1) : La dialectique scripturale.

Dans la présence matérielle de la parole, l’écriture multiplie les situations où la parole circule à travers différentes voix, est échangée, partagée, distribuée, sous la forme du monologue, du dialogue ou toute autre forme d’énonciation en acte qui induit une relation dialogique, une interaction engageant la parole. Cette double voix - la bivocalité chez Bakhtine - est productrice d’ambivalence, d’ambiguïté mais aussi de dynamisme, de là, la dialectique scripturale que nous voulons saisir ici.

Le langage parlé et son introduction dans le langage littéraire apparaît comme l’appréhension d’un langage réel. En cela, dit Barthes dans Le degré zéro de l’écriture 335 , c’est « pour l’écrivain, l’acte littéraire le plus humain » . De ce point de vue, l’introduction de la parole dans le champ de l’écriture constitue ‘« le langage comme expérience profonde » et « ramène la littérature à une problématique du langage’ » 336 . Ceci est caractéristique de la littérature moderne et marque pour Barthes , « ‘la réconciliation du verbe de l’écrivain et du verbe des hommes’ » 337 .

Ainsi, dans la mise en présence de discours contraires, dans l’introduction dans le champ scriptural de cette double voix, celle de l’oralité et celle de l’écriture, il y a lieu de s’interroger sur ce que cette co-présence paradoxale engendre comme effets. Si nous avons montré que ce qui est recherché c’est cette force illocutoire et dialogique d’une parole agissante, celle du dire, c’est faire, nous demeurons aussi face à un texte où ‘« s’établit alors une interaction de paroles d’origine et de nature différentes, une relation dialogique entre, d’un côté, le discours de l’écrit (. . . ) et, de l’autre, le discours du verbal, mimesis du langage commun, beaucoup plus varié et plus libre. Cet assemblage de deux codes différents338 rend le discours du texte plus dynamique et invite à la participation sur le plan de la communication.’ »339.

Il y a ainsi dans le texte chez Khaïr-Eddine, la présence souterraine d’une parole, voix « hors champ » , déjà relevée précédemment, qui insuffle au texte une énergie singulière, jusqu’à la dérive du délire langagier, de la folie, qui recherche l’écoute, faisant ressortir une oralité communicationnelle, désirée.

La dialectique scripturale naît ainsi de la co-existence de voix multiples qui instaure « l’interférence textuelle » 340 . Tous ces mélanges dynamisent le discours du texte, générant de nouveaux rapports dialogiques. S’éclaire dès lors une intertextualité interne à l’oeuvre où différents tons se mêlent dans le mélange du poétique et du scatologique, du parodique et du carnavalesque, constitutifs pour une large part du dialogisme et de la polyphonie de l’écriture de Khaïr-Eddine. Par le jeu sur les codes et sur les différentes voix, l’écriture cherche ainsi à brouiller les pistes.

Le champ scriptural correspond alors à un lieu d’«interférence » entre oralité et écriture, qui prévaut entre les multiples énonciateurs, les différents énoncés, les contenus, les contextes, les discours, la pluralité des voix, les divers textes qui font partie d’une organisation à la fois polyphonique et dialectique dans le télescopage de l’oralité et de l’écriture. La polysémie et le croisement des voix, leur emmêlement et leur opposition dans le texte instaurent ce pouvoir productif que nous nommons force de la parole.

Le texte littéraire devient ainsi « ‘un produit de la parole, un objet discursif d’échange où l’équivocité et l’illogique dominent le narré’ » 341 . Lorsque les personnages parlent que ce soit dans les scènes théâtrales ou au coeur même du récit, lorsque le discours est rapporté, remarquons que c’est souvent celui d’un je, « le mot-parole » 342 se présente alors en tant qu’expression orale qui cherche à se faire entendre et se charge d’un pouvoir de dramatisation. Cette transformation du mot en parole, autrement dit « d’oralisation » de l’écriture, s’appuie sur le sensoriel, pour créer une situation de parole et une relation dialogique.

L’oralité surgit dans le corps de l’écriture. Cette irruption s’expliquerait selon Bounfour de la manière suivante : « la contrainte fondamentale est ce que j’ai appelé « ‘agressivité-jouissance » ou, si l’on veut, l’affect. Autrement dit, la langue orale (la parole vive) en tant que langue d’affect, donc portée par l’excès, perturbe la linéarité lisse de la langue littérale.’ » 343. Le mot-projectile, le langage neuf s’entendent ainsi par rapport au cri comme parole primitive, première, irrationnelle, non construite, désarticulée, comme parole originelle la plus expressive.

Nous avons vu comment dans les poèmes de Soleil arachnide la parole se fait souffle, acte primitif, rendu par le mouvement chaotique de l’écriture et les traductions visuelles, imagées de l’intensité physique de l’expulsion vocale à travers les onomatopées et autres inarticulés que la « guérilla linguistique » pose comme anti-langage, comme désintégration du langage figé.

L’ambiguïté demeure et fonde cette écriture déconcertante qui joue de la confusion des structures, des codes, des valeurs et des dires. Ainsi, la force de la parole traverse la force de l’écriture, agissant de telle manière que l’expression s’oriente tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre, bascule parfois dans la mise en péril de l’une comme de l’autre.

La dialectique scripturale découle alors de l’oscillation de l’écriture tantôt vers la parole privilégiée comme acte énonciatif, tantôt vers les structures de l’écrit, tantôt vers le silence. Or, ‘« La textualité ou, plutôt, la textualisation dispose linéairement344des signes dans un espace. En revanche, l’oralité, voire l’oralisation, opère dans le temps. On dira donc que l’écriture met en oeuvre une linéarité spatiale alors que l’oralité met en oeuvre une linéarité temporelle.’ » 345 .

Certes, nous sommes dans une dynamique mais aussi dans un mouvement qui pointe des difficultés quant à la parole. En effet, l’écriture a tendance à faire le vide autour d’elle. « ‘L’écriture en refoulant l’oral met entre parenthèses le temps de la parole.’ » 346 . Elle prend souvent place entre ce que l’écriture ne veut pas dire et ce qu’elle ne peut pas dire, entre deux formes de silence. Rappelons le pouvoir subversif de la parole qui se retourne contre elle-même avec le cri et la dérision, se libérant dans la causticité. Nous sommes avec le rire et le cri dans la parole extrême, suicidaire.

