1) : La force de la parole.

Notre intention est de souligner en quoi la pratique scripturale de Khaïr-Eddine cherche à mettre en avant les caractéristiques disruptives de la parole. En effet, usant d’une langue désacralisée, celle-ci s’appuie sur la contestation pour se faire entendre. Il s’agira moins dans ce point de revenir sur un aspect trop ressassé de l’écriture de Khaïr-Eddine - la subversion - que de voir en quoi la parole contestataire use d’un dire autre et inscrit celui-ci comme contestation par sa présence même. Autrement dit, il sera plus question ici de situer où réside la contestation et de montrer en quoi celle-ci est d’abord affaire de mots et pratique même de la parole.

Pris dans les contradictions et les déchirements de sa génération, à l’instar des écrivains marqués par l’esprit de Souffles, Khaïr-Eddine ne conçoit pas une littérature en dehors de l’engagement. Celui-ci correspond chez lui, non seulement à la prise en charge du mal collectif, à la remise en question des origines, de l’identité patriarcale et du pouvoir sous toutes ses formes, à la dérision du sacré et du divin, à l’ébranlement de tous les systèmes politiques, sociaux et identitaires mais aussi et surtout à un travail qui se situe au centre même de l’écriture.

Celle-ci fonctionne à la fois comme déconstruction des formes, des images et des savoirs, ici historique en ce qu’elle remet en question la légitimité du pouvoir à travers une problématique de la représentativité. La déconstruction qui a lieu ici atteint le pouvoir dans ses mécanismes les plus complexes, rendus par une circulation, une distribution et un fonctionnement de la parole, révélateurs des rapports de pouvoir et de ses enjeux.

Fondement de l’écriture, la transgression et la subversion s’exercent à l’encontre de l’interdit social et du pouvoir sous toutes ses formes. C’est à toute une chaîne d’autorité et de pouvoir, « ‘intériorisée quasiment par tout le monde’ »397 que s’attaque l’écriture de Khaïr-Eddine. La trilogie qui associe Dieu, le roi, le père dans un même pouvoir sacral398 est l’objet d’une parole scatologique et ordurière. La subversion des trois principaux détenteurs du pouvoir dans la société vise une contestation du pouvoir en tant que tel.

Partie intégrante d’un même projet scriptural, Histoire d’un Bon Dieu amplifie l’histoire du « corps négatif » en introduisant la dimension collective dans laquelle s’inscrivait déjà le premier récit399 qui prend ici un éclairage particulier et essentiel. Si l’éclatement est constitutif de l’écriture de Khaïr-Eddine et se manifeste à travers divers procédés de déconstruction du texte, en l’occurrence, il réside essentiellement dans la subversion du pouvoir, sa dérision iconoclaste et carnavalesque, dans le renversement qui transite par le processus scriptural.

La construction de Histoire d’un Bon Dieu s’effectue autour d’un discours satirique, violent, caricatural, relatif à la déchéance et au délire d’une figure de pouvoir. La provocation iconoclaste marque l’amorce de ce récit dont le narrateur s’inscrit d’emblée dans le blasphème et la carnavalisation des signes du pouvoir et de la sacralité. Tout le récit va consister à travers le portrait et la mise en spectacle de ce « Bon Dieu » à faire voler en éclats l’image emblématique de l’omnipotence absolue de ce Dieu/Roi autour duquel s’élabore le discours iconoclaste qui caractérise le livre. Celui-ci s’ouvre sur l’objet principal de la diégèse, matérialisé et représenté - ce qui constitue déjà un sacrilège au vu de la religion musulmane - en personnage romanesque, toutefois héros négatif. Cette entrée en matière du récit donne le ton subversif qui va gagner l’ensemble du texte.

