurs insolites.

Tout aussi insolite ce théâtre « zoologique » dans Agadir dont nous avons déjà parlé plus haut, notamment du dialogue étrange entre le Perroquet et le Naja. Réalité, vérité, cauchemar, illusion, cet épisode fantastique - où la confrontation entre le Perroquet et le Naja tient du genre policier et poursuit l’enquête de même nature qui caractérise la mission du narrateur - constitue l’un des rares moments du récit où narration, action et dialogue forment un semblant de diégèse.

L’irruption du théâtre dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants inscrit un espace relié au réel, un ‘« ici et maintenant » mais aussi symbolique. Elle actualise par le jeu des voix la profanation de l’identité du groupe. Le théâtre a ainsi pour fonction non seulement de donner corps et voix aux acteurs de l’histoire tribale, en lutte contre le pouvoir central, de mettre en scène la parole du groupe, celle du Raïs, du Vieillard, des Villageois, de Bous’fr, le rebelle, de faire « apparaître le spectre de Kahina, la berbère rebelle’ » (p. 107) , insoumise jusque dans la mort, mais aussi de donner à voir les contorsions grotesques et les volte-face opportunistes d’un pouvoir sanguinaire.

Usant de tous les procédés qu’autorise la représentation imaginaire, comme celui de l’apparition finale de « Ouf le fantôme » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants p.125) , le théâtre tente de restituer les courages et les faiblesses d’un peuple, les Berbères, face à une machine de pouvoir qui vise à l’asservir. Il permet aussi de renouer avec des repères identitaires. Le Raïs et tous les autres personnages sont porteurs de l’identité qui a dévié au cours de l’histoire à laquelle le dire du narrateur du livre tout entier, comme celui du Raïs, avec lequel il a des accointances, tente de rester fidèle, mettant en garde contre les menaces qui la guettent.

Remarquons alors que le travail du théâtre compromet la circularité du mythe. Subvertissant le caractère répétitif du mythe le temps théâtral joue sur les contradictions, crée parfois le scandale, il s’arrange pour faire dire au mythe ce qu’il n’a jamais dit. Ainsi, chez Khaïr-Eddine Kahina devient une figure - rendue dans les contradictions mêmes du théâtre : l’aspect à la fois vivant et figure textuelle du personnage - de la révolte moderne, réécrite par l’auteur et très souvent malmenée. Le théâtre métamorphose ce personnage féminin de Kahina (p.119) en légende « atroce et saoulante » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 118) . Il donne un sens tragique à l’histoire (p. 119-122) et restitue la dimension collective de ce « cercle d’hommes » autour de la Kahina légendaire (p. 119-122). Celle-ci « se désagrège » (p. 122) pour laisser place à l’histoire présente, celle d’une jeunesse en quête d’ailleurs et d’idéal.

Présent à plusieurs reprises dans Moi l’aigre (p. 41-105, p. 119-132, p. 151-158) , le théâtre crée une sorte d’illusion démocratique en instaurant la liberté d’expression pour tous qui tout en révélant le statut socio-politique de chacun, n’en constitue pas moins un droit à la parole. Revanche de la fiction sur la réalité et triomphe de la parole « immédiatement prenante» qu’est le théâtre comme porteur d’une oralité destructrice de « la leçon grammaticale » et du verbe de pouvoir et qui explose dans le champ textuel comme langage insurrectionnel. La geste oratoire déployée ici trouve dans le poétique une mémoire historique, collective, douloureuse que le « je » restitue - car elle le constitue et l’obsède - dans son propre texte, lieu de son « vrai théâtre » (Moi l’aigre , p. 150) .

Poème, récit, théâtre forment autant de possibles du langage que l’écriture ne sépare pas mais combine pour briser le silence si présent dans l’oeuvre, pour défier « ‘le temps elliptique’ » (Moi l’aigre , p. 150) et conjurer enfin la mort. Tel est le sens du théâtre « Et ce n’est pas irrationalisme que de constater que ce sens, toujours en avant de notre propre lecture, échappe pour une large part à une formalisation rigoureuse. Nous n’éliminerons pas le domaine du vécu au théâtre, et le sens construit pour tous est aussi la mémoire de chacun. C’est le trait irremplaçable du théâtre que, n’étant plus comme dit le poète « la voix de personne » - ‘puisque le scripteur volontairement s’est absenté - , il investisse à ce point le spectateur, qu’il soit pour finir notre voix à tous.’ »332 . Le sens ultime au théâtre n’est-il pas d’être voix collective ?