Il arrive souvent que l’exhibitionnisme de l’écriture marque une auto-carnavalisation de l’écriture qui vient accentuer les angoisses et le désarroi inhérents à l’aventure scripturale mais aussi aux premiers rapports avec l’écriture tels qu’ils sont restitués à travers l’évocation répétée, notamment dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 56-136) , d’un souvenir lié à l’école coranique comme lieu d’apprentissage. Ils sont emprunts de coercition, de culpabilité, d’erreur - le « qlm » , instrument d’écriture, mal taillé (p. 56) et le manque de ferveur religieuse, de foi dans la récitation du Coran (p. 136) - entraînant la répression et la punition par le fquih du jeune scripteur-lecteur : « ‘Il me mit dans un couffin et à l’aide d’une corde, il me descendit dans le puits de la mosquée. Ce n’était pas un puits mais une citerne qui se remplissait toute seule quand il pleuvait. ’» (p. 136 et 156) . L’imaginaire de l’écrivain reste marqué par ce puits-citerne qui ne manque pas de rappeler le puits-cachot du Déterreur et de bien d’autres livres.

Corps négatif élabore toute une mise en scène visant à montrer le scripteur en conflit avec l’écriture, révélant aussi que l’aventure scripturale, individuelle avant tout, est par ailleurs collective. De même, elle engage le lecteur-auditeur dans cet acte hautement dangereux puisque la « consomption » dans laquelle tombe le « je » (Corps négatif , p. 29) guette le narrataire dont le « je »/hyène se gave ici, assimilant l’écriture à un acte de sorcellerie et de dévoration, à une sorte de rituel, de célébration cannibale dans laquelle le scripteur et le lecteur communient.

Le narrataire doit sans cesse fournir cet effort d’investigation nécessaire au parcours de ce chaos verbal dans lequel « je » livre ses conflits, tente de donner forme à ses pulsions intérieures, espère enfin sortir de son intériorité farouche : « Laissons venir ma présence d’elle-même. Apprivoisons-la comme un chat : elle rentrera ses griffes d’ivoire. » (Corps négatif , p. 30) . Tout en révélant les affres de l’expérience scripturale et son caractère charnel et morbide, l’auto-représentation de l’acte scriptural : « ‘Je vais écrire, voyez-moi’. » (p. 28) insiste sur l’intensité du plaisir éphémère qui réside dans l’acte même par lequel elle se réalise.347 Dans son auto-représentation, le scripteur exécute un numéro de prestidigitation, parodiant le sorcier envoûtant, rappelant l’homme de « halqa » (Corps négatif, p. 28-29).

‘« L’irruption de l’oral dans le texte écrit n’est pas seulement à penser comme un retour du refoulé - thèse psychologisante - mais comme modalité de réintroduire le temps et, par conséquent, un point du réel (et non un effet du réel) dans le corps lisse de l’espace de la nouvelle. Le temps de la parole, l’habitant privilégié de la parole, fait craquer la spatialité lisse du texte et rappelle que la saveur des mots vient de ceci que la règle de l’art consiste à ne jamais céder sur son désir. » 348 . ’

Dans Corps négatif , toute cette séquence sur l’écriture qui est précédée par ‘« Question que je me pose très souvent. Comment je fais pour écrire ? ’» (p. 28) , s’énonce par anticipation. Nombreux sont les verbes renvoyant à l’acte d’écrire, mis au futur, figurant ainsi une sorte de projection dans laquelle le « je »/narrateur/scripteur trouve une sorte de régénération du texte. Ces anticipations que sont les formules comme : ‘« Je vous parlerai de (. . . ) Je vais écrire (. . . ) ’» , très fréquentes chez Khaïr-Eddine, rappellent ce qui au niveau de l’oralité exprime un appel d’écoute et d’intérêt de la part du narrataire. Elles témoignent d’une « impatience narrative »349 de la part du narrateur.

Pris dans la spirale des mots qui disent les conflits et les pulsions intérieurs de « je », le narrateur de Corps négatif, confond les espaces, les temps, les êtres, désignés tout au long de cette séquence, comme dans tout le récit, par des pronoms personnels, accentuant ainsi leur signification figurale. Il sort de son univers cauchemardesque : « ‘quand je me réveille essoufflé’ » (p. 84), par le retour à un espace/temps : « dans le petit jour » (p. 84), marqué par une sorte d’anéantissement de la parole réduite à « ‘un braillement continu (qui) règne dans l’immeuble ’» (p. 84)350.

Aussi, le texte éclate-t-il en giclées de « sons déchirants », en cris du corps négatif, l’acte scriptural s’assimilant à une saignée de ce corps négatif. L’écriture incisive opère à vif sur la mémoire et l’intériorité du « je » . C’est alors que les mots jaillissent en un déversement incontrôlable, la saignée devenant hémorragie. Le texte en dérive est submergé par une parole se transformant peu à peu et se figeant finalement dans le cri, le « braillement continu ».

Cette mise en échec, cette esthétique de la catastrophe se traduisent au niveau scriptural par cette « ‘déflagration de l’ombre et du soleil’ » (Corps négatif , p.141) . Cette « ‘force présente et future ’» (p. 141) atteint l’écriture du texte. Le théâtre annonce en même temps que la décomposition de l’univers, des « dissociations particulières » (p. 136) qui traduisent bien ce qui se produit au niveau de l’écriture.

Le principe de la déconstruction-construction, toujours en action dans cette écriture de la fragmentation, rejaillit encore à travers l’incessante mise en péril du texte, de l’écriture et de la parole. Cela se manifeste dans le dire en délire de « l’homme » soliloquant : « ‘Je ne sais pas qui je peux bien être’ » (Corps négatif, p. 139) , menacé par « la déflagration » et dont la parole se dissout, disparaît dans le silence, le blanc de l’écriture « happeuse » de mots et de laquelle émerge un autre dire celui de l’espace ruiné de la ville (Corps négatif , p. 141) .

La voix apparaît alors comme étant cette présence recherchée entre deux silences (Corps négatif, p. 143-146) et l’inévitable, l’incessant retour au monologue et à l’intériorité, à une parole intérieure. Celle-ci est signalée par un nouveau changement typographique en italiques et le glissement de l’écriture vers la parole d’un « je » aux prises avec lui-même et son dédoublement : « ‘Disons que je suis deux’ » (p. 147) .

De là, sans doute, le dédoublement du texte qui passe d’un type d’énonciation à un autre, d’une typographie à une autre, changeant sans cesse de forme. Dans Corps négatif, cette nouvelle ramification du texte est une fois de plus l’occasion pour le narrateur, qui est décidément de plus en plus trouble, de parler de lui-même, de ses contradictions, de ses angoisses et de ses préoccupations dans un récit qui revient aux caractères d’imprimeries. Évoquant la mort d’un ami, il dérive vers le récit-enquête (p. 148) , tantôt intrigue policière, tantôt investigation introspective où « je » occupe encore la place centrale.