Telle autre scène de Moi l’aigre (p. 82-85) vient démanteler le dispositif énonciatif du pouvoir en pointant la violence du langage de la répression, caractéristique du pouvoir : « ‘je frappe, refrappe, tue et retue jusqu’au jour où on m’assène des coups à mon tour. ’» (p. 82) . Les coups de feu ne cessent d’éclater tout au long de cette séquence, scandant les différentes apparitions du « ROI » dont le verbe dictatorial trouve un prolongement dans ces coups de feu réitérés. La stratégie développée à travers ces différentes scènes vise à rendre la violence inhérente au verbe de pouvoir, tout en déconstruisant les discours officiels et les images trompeusement positives qu’ils véhiculent.

Le « MOUVEMENT IX » (Moi l’aigre , p. 85-94) qui fait suite à la réplique du « ROI » sur la représentativité semble être une réponse d’une terrible dérision dans la mise en scène de la répression ainsi définie : « ‘c’est la loi de la représentativité absolue ! Sans bavures !’ » (p. 91) . Ici, les interférences avec des événements politiques, réels et similaires400 ne manquent pas de donner à la fiction théâtrale une valeur hautement dénonciatrice.

De ce point de vue, retenons ce tableau de Moi l’aigre qui donne en spectacle un « ROI » dont les propos sont contradictoires, désordonnés et incohérents, qui ne se rappelle même plus des ordres qu’il donne (p. 89) . Face à sa parole décousue et irresponsable, celle du « GÉNÉRAL » s’impose à travers une rhétorique de l’affirmation : « ‘C’est moi (. . . ) Je n’en doute pas (. . . ) Je suis ’» (p. 89-90) et une stratégie langagière qui montre bien qu’il est en fait celui qui décide en ayant l’air d’exécuter (p. 93) .

Aussi, le personnage du « ROI » apparaît-il comme une caricature du pouvoir dont il trahit lui-même la réalité : « ‘les choses vont très mal dans le royaume. Le soulèvement des étudiants et des chômeurs a servi de prétexte à un carnage sans précédent.’ » (p. 89) ; réalité qui le plonge dans un état extrême : ‘« Assez, çà me soulève le coeur ! Quel bled pourri ! Je gère une fosse à merde. ’»(p. 94) .

Le dernier « MOUVEMENT » (Moi l’aigre , p. 96-100) de cette séquence théâtrale constitue un ultime regard porté sur les dessous d’un pouvoir qu’il n’épargne pas en exhibant l’effondrement et la décomposition d’un ordre politique rongé de l’intérieur par les complots internes, à l’instar du corps royal atteint par la maladie : « ‘Je suis malade. Beuuh ! Je suis blessé ! Des hémorroïdes sans doute !’ » (p.98) .

Constatons que le détour par le théâtre dans Moi l’aigre permet la verbalisation du conflit socio-politique, à travers une dénonciation virulente et iconoclaste du pouvoir en général et du personnage du roi en particulier. Il est donc intéressant de rappeler par rapport au théâtre que l’une de ses fonctions tient à un usage contestataire de la parole mise en scène.

Dieu et le roi sont liés dans Le déterreur - et dans toute l’oeuvre - dans une même image répressive : ‘« (. . .) sachant qu’un bouffeur de morts n’a pas à demander à Dieu et à sa police une clémence de quelque nature qu’elle soit.’ » (p. 9) et, dans un même discours blasphématoire ayant trait à la putréfaction.

La parole sur Dieu et le roi, satirique et allusive, se constitue en discours dénonciateur d’un système dynamité par le sarcasme virulent et démystificateur, situe une réalité violemment récusée, par la fantasmagorie et l’affabulation . Il dépeint la déchéance d’un dieu qui « ‘pendant qu’il parlait (. . . ) faisait des bulles et bavait. Quand il se permettait d’écrire, c’était une kyrielle de fautes d’orthographe qui le poursuivaient parsemant son ère de détritus et de scories. ’» (p. 114) ainsi que le grotesque carnavalesque et théâtral d’un monarque, « ‘Dieu qui n’existait plus qu’à travers ses prêtres rapaces et dans le pourrissement de la morale d’une civilisation (. . . ) roi torve qui dégueule ses langoustes et sa majesté assassine. ’» (Le déterreur, p. 49-51).