Reste, cependant cette béance spécifique de la parole théâtrale, entre l’acte et la parole, au niveau de l’action, de la gestuelle, entre la voix du scripteur et la voix du personnage. Le théâtre est « un objet paradoxal »333 . L’ensemble du discours théâtral est marqué par le présupposé du jeu, le discours ne fonctionne que dans le cadre construit de ce présupposé, qui est le cadre scénique.

Analyser le discours de théâtre chez Khaïr-Eddine nécessite de faire référence à ce statut scénique du discours. « ‘Le discours théâtral est donc le mime d’une parole dans le monde avec ce qu’elle dit sur elle-même et sur le monde, avec l’émotion qu’elle suscite ; mais plus encore elle est le modèle réduit des mille et une façons dont la parole agit sur autrui. Ce qui est montré au théâtre (à l’aide de rapports langagiers dont nous savons bien que théâtralement ils sont fictifs ou fictionnels) , ce sont justement ces rapports de langage, c’est le mime des conditions de la parole humaine.’ »334 .

Avec l’analyse de la présence de la parole et de sa mise en scène, nous sommes fondée à voir que cette parole occupe dans l’écriture une place majeure sous différentes formes qui la privilégient à travers la narration, la matérialité de la langue, le langage poétique et la théâtralité.

Toutefois, la parole ainsi mise en acte oriente l’activité scripturale vers un entre-deux, entre parole et écriture, dans la dynamique, les transformations continuelles que nous avons dégagées jusqu’à présent. C’est dans la recherche manifeste d’un nouveau langage que nous décelons une volonté de déjouer les structures de l’écrit, de mettre en avant la dimension discursive, dans le déploiement d’un espace particulier entre le dire et l’écrire où le dire est ainsi mis en avant à la fois dans son urgence et dans sa valeur fondatrice.

Notes
295.

Comme le rappelle LACAN. Ecrits I . op. cit. p. 135.

296.

Intitulée Les Cerbères .

297.

Abderrahmane AJBOUR. L’écriture caustique : Esquisse d’une

poétique de Mohammed Khaïr-Eddine. DNR. Paris 13, 1995, p. 52-59.

298.

Anne UBERSFELD. Lire le théâtre. Paris : Editions Sociales, 1982, p.

228.

299.

Anne UBERSFELD. ibid.

300.

Mohammed KHAIR-EDDINE. « Historicité et théâtralité dans le roman

moderne » . op. cit. p. 190.

301.

Anne UBERSFELD. op. cit. p. 227.

302.

Anne UBERSFELD. ibid.

303.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 228.

304.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 229.

305.

Anne UBERSFELD. ibid.

306.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 230.

307.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 231.

308.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 231.

309.

Anne UBERSFELD. ibid.

310.

Celle de Brecht et surtout celle de Beckett.

311.

Anne UBERSFELD. op. cit. p. 237.

312.

Anne UBERSFELD. ibid.

313.

Selon BAKHTINE et sa théorie du dialogisme.

314.

Anne UBERSFELD. op. cit. p. 256.

315.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 246.

316.

Problèmes de linguistique générale ,II . Paris : Gallimard, 1974, p. 82.

317.

Anne UBERSFELD. op. cit. p. 252.

318.

Agora, jmaa, le Méchouar, réellement inaccessible et hautement

gardé, est ici le théâtre social par excellence.

319.

Anne UBERSFELD. op. cit.

320.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 258.

321.

Qui voulait déclenchait une guérilla urbaine à Casablanca et qui fut

tué par la police.

322.

Anne UBERSFELD. op. cit.

323.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 104.

324.

Le chaouch, le cuisinier, le paysan, la foule, le gueux, le berger ou

ceux qui en sont privés comme les animaux.

325.

Anne UBERSFELD. op. cit. p. 260.

326.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 43.

327.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 269.

328.

Anne UBERSFELD.ibid.

329.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 275.

330.

Par exemple : un anarchiste (p. 79) , une veuve (p. 80) , un

travailleur et un syndicaliste (p. 82) .

331.

Anne UBERSFELD. op. cit.

332.

Anne UBERSFELD. ibid.

333.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 239.

334.

Anne UBERSFELD. ibid. p. 290.