Dès lors, nous retenons que ce phénomène récurrent dans l’oeuvre qu’est l’usage transgressif de la parole dite qui envahit l’espace scriptural participe d’une dynamique textuelle qui n’obéit pas à la nécessité de l’économie narrative, traditionnelle. Ce phénomène met en avant l’idée d’une pression, constante dans l’écriture de Khaïr-Eddine, d’une sorte de voix à la fois singulière et multiple, instituant ses propres scansions, son propre découpage du texte qui vient perturber les structures de l’écrit.

L’écriture poursuit son oeuvre de dynamitage du texte, Histoire d’un Bon Dieu depuis longtemps diluée dans d’autres récits, apparaît comme le réceptacle d’un dire protéiforme - alors que le récit s’achemine vers son auto-destruction et la plongée dans le silence (p. 189) - qui s’énonce inlassablement dans sa difficulté à se formuler. ‘« (. . . ) nous discuterons. J’ai un tas de choses à te raconter. ’» (p.178) , ainsi, le texte multiplie les scènes et les situations où une parole cherche à se dire.

Toutefois, celle-ci s’inscrit toujours dans la déchéance : «‘ Le café tient dans une écurie puante. Nous sommes assis sur des mottes de fèces’. » (p.178) , le délire - « un marcheur » fait irruption dans cette pseudo-conversation de « nous » (p.178) et profère une parole happée par elle-même, perdue dans ses propres interrogations, ses hésitations et ses hallucinations : « ‘Que me veut-on ? (. . . ) Moi, je vous dis que je peux tout changer. Je m’appelle Vaccin’. » (p.179) - et l’effondrement : « ‘Je ne puis plus rien dire. Tout est gâché d’avance (. . . ) J’ai ouvert les yeux et constaté que j’étais dans un trou (. . . ) Maintenant c’est fini. Tout le monde sait que c’est fini. ’» (p.180).

Ainsi, la scène qui oppose le grand singe, la mère et le prisonnier se termine sur l’annonce d’une catastrophe et figure une sorte d’impossibilité de dialogue et de communication, une tragédie de la parole liée à celle du pouvoir. Tout cela trouve sa pleine signification dans le tract/poème qui suit (Histoire d’un Bon Dieu , p. 174-177) . Précédé par l’évocation d’un événement brutal, à travers laquelle le narrateur pointe la violence associée au pouvoir - celui de la ‘« couronne, en guise de haut-parleur (qui) vrillait dans l’air’ » (p. 174) et celui du « Grand Singe » - le tract/poème est introduit par une courte séquence qui amplifie la violence et précise son impact sur la parole : ‘« On tirait de partout (. . . ) La royauté était devenue un barrage de flics et de soldats, son imbécillité poussait le sang au délire.’ » (p.174).

L’énonciateur de cette parole se caractérise par son anonymat et son universalité ; il frappe aussi par sa mobilité et son instabilité car il est en marche et apparaît ainsi comme un passager. La prise de parole qu’il tente ici le piège. Il sombre avec elle dans l’anéantissement du sens. Atteinte de troubles, la parole, menacée de dissolution dans les blancs de l’écriture, réapparaît alors dans un autre moule, celui du corps italiqueet sous la forme du poème.

Dans Moi l’aigre, le récit de la marge (p. 16-38) celui du double et de la photo, laisse apparaître le texte superposé, enfoui, en anamorphose, qui vient ouvrir l’oeuvre à d’autres sens. En effet, c’est bien le sens que, par ce langage en crise, en état de commotion, par cette torsion, cet escarpement de la parole, il cherche à atteindre. Le sens recherché étant celui de la pluralité, libéré de toute entrave, de tout absolu et de la mort qui ne cesse de le poursuivre à travers diverses figures.

Le parcours du champ textuel de Moi l’aigre montre comment au sortir d’une séquence théâtrale, temps de recherche de la parole vive, l’écriture plonge dans la vacuité de la page blanche (p. 106) . Cette vacuité est symbolique de la censure de la parole dictée par la sentence royale (p.105) - le pouvoir répressif faisant ainsi le vide autour de lui - mais aussi de la phase de transition que nécessite le texte pour se construire autrement, reflux de l’écriture avant un nouveau flux dans lequel elle retrouve le fil de la mémoire pour un nouveau commencement du texte. Celui-ci semble poursuivre les propos tenus (p. 39) - alors liés au roi, : « ‘Voici une partie du recensement de tes crimes’ » - dans cette apostrophe adressée à « papa » : « ‘Je commencerai ainsi à ne plus cautionner tes actions’ » (p. 107)

Ainsi, l’écriture joue sa propre mise en chaos, mime sa mise en péril pour célébrer « ‘l’atome pluriel des mots qui s’écrivent sans plus/décrire ’» (Moi l’aigre , p. 156) , « ‘refaire/l’orthographe la grammaturgie la symbiose inadéquate/des mots marchant entre deux gares pour une nouvelle/destination’ » (p. 155) , pour déterrer le langage et le soustraire à la mort : « ‘mettons à profit le langage tant dit tant roupillé peut-être même déjà crotté/pour térébrer/esquinter/le dictionnaire ’» (Moi l’aigre , p. 156) .

Cette incitation au dynamitage du langage conventionnel s’accompagne de ce qui apparaît comme une contestation de la fiction et un procédé de déréellisation : « ‘Je disais donc (. . . ) Tu dormais, rêvais peut-être, oui, tu rêvais certainement (. . . ) Non , je n’ai point dormi (. . . ) il a fallu qu’un flic entre dans nos peaux (. . . ) ’» (Moi l’aigre, p. 156-157). Malgré l’hésitation que suscite ce type de remise en question du récit par lui-même, la volonté exprimée ici est de sortir du simulacre de la parole pour lui redonner une charge explosive, effective, lui restituer sa valeur dynamique et mobilisatrice : « ‘le fusil du mot le mot du fil fin du fusil n’a pas parlé . . . Je vous vends mes mots dix coups de poing. Ouvrez l’oeil.’ » (p. 156).

Ce travail de fouille et d’extraction archéologique, mené au « ‘coeur même des nuits longées’ » (Moi l’aigre , p. 156), dans les profondeurs de l’originel (p. 158) , éclaire des textes enfouis - et ici la typographie sert à les repérer - , portés par cette voix intérieure et multiple, celle de l’« aigritude »et par le langage « protoplasmique ».