Cette violence verbale tourne en dérision le sacré et le divin à travers le prophète et le fquih : « ‘N’eut été ce don céleste qui l’enveloppait, je n’aurai donné pas même un grch pour sa peau !’ » (Le déterreur , p. 18) . Personnage marquant l’enfance maghrébine et dont toute la littérature maghrébine et la causticité populaire dénoncent les vices, liés à la bonne chair et au sexe, la tyrannie ainsi que la cupidité et la tartuferie, le fquih semble bien être la figure sociale la plus prise à partie, après celle du père, par les écrivains ayant pour la plupart transité par l’école coranique.

A travers cette dénonciation du fquih que la société investit d’un pouvoir de dévotion, de rigueur morale et de vérité que lui confèrent son savoir religieux et son statut social, c’est toute une pratique détournée de la religion qui est ainsi mise à nu. De ce point de vue, un parallélisme avec la figure paternelle s’impose, le fquih étant une autre image inconsciente du père, au Maghreb.

Les propos mordants sur le fquih qui « gloussa et se tapota le ventre » (Le déterreur , p. 31) à l’annonce d’un repas mortuaire, visent aussi la parole qui sort de sa bouche, il « débitait des versets interminables, la bouche écumante et les yeux très brillants (. . . ) et perdit la voix à force de prier, mais il mangea pas mal de viande et but des centaines de verres de thé. » (p. 33) . A travers l’autorité religieuse : Dieu, le prophète, le fquih, l’écriture s’en prend aussi à « ‘la religion, la péroraison ahanant trouant si peu le ciel, s’acharnant surtout sur les vivants, les tannant et les enchaînant à merci, les aliénant.’ » (p. 126) .

A l’anathème proféré contre le sacré, s’ajoutent la profanation de ses lieux : «‘ ils fêteront mon élimination au bordel et à la mosquée ’» (p. 41) et la violation des sépultures par le « mangeur de morts »/déterreur. La provocation est poussée jusqu’à la déclaration publique dans un langage délibérément trivial de la transgression de la loi socio-religieuse : « ‘Ici, dans le Sud marocain, on nous interdit tout : femmes, vin et cochon (. . . ) Je bouffais dans le Nord (. . . ) du jambon et je buvais du vin rouge (. . . ) je baisais très bien également.’ » (p. 13-14) .

La rumeur politique évoquée au début de la longue séquence qui s’ouvre dans Une odeur de mantèque (p. 125) se transformera au cours de cette conversation insolite de « je » avec un « tu », sans parole, en un discours accusateur : « ‘Et puisque nous en sommes là, nous dirons tout sur ces fabricants de cadavres ’» . La parole dénonciatrice assassine à son tour ceux dont le pouvoir « ‘consiste à écraser le peuple, à le museler, le maltraiter souvent pour qu’il ne puisse jamais relever la tête et demander des comptes.’ » (p. 130) .

Cette condamnation verbale du pouvoir tueur est pour ainsi dire autorisée puisque : « ‘je les connais bien, figure-toi ’» (p.125) . Notons que cette connaissance et cette fréquentation des rouages du pouvoir, cette proximité avec ses agents sont choses fréquentes dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine et fondent cette parole et ce regard intérieurs et impitoyables, jetés sur un système socio-politique.

Les références à l’histoire politique marocaine401 qui apparaissent tout au long de ce réquisitoire, soulignent le glissement de la fiction vers une réalité qui la dépasse en violence. Cette violence est crûment rendue par l’écriture de la dénonciation qui ironise, non sans cynisme : «‘ Douze balles dans le corps, c’est plutôt agréable, hein ! t’as pas le temps de sentir les crocs des bestioles (celles des viviers romains) ! Tu tombes et le tour est joué. ’» (Une odeur de mantèque , p. 128) . Elle énonce aussi : ‘« Revenons à nos moutons ! Nos enfants je veux dire, ceux qu’on vient de crever avec des balles »’ (p. 130) pour calculer froidement ce que coûte un fusillé (p. 131) .

