2) : « Le corps inaugural ».

Dans la première partie de notre recherche, nous évoquions l’importance de l’espace dans l’oeuvre et l’écriture de Khaïr-Eddine, notamment dans sa dimension « sudique » . Celle-ci se dessine, pour nous, comme « corps inaugural » à la fois réalité géographique et culturelle : le Sud marocain et aussi dimension symbolique et imaginaire : le « sudique » en cela rattaché à l’espace de l’oralité et à son discours tels que nous nous proposons de le comprendre ici.

Parler de « corps inaugural » , à ce stade de notre recherche, c’est montrer la présence, l’omniprésence d’un lieu dans l’oeuvre dont on devine petit à petit, au fil d’une lecture analytique, attentive, qu’il est plus qu’un espace géographique, ce dernier constituant déjà un repère en tant que tel. En effet, si c’est à priori un pays marqué par la présence d’une montagne de plus en plus singulière, il apparaît comme un site associé à un corps physique, celui des femmes du Sud et plus symboliquement celui de la mère, on verra qu’il est surtout espace de parole et qu’il devient matriciel à différents points de vue. Comment le territoire physique, celui du Sud devient-il espace-corps, lieu de parole et d’écriture, c’est-à-dire une matrice scripturale en quelque sorte ? On le voit, ce « corps inaugural » nous projette au coeur même de ce que nous pensons être l’origine de l’écriture de Khaïr-Eddine.

L’omniprésence du Sud dans l’oeuvre constitue l’écriture du retour vers ce lieu qui devient de ce fait non fixe, espace migratoire de va-et-vient. C’est pourquoi, comme nous l’avons relevé plusieurs fois, il y a toujours chez Khaïr-Eddine, par rapport au Sud, un car en partance ou de retour !

Rappelons ici le début d’Agadir, livre qui inaugure l’oeuvre : « ‘C’est le matin enrobant les derniers toits de ma ville natale tout à fait devant soi l’horizon moite percé de rayons aigus (. . .) l’autocar traîne sa carcasse poussive (. . . )’ » (p.9) . Notons l’éloignement du pays natal, la séparation qui va dans le même temps commander le retour incessant de l’écriture vers ce lieu. Constatons tout de suite, et c’est ce qui nous intéresse, que l’évocation du lieu inscrit constamment ce va-et-vient de la parole au lieu et du lieu à la parole et que ce mouvement effectue un détour par le corps féminin.

Une odeur de mantèque illustre ce mouvement qui s’accompagne d’une confusion du lieu et de la chair génératrice du « corps inaugural » . La mise en écriture de ce retour (Une odeur de mantèque , p. 156-171) à la fois vécu, rêvé et imaginé - pour l’écrivain, alors en exil - opère une plongée dans le corps inaugural de la mère : « C’est de là que t’es sorti. » (p.156) , dit-elle au narrateur de ce souvenir qui affleure le premier à la surface de sa mémoire. Celle-ci associe dans une même expression du maternel des images élémentales : « rivières, torrents, rochers » (p. 156) et le sexe maternel « vu » (p. 156) dans l’enfance.

Les mots pour le dire semblent provoquer une émotion telle que les nombreux points de suspension, d’interrogation et d’exclamation traduisent non seulement le bouleversement créé par cette vision mais aussi celui que fait renaître son émergence dans l’écriture mnésique. Poursuivant son investigation dans le matriciel et l’originel, celle-ci entreprend alors l’évocation de ce long, pénible et pourtant exaltant voyage vers le pays « sudique » , pays de l’origine, hautement féminisé.

Ce retour vers « le roc natal » (Une odeur de mantèque , p. 160) s’effectue toujours chez Khaïr-Eddine, en car. Celui-ci « ‘porte tout le monde dans son gros ventre’ » (p. 157) . Il constitue ainsi un espace protecteur pour le voyageur qui doit subir un trajet pénible avant d’arriver chez lui : « ‘Tout dévorait ici cette terre qui montait vers les vitres du car à l’assaut des voyageurs (. . . ) mais tous tentaient d’oublier’ » (p. 158) . Enfin, le car partage avec le voyageur les émotions de l’arrivée au pays : « ‘(. . . ) en s’essoufflant vers l’Anti-Atlas ! » , en « s’ébranlant ’» 409 à l’apparition de « la montagne violette » .