L’écriture est sans cesse touchée par ce phénomène d’effacement de tout repère, la narration étant elle-même traversée par une parole souterraine constamment présente sous le texte et qui parfois surgit au coeur du récit : « ‘Et cette salle, enfin ? Cette salle. La mère était présente. Une mère, pas celle de ta femme, pas la tienne non plus. Et aussi un grand-père. Quelqu’un qui t’aimait. ’» (Une odeur de mantèque , p.45) . Qui parle et à qui ? Une voix narratrice qui semble avoir perdu tout lien avec le « supervieux » , énonciateur initial de ce récit, entretient la confusion, conduit la narration de cet étrange voyage dans un espace où tout se révèle « lumières évanescentes » (p. 45), « miroitements » (p. 46) , apparitions fugitives (p. 46-47) ou visions hallucinatoires et cauchemardesques. Telle cette « eau roulante (que) nous tentons de traverser » (p. 47) , cette voix dit la vacuité, le désenchantement et l’absurdité.

Se déroule alors la narration par le « vieux » de sa propre mort, par laquelle il impose paradoxalement sa présence : « ‘Il était dit qu’avec mon seul miroir, la vie suave coulerait dans mes rides. Et ils m’ont poussé voici comment : Ah ! Je devais sûrement en appeler à la mort en ce temps-là ! (. . . ) Tout cela, je l’ai vu (. . . ) Je peux même décrire (. . . ) »’ (Une odeur de mantèque , p. 63-65) . Outre le fait qu’elle remet le personnage du «vieux» sur la scène scripturale, autrement dit, que malgré les tribulations du récit premier, celui-ci n’a pas complètement disparu et se rappelle même au narrataire, il reste de cette séquence insolite qu’elle marque un temps-charnière du texte dans la mesure où elle signale un changement à venir, la mort du «vieux» narrée précédemment signifiant une confiscation de la parole et l’introduction d’une force occulte et mystérieuse : «‘ quelqu’un me retira le droit à la parole, ce pourquoi je ne saurai plus vous parler directement. Vous ne me verrez plus qu’agi, manipulé par une activité que j’ignore’. » (Une odeur de mantèque , p. 65) . Constatons que parole et écriture s’entremêlent pour exprimer le douloureux enfantement de la mémoire.

Or, à travers le récit de sa « mémoire rébarbative » , le « vieux » ne tente-t-il pas d’expérimenter ce pouvoir de la parole - ici celui de la mémoire mettant en scène une parole de pouvoir - celle d’un bourgeois enrichi dont la parole vaut son pesant d’argent, précisément ? Ce pouvoir de la parole dite, proférée renferme aussi un piège pour l’énonciateur souvent dépassé par son propre dire, les contradictions du vieux donnant un ordre et son contraire en constituent une manifestation notoire. Le pouvoir de la parole, c’est aussi la révélation d’un récit à deux niveaux (p. 95-96). La parole de « il » est envahie par celle de « je » qui surgit. Un dialogue s’instaure entre « il » et « je » (p. 96) , « il » questionnant « je » .

Notons alors que ces rapports entre les instances de la communication, entre les paroles-voix des locuteurs, des personnages pronominaux pour l’essentiel sont constamment travaillés par les phénomènes de distanciation, d’assimilation, de parodie ou de polémique, comme si la parole dans l’écriture introduisait une étrangeté. Laissant percevoir le sens d’une poétique de l’oralité celle-ci semble montrer que quelque chose ‘« fait défaut à la disposition du sujet pour établir la continuité de son discours conscient. »’ 351 et que les actes de langage s’articulent ainsi au discours de l’inconscient.

Le langage démantelé révèle le conflit avec son propre récit mais aussi avec soi : « ‘Non pas ! Cessons cette idiotie ! ’» (p. 111) , conclut le narrateur d’Une odeur de mantèque dans une séquence scabreuse (p. 108-111) , renvoyant au néant, sa parole en délire et transgressive, néanmoins énoncée mais protégée en quelque sorte par cette formule finale qui fonctionne comme parole protectrice affranchissant le récit de toute censure, à l’instar des formules prophylactiques du conte traditionnel.

Il y a là un droit à la parole déraisonnable donc subversive derrière laquelle se cache « le vieux » , tout au long de son récit pour proférer un dire qu’autorise seul son statut de vieillard gâteux, idiot, fou. Il rejoint en cela la figure bien connue du Majdoub, déjà présente dans Le déterreur. C’est bien dans cette marge fragile et étroite que s’inscrit l’écriture d’Une odeur de mantèque .

L’évocation du chantre de la tradition berbère « sudique » apporte à la fin de la séquence de Tanger, un éclairage symbolique tout en marquant la dérive du texte vers cet ailleurs originel auquel l’écriture reste rivée, même et surtout dans l’exil de Tanger ou celui de Paris (p. 171) . Le narrateur note à propos du poète berbère : « ‘Il est mort m’ayant entraîné dans son gouffre lumineux ’» (p.147) , en s’identifiant tout au long de son évocation à cette figure à la fois de la mémoire et de l’exil, jusqu’à ce que le « il » qui désigne le chantre errant se confonde avec le « je » , « ‘hère qui traîne encore sur cette plage’ » (p. 147) et que par le jeu de la mémoire, joueuse de tours, l’un et l’autre se brouillent dans les mêmes mots : « ‘C’est lui-même qui le dira, je ne suis ici que pour les repères. ’» (p. 149) .

C’est à retrouver les repères en question que travaille la narration pour le moins désaxée d’Une odeur de mantèque comme celle de tout récit chez Khaïr-Eddine Elle s’ingénie à les détruire quand elle les trouve pour pouvoir mieux les reconstruire à nouveau, suivant ce mouvement incessant et caractéristique de construction et de déconstruction scripturale et identitaire à la fois. De ce point de vue, disons que les formes scripturales déroutantes, qui se mettent en place entre le dire et l’écrire, pointent la double difficulté de la mise en forme que nous évoquions déjà plus haut ainsi que celle d’être.

Une vie, un rêve, un peuple toujours errants l’exprime à sa manière. Ainsi, lorsque « je » trouve dans « ‘l’homme-poisson-chien’ » qu’il a pêché, miraculeusement (p. 37) et avec lequel il s’identifie (p. 43) pour former une « entité libérée » (p. 46) , cette « force endogène » (p. 39) par laquelle son « corps lui-même s’était libéré de l’obscurité qui l’oppressait » et par laquelle « ‘j’étais vraiment libre de vivre la vie dans sa totalité’. » (p. 41). Or, cette « force endogène » , génératrice de vie, créatrice de mondes (p. 46) est libératrice de la parole : ‘« Est-ce bien lui ce soleil qui marche à côté de moi et qui tour à tour me précède et me suit ? Est-ce bien cette parole interminable qui le porte à plusieurs mètres au-dessus d’un sol ingrat où je m’écorche les pieds contre des saillies en lamelles ? ’» (p. 44) .