Ces sordides calculs d’épicier permettent en quelque sorte au vieux d’Une odeur de mantèque , d’en venir à sa propre histoire laquelle se greffe sur l’histoire collective (p. 131-133) . Il y règne le pouvoir corrupteur de l’argent, des relents de trahison, une avidité exterminatrice ainsi qu’une menace constante. En somme, ce que le livre ne cesse de raconter de diverses manières.

Ces propos sur soi que livre « je » à un « tu » dont il sollicite l’écoute silencieuse, à plusieurs reprises (Une odeur de mantèque , p. 125-131) concluent ce passage sur la face sombre du pouvoir par une mise en garde qui cache en fait le dévoilement réitéré du drame intérieur de celui qui parle : être séparé de soi, être son propre ennemi : « ‘Je connaissais ce genre d’individu depuis longtemps. Oui je savais à quoi m’en tenir. C’est pourquoi je le réprime en moi, oui, je le désarticule quand c’est possible. J’aurai mieux fait de le bouffer carrément.’ » (Une odeur de mantèque , p.133) .

Dire « je » , parler de son intimité : le corps, les rêves, les fantasmes, se livrer dans sa nudité au regard collectif, mettre en avant son individualité constituent un acte hautement subversif et fortement réprimé par la société. On se demande dans quelle mesure la parole contestataire analysée ici ne ramène pas toujours chez Khaïr-Eddine à la question du « je » en tant que drame de la séparation de soi. Une mise en relation entre la problématique du pouvoir et celle du « je » se pose de façon cruciale. C’est sans doute la raison pour laquelle, la parole contestataire proférée par « je » exprime une violence tellement forte parce que justement liée à la question de l’identité.

Cette frénésie langagière va exploser dans la suite du texte d’Une doeur de mantèque pour donner lieu à un discours contempteur et vindicatif (p. 138-149) où ce que nous pourrions nommer le récit de Tanger constitue le théâtre d’évènements politiques et sociaux. Ce discours fustige tout un système de pouvoir fondé sur l’exploitation, la corruption et le complot.

Il pulvérise toutes les illusions, celles de ces « ‘batraciens venus de l’Occident, seuls messagers possibles de ce monde déjà mort ’» (Une odeur de mantèque , p. 141) comme celles de « ceux qui veulent aller ailleurs » (p. 141) . Stigmatisant ceux qui « veulent sans doute que tout le peuple s’exile pour qu’ils puissent faire du Maroc un énorme bordel, un hôtel pour touristes quoi ! » (p. 143) , la voix qui fuse dans ce passage dont on ne sait si c’est celle du narrateur ou des jeunes du Nord ou les deux à la fois402 prête d’autant plus à confusion qu’il se termine par : « ‘Ainsi me parlaient les jeunots du Nord. » (p. 143) ) , cette voix exhorte à « étriller le pays et le décharger de ses parasites. Car il faut en finir avec ces insectes qui vous bouffent le sang (. . . ) ’» (Une odeur de mantèque , p. 143) .

Toutefois, le processus de la démultiplication et de la dépossession de soi, à l’oeuvre dans Une odeur de mantèque semble trouver dans les figures marginales, - comme celle de ce « ‘Tikhbichin, trafiquant spécialisé dans le transport de la main-d’oeuvre vers l’étranger’ » (p. 145) - l’expression même du mal être et de la rébellion qui en découle : « ‘Je suis plutôt un chasseur de rois. Un hère pour mieux dire. ’» (p. 147) . Ce monde de violence et de corruption génère des rebelles dont le narrateur de ce récit.