Ici, la transformation métonymique qui assimile le car aux voyageurs permet d’inscrire le désir dans le mouvement et le mouvement dans le désir, tous deux constitutifs de cette écriture du retour. La mobilité du car est toute chargée du désir qui anime les voyageurs. La mise en branle est mise en mouvement sous l’impulsion du désir.

La transformation agit aussi sur le langage qui livre l’émoi ressenti d’abord dans le désordre des sens, marqué par les nombreux points de suspension (p. 156-159) , puis, qui trouve une expression plus maîtrisée, plus poétique et plus précises des émotions éprouvées : « ‘Et brusquement apparaît la montagne violette, le car s’étant ébranlé depuis longtemps. La montagne (. . . ) Je me vois là (. . . ) J’y suis (. . . ) Je suis enfin chez moi (. . . ) Pas encore, petit, du calme ! T’es pas encore arrivé (. . . ) C’est vrai (. . . ) Le car (. . . ) L’enlaçant presque (. . . ) Bras trop court pour cette masse énorme, trop lent et par là même chargé d’une énergie formidable, d’un désir qui se répercute dans tout le corps du voyageur, l’aveugle au point de maudire le fric, les petits plaisirs de la vie courante, tout, hormis cette montagne douloureusement incrustée dans sa peau (. . . )’ » (Une odeur de mantèque , p. 159-160) .

Ainsi, tout ce passage du livre forme un énoncé se déployant sur plusieurs lignes sans interruption, les propositions s’agençant dans un même souffle, sans heurt, les images jaillissant spontanément d’elles-mêmes, avec une puissance créatrice se nourrissant du renouveau engendré par la montagne régénératrice : ‘« qu’il retrouve et savoure dans cet insecte de métal qui caresse doucement le roc, lui communiquant ses moindres pulsations, ses rêves les plus secrets, ses joies fastes, balayant ainsi en lui toute trace de honte, toute tristesse, le rééditant à nouveau, jeune homme lavé des doutes ne conservant de son ancienne vie que la douceur, la beauté, être derechef remis en circulation, être neuf qui ne connaît plus la peur, l’angoisse, homme nouveau giclant de cette montagne comme un feu follet, guilleret (. . . )’ » (Une odeur de mantèque , p. 160).

L’écriture retrouve ainsi un pouvoir d’évocation, une harmonie et une force poétique à la mesure de cette montagne vers laquelle elle est toute tendue dans une rencontre exceptionnelle. Féerique, magique, à la fois fuyante et changeante, la montagne « sudique » reste un point de repère fondamental : ‘« La montagne s’assouplit quand on va vers elle (. . . ) bleue le matin (. . . ) A l’est, à l’ouest, où que tu regardes, elle va, vient, toujours plus haute, ne ressemblant jamais à l’image que tu en as gardée (. . . ) Violette avec des diffractions simultanément jaunes et mauves quand le soleil l’embrasse par-derrière du côté du levant (. . . ) ’» (Une odeur de mantèque , p. 159) . Objet de tous les désirs - « ‘Tous reluquent la montagne’ » (p. 159) - elle est bien ce corps avec lequel toutes les retrouvailles sont célébrées par le rituel du sang sacrificiel et par le poème qui chante ces « ‘Noces de soleil et d’ombres, de couleurs originelles qui ne procurent plus qu’un apaisement souverain, une antique gloire oubliée sous les fumées et les maléfices dont l’agitation du Nord pétrifie les villes (. . . ) Ainsi commencent les retrouvailles de l’homme et du pays ’» (Une odeur de mantèque , p. 160) .

Le retour est ainsi rencontre virginale, comme le suggèrent ces « noces » et l’image de « ‘l’exilé (qui) gagne sa maison à pied, portant en bandoulière un sac de toile blanche que le sang de la viande410 imprègne d’auréoles brunes’ » (p. 162) . Retrouver la montagne natale, c’est donner libre cours au verbe poétique comme le montre la représentation mythique de la montagne, c’est libérer en soi la parole : « ‘Et lui-même, enfin, prend la parole et raconte (. . . ) Et il parle, parle pendant que tous l’écoutent et se régalent du moindre de ces mots (. . . ) suspendus à cette toile d’araignée que son récit tisse progressivement autour d’eux (. . . ) les enserrant en elle (. . . ) les tenant à sa merci tout le temps qu’il restera dans le bled (...) C’est un dieu tombé du ciel, non pas tombé mais seulement descendu des nues pour quelques mois, le temps de voir comment c’est, de se régénérer un petit coup. ’» (Une odeur de mantèque , p. 163-165) .