Ainsi, l’enfermement de la parole, évoqué par le narrateur, rendu d’autant plus atroce que lui et ses compagnons assistent à une scène de violence sexuelle (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 35-36) , symbolise aussi la difficulté de dire, le laborieux travail de l’écriture que figure cet extrait tout entier. ‘« Et il parlait, il parlait dans ma tête’ » (p. 38) , c’est pourquoi il se transforme en cri dans l’étape suivante (p. 42) , avant de trouver un sens en ultime lieu.

Enlisée dans ses inhibitions, comme celles qui sont relatives à la famille352, la parole va se dégager de ses pesanteurs, au fil de l’écriture telle « cette masse d’eau » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 42) dans laquelle «je » est prisonnier, pour aller vers la lumière, objet de quête dans ce passage, que symbolise « l’homme-poisson-chien » , pure création de « je » . C’est ainsi qu’opère le travail de l’écriture : « ‘Tu peux maintenant t’élever au-dessus du sol, tu as réintégré cette goutte de lumière qui peut à elle seule donner lieu à des complexes infinitésimaux d’univers parallèles’.» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 45) .

Le contenu narratif est paradoxalement caractérisé par la vacuité, il est vidé de toute substance, il s’annule en tant que lui-même pour ne subsister que comme non contenu. Seul le processus narratif, la continuité de la parole, la chaîne langagière dynamisent l’écriture précipitée dans le vide en une chute vertigineuse. Tout se passe comme si « ‘le processus de désinvestissement dont la dynamique est génératrice d’angoisse ’»353 était contrebalancé par la dynamique verbale, les mots venant combler l’évidement de l’espace, l’effacement du temps, la fantômatisation des êtres, en un mot, l’angoissante épaisseur d’une réalité qui n’en est pas une.

Les mots font illusion et révèlent par là même à quel point celle-ci peut jouer des tours et c’est peut-être le plus grand des désastres. C’est sans doute la raison pour laquelle l’écriture se « fracasse » et se « convulsionne » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 68) , comme dans l’image finale de cette séquence, « ‘le chauffeur du 5 partit pour voir de plus près les dégâts causés à l’engin de son acolyte »’ (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 68) meurt d’une mort violente, de façon tout à fait imprévisible.

Or, lorsque le mot chez Khaïr-Eddine est « dynamite » , projectile, comme nous l’avons vu, ne tente-t-il pas de se faire dynamique, semblable à ce qu’il est dans l’exercice vivant de la parole, dans la parole vive ? C’est alors que l’écriture semble aller vers l’oralité en s’en « appropriant les qualités ». « Nous » , « chacun » , « tu » et de nouveau « nous » forment dans le jeu pronominal une polyphonie qui rejoint « cet enchevêtrement de couleurs » vers lequel les « gestes semblent aller » 354 et qui constituent l’objet vers lequel tend tout élan de l’écriture.

Polychromie et langage pictural constituent ici une référence pour la pluralité scripturale, symbolique et porteuse de cette « voix neuve » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74) qui redonne au texte une ouverture vers l’avenir. Elle l’inscrit dans un devenir possible même si, par ailleurs, l’écriture semble affirmer l’impossibilité pour tout langage d’exprimer la vie : ‘« Et même la musique jamais ne parviendra à établir notre existence.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74) .

Remarquons qu’à chaque fois que l’écriture est dans l’impasse, c’est en quelque sorte la parole qui vient à son secours, qui prend le relais. Si avec l’apparition du théâtre, le modèle dramatique prend le pas, soulignons que l’écriture de Khaïr-Eddine reste toujours marquée par la diction dramatique, c’est sans doute parce qu’il est le mieux à même de redonner voix à ce langage qui en est privé, qu’est l’écriture. Rappelons ici que « ‘la voix est vouloir-dire et volonté d’existence. Lieu d’une absence qui en elle se mue en présence.’ »355 .

C’est bien cette fonction que semble avoir ici (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 125) la mise en scène du groupe luttant contre le pouvoir central pour la sauvegarde de soi. Par la restauration de la voix du groupe, le théâtre tente de retrouver le lieu de son identité perdue, de suivre les traces de ses résistances et d’en rendre compte, de localiser ses fissures et de dévoiler sa dépossession de lui-même. Ce théâtre résonne tout entier d’un chant ancien de lutte et de résistance à travers la voix du Raïs et celle de tous les protagonistes de cette épopée tribale avec laquelle l’écriture de Khaïr-Eddine renoue souvent.

Le chant ancien du hissawi (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 158) se répercute ainsi dans l’espace du récit, la voix du narrateur se substituant à celle du conteur, reprenant à son compte la narration de l’errance et de la quête dans une séquence particulièrement longue (p. 161-170) . Située vers la fin du livre, juste avant la séquence finale, cette partie apparaît comme le prolongement du passage (p. 44-45) où il était question de la rencontre de « je » avec « une entité-guide » (p. 46) , mystérieuse et qui le mène vers un hors monde en même temps angoissant et fascinant. Ici (p. 161) , « je » reprend ses pérégrinations, « ‘seul, éternellement seul, en quête de rien’ » (p. 161).

Or, cette reprise qui situe le récit en son point initial, « ‘ce lieu abominable’ » (p. 9) d’où le texte était parti, est celle de l’errance et de la quête. Celle-ci se déroule telle une effroyable descente aux enfers : « ‘Le lieu où je me trouvais était plat et parsemé de hangars assez bas peints en blanc (. . . ) On me dit que j’étais dans un funérarium’ » (p. 161-162) . De nouveau, « je » se débat avec sa mémoire, ses obsessions, ses terreurs et ses rêves dans cet espace où « il n’y avait plus ni passé, ni présent, ni futur » (p. 162) , où ‘« il y avait un abîme infranchissable qui séparait les mondes ’» (p. 164) , où les êtres ne sont plus que « des formes précaires » (p. 166) , « extrême transparence » (p.165) , comme « je » (p. 65) et sa mère (p. 163) qui traverse son rêve.

L’expérience menée dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants témoigne de ces moments très fréquents où l’écriture semble ne pas suffire à rendre compte de ce que le discours veut dire. Il faut voir dans le désordre scriptural la perturbation des contraintes de l’écrit. Soulignons que toute transformation de l’écriture en discours-parole manifeste un subvertissement de l’ordre scriptural et impose l’oralité comme figure de contestation.

Le désordre et la discontinuité qui caractérisent l’écriture de Khaïr-Eddine, donnent à celle-ci une puissance illocutoire, la pousse en quelque sorte « à faire oeuvre de parole»356 , à rendre aux mots, leur force dynamique. C’est sans doute dans les écarts qui surviennent dans l’écriture, les dérives, les glissements, les déviations que l’oralité fait intrusion dans l’écriture, la subvertissant. Dans ses diverses manifestations et ses dimensions, l’oralité ne peut qu’être, que constituer une rupture abrupte dans l’organisation scripturale, en quoi ‘« L’écriture est matrice du sentiment et de la structure d’exil, hors lieu de la voix, dans la désignation d’une autonomie à saisir : quoiqu’il fasse l’homme est exilé.’ »357 . L’écriture apparaît ainsi comme effort de trajet vers et de l’oral, or, ce trajet qui est donc hors lieu, exil entraîne le déplacement, la réactualisation des signes culturels.