Par ailleurs, la fonction du récit consiste non seulement à éclairer l’association - déjà constatée dans la littérature maghrébine entre la figure du Roi, celle du père et de Dieu ou de tout représentant de cette figure - autour d’une même problématique de la parole et du pouvoir, mais aussi d’exorciser une histoire individuelle et familiale violente, elle-même marquée par de nombreuses ruptures403.

Principale thématique de l’écriture maghrébine, la verbalisation du conflit avec le père donne lieu à une lutte des discours et à de nouvelles dénonciations qui érigent l’écrivain en transgresseur. Loin d’être une absence, le père chez Khaïr-Eddine est une figure centrale sur laquelle se focalisent la contestation du pouvoir et la parole transgressive. Le mot sur le père est corrosif, impitoyable et dénonciateur.

« ‘Papa, je te dis immédiatement que notre séparation remonte à la première gifle que tu m’as donnée. Il est en conséquence inutile que tu te hasardes plus avant dans cette région de mon sang aigre que je déballe et inspecte pour n’y rien gagner que de nouveaux tracas.’ » (Moi l’aigre , p. 107) . Douloureuse exploration du « sang aigre » , « porteur d’enfer » (p. 108) , l’entreprise scripturale engagée ici404 reste travaillée par la destruction et la disparition auxquelles le narrateur-scripteur de Moi l’aigre ne peut échapper : « ‘Je devais commencer par ma propre destruction ’» (p. 108) .

Animalité monstrueuse : « papa-le-mauvais-zèbre » (Le déterreur , p. 11) est tenu pour responsable d’une anormalité subie par le fils, il est même contesté dans sa paternité remise en question : ‘« Quelle est la goutte de sperme qui pourrait jamais me déterminer ?’ » , s’interroge le narrateur du Déterreur (p. 14) . Ce doute exprimé par le fils, répond au rejet du père qui n’a pas accepté la naissance de celui-ci : ‘« papa-le-mauvais-zèbre attendait quelqu’un d’autre et c’était moi l’arrivant !’ » (p. 11) ni sa différence : « ‘on tua en moi l’amour. On m’assassina moi-même, délicatement.’ » (Le déterreur , p. 119) .

La révolte contre le père se répand en invectives contre son avidité pour l’argent : « voulez-t-il que maman-la-vieille-chienne lui pondit un coffre-fort ? » (p. 12) et sa cruauté, le souvenir ainsi évoqué dans Le déterreur : « ‘Mais son père le gronda et mouilla une corde toute une nuit. Le lendemain, il le zèbra.’ » (p. 117) revient dans plusieurs textes.

Le père apparaît comme un despote exerçant son pouvoir répressif et abusif sur le fils et aussi sur la mère. C’est le fils qui se révolte et dénonce la répudiation de la mère (p. 69) , qu’il ne pardonnera jamais au père dont le comportement scabreux est pourtant légalisé. Par ailleurs, il révèle : « ‘A cette époque, son père forniquait dans le Nord (. . . ) Et comme il lui faut toujours plus jeune que lui, il n’a sans doute pas pu s’empêcher de renouveler son matelas de chair. Qu’il s’y frictionne (. . . ) avec les dards du cactus !’ » (Le déterreur , p. 108-119) .

La subversion de la figure patriarcale passe encore par l’accusation de collaboration avec le colonisateur dont le père « ‘n’était que l’instrument (. . . ) une marionnette sans plus. » (p. 45). La trahison et la lâcheté du père accusent un peu plus le reniement du fils qui va jusqu’à reconnaître comme père, le colon lui-même, autre pouvoir, supérieur celui-là, « Paradoxalement le commandant passait pour être mon vrai père, m’ayant souvent soigné (. . . ) présenté aux instituteurs de l’école (. . . ) où l’on passait sous silence les événements terribles qui se déroulaient chez nous et dont mon père et ses sbires essayaient de réduire la portée en éliminant à tour de bras leurs adversaires.’ » (Le déterreur , p. 45) .