Ce déplacement qui fonctionne aussi contre l’enfermement des valeurs culturelles donne sens à celles-ci. Il inscrit l’écriture comme projet de reconnaissance : « ‘C’est donc bien au lieu de l’ancrage symbolique originaire du sujet en tant qu’il en est dépossédé que se noue la vérité du transfert et de l’emprunt’. »358 .

Dans Légende et vie d’Agoun’chich , la mise en forme de l’écriture ainsi que la recherche des racines et de l’identité passent par la quête du récit, la (re)construction de la légende. Or, celle-ci ne semble pas pouvoir se faire facilement. Elle nécessite un passage obligé que doit emprunter « l’exilé » . Elle exige « ‘cette rencontre de l’homme et de l’enfant » et l’abolition « des vieux rêves de l’exilé, brûlés au miel du sol aimé et redouté.’ » (p. 20) . Dans la fonction de transmission qu’elle s’assigne, l’écriture semble faire l’expérience de l’inaccessibilité d’un temps, d’un espace, de l’autre qui justifierait à elle seule la nécessité de la transmission. L’écriture s’impose alors comme stratégie de survie, à la fois individuelle et collective.

Le récit est alors naissance dans ce que celle-ci peut contenir d’incertitude qui investit aussi le processus de la mort. L’écriture figure alors cette marche vers cette mort, celle d’Agoun’chich, de ce qu’il représente ainsi que celle du récit. La mort devient l’accomplissement de la parole. A la fois présence et absence, la légende meurt en même temps qu’elle s’accomplit. Reste alors la force de la parole qui est à l’instar de l’homme, métaphore de la vie dans un monde en marche vers la mort et en même temps, métaphore de la mort dans un monde en vie. La nomination d’Agoun’chich : « tronc d’arbre mort » est à elle seule le symbole de cette renaissance par la parole d’écriture dans laquelle la vie et la mort se combinent.

On reste frappé par le parallélisme des scènes évoquées (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 43-47) et (p. 18)359 dans la première partie du livre. Le même lieu d’observation : la montagne, l’identique dimension cosmique de « cet observatoire désert et silencieux » (p. 43) laissent à penser que derrière le « ‘il dominait tout. Il se délectait particulièrement du spectacle (. . . ) ’» (p. 43) et le « on » évoqué (p. 18) se cache une même voix. Cette similitude de situation amplifie le trouble déjà installé par la prolifération des micro-récits, accentue la dialectique vérité-fiction constitutive de l’écriture, ne distingue plus entre les différents types de discours. Il y a ici une unité, plus précisément une unité de mémoire à travers un texte qui privilégie plus le dit que l’écrit et qui en joue.

De ce point de vue, nous ajouterons que la mort est aussi présente dans l’oralité perdue du récit d’Agoun’chich. S’instaure alors toute une dialectique de la vie dans la mort et de la mort dans la vie dont va se nourrir l’écriture du livre. Si bien que nous pouvons dire qu’Agoun’chich est non seulement une figure symbolique mais aussi, la métaphore même de l’oralité perdue, parole faite chair, comme « le tronc d’arbre mort » est le masque derrière lequel le rebelle, l’insoumis rusé a su échapper à la mort que lui voulaient ses poursuivants.

Agoun’chich est alors une sorte de corps matriciel, de cavité - celle du tronc d’arbre - dans laquelle vient se couler le récit. C’est pourquoi son récit donne lieu à une multitude de micro-récits, pourquoi l’écriture a besoin de passer par la narration de faits, historiques, culturels, pourquoi elle est à la recherche du moindre élément générateur de récit, pourquoi elle est porteuse de ce pouvoir d’engendrement, déjà signalé.

Face au récit de Légende et vie d’Agoun’chich , lieu d’une véritable communion dans le voyage à travers l’espace, le temps, l’histoire et l’imaginaire, nous sommes ainsi engagés dans une quête de « plénitude »360 , valeur ultime de l’épopée longue qui s’annonce, qui se manifeste à travers une pratique scripturale faite de transmission, de réactualisation et de transformation de la tradition orale, berbère, d’un rapport au collectif intense mais aussi d’accumulations, de digressions, et de glissements associatifs.

A travers cela, l’écriture tente de rendre une présence élémentale, à la mesure du mythe - qui forme à elle seule le lieu matriciel, recherché dans ‘« la mer intérieure » (p. 22) , « le puits d’enfer qu’était la vallée’ » (p. 29) , la montagne (p. 28) et ses multiples cavités dont la grotte dans laquelle Agoun’chich se cache et reçoit son nom et sa légende (p. 29) - ainsi qu’un espace et un temps cosmiques, celui du « il était une fois » (p. 22) .

Il s’agit bien de mémoire et de résistance à travers le simulacre, sans cesse réitéré de la narration. Or, le masque, le carnaval et la fête ne sont-ils pas hautement valorisés ici comme stratégies de survie, comme actes et faits de vie à préserver ? « ‘Le récitant, à chaque moment de la performance, se concentre sur l’épisode en cours, et perd plus ou moins de vue l’ensemble : d’où son indifférence à la chronologie et, en général, sa difficulté à conclure.’ »361 La recherche de la valeur de «plénitude» est alors dans cette perpétuation de la narration qui va trouver notamment dans le récit des trois frères spécialistes dans la récolte de venin (p. 48-54) d’autres éléments narratifs.

Dans l’alternance nuit/aube, le texte se prête à des écritures successives qui oscillent entre mythe et réel, lesquels finissent même par s’imbriquer, car du mythe au réel et à l’histoire, nous restons toujours dans les mêmes choses, dans le même propos. Tout est question de regards différents portés par l’écriture. À cela s’ajoute le va-et-vient entre divers éléments narratifs comme la scène où « le Violeur » s’en prend à une fillette - celle d’Agoun’chich - suivie de l’évocation de la période coloniale et du traitre Haïda Moys. L’adieu à sa fillette et à sa femme fait surgir le mythe chez Agoun’chich : « ‘Il déposa la petite au moment où sa femme parut, silhouette élancée d’une beauté si rare qu’Agoun’chich, qui ne l’avait pas vue depuis longtemps, se rémémora l’histoire de Hmad Ou Namir.’ » (p. 75) .

Cette fusion du mythe et de la vie dont le quotidien est haussé au niveau du mythe, manifestée par l’écriture du livre, révèle que le mythe n’est jamais achevé, fermé, que chacune des occasions de le mettre en oeuvre entraîne une création continue. Cette ouverture et cette création continue se retrouvent à la fois dans le va-et-vient entre le mythe et la vie, l’un ayant des résonances dans l’autre et trouvant sa signification dans ce va-et-vient mais aussi dans l’écriture même de Khaïr-Eddine qui ne cesse de jouer avec le mythe - notamment celui de Hmad Ou Namir dont nous avons vu la récurrence dans l’oeuvre - lui donnant sa propre version, l’adaptant même à son propos.

Ceci rappelle que dans l’oralité qui est mobile, le mythe reste un texte ouvert, l’écriture se refusant ici à le fixer mais travaillant plutôt à rendre son ouverture et ses possibilités, c’est-à-dire sa dimension humaine. L’écriture accompagne l’oralité, recouvrant ainsi sa part de liberté et s’appréhendant dans sa capacité transformatrice, celle-là même qui caractérise l’oralité.

N’est-ce pas cette dimension-là que rend ce voyage à la destination inconnue, même s’il s’agit en apparence du Nord ? Nous l’avons dit les deux voyageurs n’en finissent pas de partir car quitter le Sud et le « sudique » est douloureux. C’est pourquoi les moments décisifs se multiplient. Après la séquence du rêve du « Violeur » (p. 64-67) , celle de la méditation d’Agoun’chich (p. 77-79) lui confère une dimension philosophique en donnant un sens à son choix d’errance.

Nous retenons de ce monologue méditatif que le départ d’Agoun’chich s’effectue dans la révolte et la résistance ; révolte contre l’esprit d’exploitation, l’absence de morale et de justice, contre l’esprit dogmatique et surtout contre l’esprit qui méprise la femme ; résistance car son voyage s’inscrit dans son désir et sa volonté : « ‘il se dit que, à tout prendre, rien ne valait la peine d’être défendu si l’on n’allait pas jusqu’au bout de ses espérances (. . . ) et qu’un combat livré et gagné ne valait pas une défaite grosse de régénérescence.’ » (p. 77) . Ainsi, les départs se font toujours dans l’écriture de Khaïr-Eddine dans la révolte, la douleur mais aussi la détermination. Le voyage s’apparentera dès lors à une quête de sens et d’origine.

Dans les propos d’Agoun’chich (p. 78) la question de l’écriture se pose de nouveau. En effet, le désir d’ailleurs si impérieux et vital, qui porte toute l’oeuvre, justifie le voyage et avant tout celui de l’écriture elle-même. A quoi peut bien se rattacher cette écriture, quel est son sens, quelle en est l’origine ? La mise en forme de fragments de mythes, de narrations héroïques, le mélange entre histoire tribale et histoire personnelle, autant d’éléments pris au discours de l’oralité, laissent entrevoir le travail de l’écriture, faisant en quelque sorte accéder la culture orale à l’écriture.

La première réaction des deux voyageurs à leur arrivée à Taroudant semble constituer comme un enchaînement au commentaire du narrateur. Il n’y a pas de coupure dans le passage du commentaire aux réactions spontanées des personnages qui semblent commenter à leur tour cette présentation de la ville (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 92) .

Ainsi, se poursuit cette imbrication des voix qui caractérise le texte. Une même parole s’enchaîne ainsi d’une voix à l’autre. C’est sans doute ce qui donne à l’écriture du livre son unité malgré les différents types de discours qu’elle met en scène. Ceux-ci ne viennent pas perturber le fil de la narration, ils constituent une sorte de métissage où l’écriture accompagne l’oralité, préservant ainsi un texte ouvert, constamment animé par le désir narratif et grâce auquel la fixation par l’écriture n’est pas sentie comme pesanteur. Apparaît ainsi l’impact mutuel de l’oral et de l’écrit. La nécessité intérieure de l’écriture semble rejoindre la quête de l’oralité et de tout ce qui s’y rattache.

La nécropole est l’exemple même de l’apparition d’un lieu propice au récit (p. 105) . L’écriture est là pour maintenir la mémoire d’un récit, dans « les ruines d’une ancienne nécropole » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 104) . Saisie dans le trouble et l’incertitude, la mémoire scripturale de « certains grimoires » (p. 104) libère un récit qui joue de cette incertitude par laquelle la narration reste possible. Ainsi, les lieux sont toujours habités par des faits que la narration réinvente.

Autrefois, « ‘lieux d’une civilisation extraordinaire. (. . . ) terre d’enchantements anciens (. . . ) maintenant (. . . ) univers inquiétant des goules et des ombres. (. . . ) le tout figurant une cosmographie hiéroglyphique hésitant entre l’effacement pur et simple et la résurrection : un empire de signes abolis mais très vivaces, très alarmants même.’ » (p.104-105) , cette nécropole est de nouveau le théâtre d’un combat. Soumis au colonisateur, celui-ci s’avère autrement piégé pour Agoun’chich qui tente de le cerner : « ‘Il écoutait, notait les moindres détails ; cela lui plaisait de savoir comment fonctionnait ce monde où il était entré par la force des choses, ce monde qui lui paraissait absurde, mais dont il devait saisir toutes les ficelles pour éviter de s’y empêtrer (. . . ) ’» (p. 147) . Aussi, la ville est espace de voix multiples et de paroles en dérive. Lieu des « on dit » , de la rumeur publique, des voix de la trahison et de l’injustice, la ville est espace de paroles fausses qu’Agoun’chich capte comme « théâtre d’ombres grotesques » (p. 146) .

L’espace de la modernité, qui est aussi celui de l’écriture, sur lequel bute le texte de la légende, est celui d’un monde qui tue. Toutes les formes de mort rencontrées jusqu’ici par Agoun’chich n’étaient-elles pas annonciatrices de celle de sa mule, de la sienne, du Sud et même du récit dans la mesure où la légende n’y a plus sa place ? En cela, elles ont dessiné le trajet de la dépossession que traduit l’étouffement même de la parole et de la voix : ‘« « Le monde est fini, pensa-t-il, à plusieurs reprises. Mon monde à moi est enterré comme ma mule. Dieu ! Faut-il que je devienne comme les autres, un homme ordinaire, moi qui n’ai rien à voir avec eux et qui combattis toute ma vie pour la justice ? » Oui, lui disait une toute petite voix. Va te diluer dans l’anonymat des grandes villes. Tu seras commerçant ou policier, qui sait, mais ne retourne plus dans ta montagne ; elle ne t’appartient plus. ’» (p. 159) .