Ce père honni, le fils en souhaite scripturalement la mort, fortement exprimée dans le rêve, maintes fois évoqué dans l’oeuvre, telle une obsession, ‘« Mon père hante pourtant mes rêves. Quand je le rencontre, je lui tire dessus (. . . ) Impossible de le tuer, il me renvoyait tout le temps mes projectiles. ’» (p. 57) , lit-on dans Le déterreur . Le père se dresse comme un spectre persécuteur, véritable dictateur contre lequel s’insurge le fils dans l’exil géographique et dans celui de l’écriture car la chaîne a fini par se rompre.

La rupture avec la lignée a pris des allures de fuite du pays et de la société rejetée à travers le père, de refus d’assurer la continuité du pouvoir patriarcal, rejet du commerce et de l’argent, héritage du père, pour plonger dans l’écriture qui devient espace et arme de la remise en cause de ce pouvoir : ‘« il a fallu partir, (. . . ) écrire un poème un seul dans quoi se désossait ce petit monde ravi d’être béat et nuisible, il a fallu nuire à ma famille, la terrer, déterrer, l’atterrer, me penchant dessus comme sur une loche sachant qu’elle resterait elle-même ou qu’on l’écraserait.’ » (p. 118) . Voilà qui éclaire le titre même du livre du Déterreur et donne un fondement au projet d’écriture.

Si malgré tout, c’est une relation d’identité qui lie le fils au père, il en est ainsi de « cette image du père tellement obsédante » dans toute l’oeuvre sur laquelle l’écriture revient pour proférer un discours réquisitorial contre les Berbères. L’apparition du père, « ‘c’est encore vers lui que mène le rêve’»  dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 80) , provoque l’irruption soudaine d’une parole en colère qui se cristallise sur une filiation berbère à la fois revendiquée et rejetée : ‘« Pourquoi revenir encore vers lui, moi tenu d’aller ailleurs, de vivre ailleurs (. . . ) Je n’y arrive pas, je suis dur mais il m’est impossible d’en finir, papa étant l’ombilic réel qui me relie encore aux berbères, à cette engeance qui ne se torche le cul qu’avec un caillou sec.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 80) . Il reste que l’identité par le père est mise en question. Le discours sur cette identité patrilinéaire traduit la perte que l’affirmation.

On retrouve cette ambiguïté relationnelle avec les ancêtres. Si les ancêtres et le passé sont souvent « cadavérisés » et irrespectueusement traités dans Agadir ou dans Le déterreur , par exemple, si la considération sociale qui leur est due, est subvertie en tant que contrainte donc pouvoir lui aussi sacralisé, le rapport avec eux est paradoxalement traduit, à son tour, en termes de perte : « ‘Je ne tiens des ancêtres qu’une rupture, un enterrement. Une immense et sereine solitude sans plus.’ » (p. 118) , peut-on lire dans Le déterreur .

Les derniers mots d’Agadir : « ‘(. . . ) je construirai un beau rire s’égouttant des rosées ancestrales’ » marquent l’attachement - manifesté par ailleurs par l’amour témoigné aux grands-parents dont la mort est souvent retracée comme une immense perte - au passé : « ‘souvenir mais réinventé passé aux couleurs d’une nouvelle vision, et partant sain neuf.’ » (p. 143) certes, mais passé tout de même accepté et intégré au présent.

Dans Une odeur de mantèque , l’écriture qui évoque les ancêtres et notamment les figures marginales, rebelles et mythiques, en vient à arracher l’une d’elles à « ‘un vague souvenir d’enfance ’» (p. 149) , « ‘le chanteur berbère l’Hadj Belaïd’ » (p. 147) , ‘« chantre des chleuhs’ » (p. 148) . C’est alors la mémoire culturelle berbère que les femmes s’acharnaient à transmettre au narrateur (p. 147-148) qui incarne la résistance à travers lui : « ‘Ils lui ont fait bouffer le bâton mais la poésie ne voulut point le quitter. ’» (p. 148) .