Tout prend fin dans ce Sud déjà transformé par la vie moderne et le colonisateur, introducteur de celle-ci. Le Nord annoncé plonge le récit d’Agoun’chich et de la montagne « sudique » dans le silence de la mort mais aussi de l’éternité : « ‘Le jour même il enterra ses armes à côté de sa mule et prit le car pour Casablanca.’ » (p. 159) . Ainsi, se termine le récit de la légende362, s’éteint sa voix mais commence le travail de l’écriture que situent dans l’espace et dans le temps, les repères inscrits à la fin du texte : « ‘Tiznit, Rabat, Casablanca 1979-1983’ » (p. 159) , trajet et temps de l’écriture. Ne faut-il pas voir là aussi la mort de l’univers de l’oralité qui va générer le processus scriptural ?

Par rapport à l’origine qu’est l’oralité, l’écriture est distanciation, en tant que fixité, fixation, codification. L’oeuvre écrite s’inscrit dans un trajet d’éloignement par rapport à l’ancrage symbolique. Elle est en tant que telle séparation. Une étrangeté intérieure habite le mouvement de l’écrit et imprègne son propos même. L’écriture est alors lieu de perte et aussi d’élaboration du mythe et en cela de l’oralité elle-même.

Ainsi, l’écriture qui tend, comme nous l’avons vu, à « s’oraliser » , souligne la dichotomie entre elle, en tant qu’écriture et l’oralité. Pour nous cette dichotomie se joue pour l’essentiel à un niveau symbolique qui met en jeu l’identité. Abdellah Bounfour souligne à ce sujet : « mes recherches dans le domaine « oral » maghrébin montrent que quel que soit le type de discours oral, y compris la langue qui l’articule, il est pris dans les mailles de l’écriture en tant que graphie, des écritures qu’elles soient « savantes » ou ‘« non savantes. (. . . ) il y a au Maghreb un double rapport à l’écriture qu’on peut nommer ainsi : transcription et traduction. (. . . ) L’écriture capte l’oral ; elle est le premier moule par lequel l’oral se transmet de plus en plus.’ » 363 . De ce point de vue, l’écriture est création d’espaces multiples, de respiration. La démarche scripturale est élaboration de plus en plus complexe qui va du corps à l’esprit et qui s’achemine vers un ordre symbolique qui se nourrit de la matérialité de la parole et condense toute une série d’expériences dont celle de l’oralité, venant se rassembler dans une même expression esthétique.

Se voulant parole vive, l’écriture de Khaïr-Eddine se réfère plus à la parole, au dit, qu’à l’écrit. Fondée sur la parole orale, elle se fait tentative de transcription de la production verbale, c’est aussi là que prend sens « la guérilla linguistique » qu’elle entend mener. Or, cette écriture est dans le même temps, figure des contradictions, dialectique par excellence, c’est pourquoi, elle est lieu du scandale, saturnale. Si elle se trouve au coeur d’un chiasme364 , il nous semble qu’elle est aussi sous l’emprise de la figure de l’oxymore qui l’investit de cette dimension dialectique et en fait le lieu d’interrogations saillantes où s’accumulent les paradoxes.

Dans l’analyse du principe de « la guérilla linguistique» , le trait saillant qui a retenu notre intérêt, c’est que l’écriture est le lieu même de cette lutte que suppose « la guérilla » . La conjugaison de divers aspects formels - que nous avons essayé de dégager jusqu’ici - instaure d’emblée un brouillage scriptural, manifeste la volonté de désorganiser le langage, de rompre avec l’étroitesse du signe, de rendre l’écriture étrangère à elle-même. Cette conjugaison sous-tend, enfin, la quête d’une parole autre que l’auteur d’Agadir formule ainsi dès sa venue à l’écriture : ‘« Je voudrais forger un langage neuf ayant ressenti un déchirement’ » 365 .

Notes
335.

op. cit. p. 60.

336.

Roland BARTHES. ibid.

337.

Roland BARTHES. ibid. p. 60-61.

338.

Auquel nous ajoutons la question de la langue française comme

langue d’écriture.

339.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 52.

340.

Selon l’expression de BAKHTINE, cité par Pierre VAN DEN HEUVEL.

ibid.

341.

Julia KRISTEVA. Le texte du roman. Approche sémiologique d’une

structure discursive transformationnelle. Op. cit. p. 52.

342.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 59.

343.

Abdellah BOUNFOUR.Itinéraires et contacts de culture : Littérature et

oralité au Maghreb . N° 15/16, Paris : L’Harmattan, 1er et 2e

semestres, 1992, p. 45.

344.

C’est en gras dans le texte.

345.

Abdellah BOUNFOUR. op. cit. p. 46.

346.

Abdellah BOUNFOUR. ibid.

347.

Il en est ainsi de l’instantanéité de la parole.

348.

Abdellah BOUNFOUR. op. cit. p. 46.

349.

Gérard GENETTE. Figures III . Paris : Seuil, 1972, p. 110.

350.

N’est-ce pas le procédé de la déréellisation propre à la tradition

orale?

351.

Jacques LACAN. op. cit. p. 136.

352.

« Voilà lâché le mot qu’il ne faut pas, maintenant que je n’ai plus de

famille ! » p. 34.

353.

Janine CHASSEGUET-SMIRGEL. Pour une psychanalyse de l’art et de la

créativité . Paris : Payot, 1971, p. 75.

354.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 49.

355.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 11.

356.

Paul ZUMTHOR. op. cit.

357.

Jean AMROUCHE. Chants berbères de Kabylie. Tunis : Mirages,

1947, p. 26.

358.

Nabile FARES. op. cit. p. 286.

359.

« C’est de là-haut que ce qui est en bas se précise et qu’on éprouve

l’envie irrésistible de communier avec le cosmos, car tout est à

l’échelle cosmique en ces lieux où la géologie et la métaphysique se

mêlent en de multiples images qui vous laissent en mémoire une

marque indélébile comme le sceau magique de la sérénité blanchie

par les souffles purs de la genèse. Cette vision haute s’efface

lorsqu’on redescend en ville (. . . ) » p. 18.

360.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 115.

361.

Paul ZUMTHOR. ibid.

362.

Notons que la légende rejoint ici l’histoire dans une lecture de la

dépossession. En effet, le trajet d’Agoun’chich dans sa remontée

vers le Nord, remontée qui se voulait de conquête, rappelle

étrangement celui des Berbères dans leur marche victorieuse vers

l’Andalousie. Or, ici le conquérant n’est plus le Berbère mais

l’Etranger.

363.

Abdellah BOUNFOUR. op. cit. p. 41, 42, 44.

364.

Celui qu’évoque Abdelkébir KHATIBI et dont nous parlons

plus haut.

365.

Algérie-Actualités. N°135, 19 mai 1968.