Remarquons, par ailleurs, que si le père et les ancêtres tiennent une place si grande dans l’oeuvre, c’est que l’écriture n’en a justement pas fini avec eux. Il est en effet, hasardeux de vouloir liquider le problème en termes catégoriques de rejet et de refus, sans saisir le caractère problématique du rapport au père et aux ancêtres lequel est aussi, rappelons-le, un rapport d’identité culturelle.

Il est vrai que nous assistons chez Khaïr-Eddine à un retournement du discours idéologique qui fonde l’identité patrilinéaire, immuable, comme étant un bien et une affirmation, introduisant la virilité scripturaire de cette identité en une parole du continu dont nous allons développer le sens et le symbolisme.

L’étude de la subversion du sacré et du pouvoir à travers la hiérarchie de l’autorité de type sacral conduit à constater, une fois de plus, la puissance de la parole qui s’inscrit comme contre-pouvoir. Non seulement elle transgresse l’interdit de parler du sacré mais, de plus, elle le subvertit par l’agression sémantique. A la violence du pouvoir oppressif qui s’exerce essentiellement par l’imposition du silence et de la censure, s’oppose la révolte langagière. Celle-ci passe par la langue désacralisée et la parole imaginaire. L’écriture du rêve et du fantasme qui restitue tout un imaginaire de l’enfance par le récit mythique et le conte, contrevient aux convenances sociales et morales. Il est significatif de ce point de vue que cela soit exprimé par le biais de la langue française, celle du discours transgressif.

Le discours rebelle transite donc par le biais de la langue française. L’usage dans l’écriture de cette langue désacralisée laïcise celle-ci, contrairement à l’arabe, langue du Coran, le livre par référence et par excellence qui, du fait de sa sacralité première et fondamentale, transcende et sacralise l’écriture et ne permet pas la parole transgressive.

Avec la langue française, « ‘il y aurait en quelque sorte passage du sacré, valeur première de l’écriture dans la culture maghrébine, au profane et profanation de la Parole, du Livre par l’écriture laïque’ » ce qui « ‘s’accompagne nécessairement d’une violation de tabous dans laquelle le coupable puise la sombre jouissance de plaisirs défendus’. »405 .

Paradoxalement, la langue française, langue de l’Autre, ancien agresseur, apparaîtra comme l’instrument de subversion, révélateur du négatif de sa propre société. Le Français va véhiculer tout le discours transgressif sur soi-même et formuler les tensions conflictuelles d’une société en crise, s’instituer enfin en langue du dévoilement.

Cette divulgation à l’Etranger, à l’Autre, s’apparente à une nouvelle violation, à une agression répétée par le regard de l’Autre à travers sa langue. Du fait même de la marginalisation que connaît la littérature de langue française au Maghreb, le Français permet à l’intellectuel maghrébin d’imposer sa parole contestataire, accusatrice et hérétique et de dire l’indicible sur soi.

Le dynamitage étant un principe interne et inhérent à l’écriture de Khaïr-Eddine, il s’en suit que tout est subverti et que tout est instrument de subversion ; la langue française n’échappe pas à cette règle. L’énonciation d’une parole imaginaire qui puise dans un contexte très éloigné de la langue, rend, par son intrusion, la langue, étrangère à elle-même et constitue un autre degré de subversion. Cette parole imaginaire envahissant l’écrit qui, culturellement, a, « ‘comme le Coran, avant tout valeur sacrale, et (est) toujours symbole de forte affirmation, valeur sacramentelle, pourrait-on dire (. . . )’ »406 nous semble être en dernier lieu et fondamentalement la véritable désacralisation et l’ultime subversion.

Mohammed Arkoun écrit à ce propos : ‘« L’axe de l’évolution historique du Maghreb est constitué par une dialectique intense et continue entre deux grandes solidarités fonctionnelles de quatre puissances s’opposant terme à terme. Les flèches verticales expriment la situation de domination des quatre puissances (Etat/Ecriture/Culture savante/Orthodoxie) constituées au temps de l’islam classique sur les puissances d’en bas (Sociétés segmentaires/Oralité/Culture « populaire » /Hérésies) qui, à la limite, sont vouées à la disparition par absorption dans l’espace socio-politico-culturel « officiel » . ’

Mais on sait, historiquement et sociologiquement, que les puissances d’en bas vouées à devenir des « survivances » , des « substrats » , n’ont jamais cessé de résister à l’action centralisée « jacobine » de l’Etat. On trouve là toute la signification actuelle de la résistance « berbère » (. . . ) Plus généralement, les notions de culture populaire, de dialectes, d’hérésies sont toujours vues et définies à partir du « centre » qui veut réduire les marges sociales, culturelles, linguistiques et religieuses à ses propres définitions. »407. L’écriture de Khaïr-Eddine théâtralise cette résistance de multiples façons.

Écrire dans ce cas, c’est oser la parole frappée d’interdit, la parole répudiée et censurée. Notons que le terme de censure est commun à la politique et à la psychanalyse. C’est donc à juste titre que nous nommons imaginaire une parole qui s’oppose au discours du pouvoir sacral et moral en même temps qu’elle s’indique elle-même comme hérétique et fantasmatique, doublement subversive.

Toute une parole de la transgression du sacré et du pouvoir manifeste le refus d’une identité que nous avons dégagée comme étant celle du père, figure symbolique du pouvoir sacral. L’écriture s’insurge contre le discours patrilinéaire sur l’identité, ainsi rejetée car, émanant d’une parole de pouvoir. Lutter contre ce verbe-identité univoque et oppressif constitue le fondement même de l’écriture et sous-tend son projet. De ce point de vue, la pratique scripturale met en place un véritable système langagier de contre-pouvoir par l’émergence d’un autre type de parole.

Il s’agit alors d’une révolte vue comme une profanation de la loi de succession des générations inscrites par et dans le jeu de la mort. La profanation devient acte de destruction symbolique d’appartenance, c’est une mise en exposition de soi sous le regard d’autrui, franchissement d’un interdit social. 408

Cette entreprise s’effectue dans l’ambiguïté de la survalorisation et aussi la fascination de l’écrit et un rapport avec l’oralité empreint à la fois de fierté et de culpabilité. Que signifie alors écrire ? Que cherche l’écriture à transmettre ? Compte tenu du contexte culturel maghrébin où le signe écrit est en rapport étroit avec le théologique, ne s’agit-il pas alors de le « déthéologiser » ?

Notes
397.

Bruno ETIENNE. Le Maghreb musulman en 1979. Paris : C. N. R. S.

1981, p. 258.

398.

« Plus qu’ailleurs il existe au Maroc une corrélation entre le

système d’autorité et la structure familiale. » Bruno ETIENNE. Ibid.

399.

Celui de Corps négatif .

400.

Comme ceux de Mars 1965.

401.

Les putschs manqués de 1972-73, l’épisode d’Oufkir, les tentatives

échouées d’assassinat du roi.

402.

Le dialogue (p. 142-143) .

403.

Semblables à celles qui ont traumatisé le champ socio-politique.

404.

« Je me suis engagé dans un rêve sans merci » (Moi l’aigre , p. 107) .

405.

Jean CHEVRIER. « Propédeutique à une étude comparée des

littératures nègre et maghrébine d’expression française » in

Traces : Linguistique/Sémiotique. N°4, Rabat, 1980, p. 14-25.

406.

Gilbert GRANDGUILLAUME. « Langue, identité et culture nationale

au Maghreb » in Peuples méditerranéens . N°9. Paris, oct. - déc.

1979, p. 3-28.

407.

« Penser l’histoire du Maghreb » in L’état du Maghreb (sous la

direction de) Camille et Yves Lacoste, Paris/Casablanca : Ed. La

Découverte/Le Fennec, 1991, p. 48-50.

408.

Nabile FARES. op. cit. p. 258.