Il apparaît alors qu’en se régénérant dans l’espace originel, la parole est elle-même régénératrice de l’être. N’est-ce pas ce qui a motivé un récit tel que celui d’Une odeur de mantèque comme la plupart de ceux qui constituent l’oeuvre ? Très souvent, le récit débouche sur un retour chez soi qui ne manque pas de provoquer à la fois exaltation, régénérescence, interrogation et remise en question. Le lien ainsi établi permet d’aborder le récit à la fois comme un éveil de la conscience individuelle et collective et comme une réappropriation du verbe.

Dans ce sens Moi l’aigre constitue déjà une double prise de conscience et de parole, en marquant le retour à une parole réinvestie de sa force primale, celle de « l’autre transe » (Moi l’aigre, p. 6) , hors des « ‘discours martelés au point de pourrir mon règne’ » (p. 6) , hors aussi de « ‘l’introuvable papa qui jargonne’ ! » (p. 6) que récuse d’emblée le narrateur du récit. Nous sommes ainsi dans la contestation et la revendication !

L’exemple le plus significatif de cette écriture qui se nourrit du rapport avec le corpus « sudique » est sans doute Légende et vie d’Agoun’chich . Dés l’abord, le ton y est ainsi donné, celui de la connivence, de l’accord et de la réintégration d’un collectif que le « je » des autres textes avait rejeté avec violence. Au contraire, ici, la complicité s’instaure immédiatement à travers la langue, celle du guide-conteur qui s’adresse à « vous » , voyageurs dans l’espace du pays/texte avec lesquels il partage les sensations et les émotions de la (re)découverte d’un lieu : « ‘Quand vous débarquez dans un pays (. . . ) ce qui vous frappe avant tout, c’est la langue que parlent les gens du cru. Eh bien ! le Sud, c’est d’abord une langue : la tachelhït’ » (p. 9) .

S’énonce alors une parole de partage et d’intense communication émotionnelle. Sans doute, faut-il voir dans l’effacement du « je » , par ailleurs si mis en avant, l’expression d’une pudeur dans l’émotion ressentie par celui qui se dévoilera peu à peu comme « l’enfant du pays » . Or, cette parole fusionnelle du conteur va à la rencontre de ce qui s’associe prioritairement au lieu (re)découvert : la langue, dite maternelle : « le berbère tamazight » (p. 9) , dimension essentielle du pays « déserté » . C’est donc sous le double signe de la langue que prend naissance l’écriture du livre-voyage au coeur de l’espace « sudique » .

Le sens des propos sur l’arganier, élément qui symbolise à lui seul le Sud dans sa lutte pour la survie, sa capacité de résistance, son combat pour la terre, la culture et l’identité dans Légende et vie d’Agoun’chich rejoint ce que nous analysions ci-dessus dans l’approche qui se sert de la description et du commentaire, sans doute pour contenir l’émotion de la rencontre. Cette approche n’en est pas moins emprunte de désir et de sensualité et semble différer l’instant de la fusion qui va totalement libérer l’imaginaire : « ‘Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé. ’» (p. 21) .

Évoquant ces « arbres épineux, mille fois vaincus et mille fois ressuscités » , la parole saisit dans une même étreinte les éléments et les êtres : « ‘L’arganier est sans doute le symbole le plus représentatif de ce pays montueux que la légende auréole de ses mythes patinés et de ses mystères dont le moindre effet est de vous nouer imperceptiblement la tripe lorsque vous rencontrez un de ces vieillards éternels dont les rides disent une histoire de sang versé, de lutte pour la survie entrecoupée de joies simples et fugaces’. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 10) . On aura noté au passage le parallèle entre les arganiers indestructibles, «‘ Rien ne vient jamais à bout de leur résistance ’» (p. 9) et les ‘« vieillards éternels (. . . ) imperméables aux influences corruptrices’ » (p. 12) , tous deux porteurs et gardiens de l’histoire du Sud.

On le voit, cette évocation du Sud, espace concret, physique, n’échappe pas à l’emprise de l’imaginaire par lequel il apparaît à tout instant comme source et lieu narratifs où peut se déployer une parole chargée d’histoire, de mémoire et de mythe, « ‘pourvoyeuse des significations cachées du monde ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 10) , à l’instar de la femme berbère, évoquée dans ces premières pages. Élément symbolique de ce lieu auquel elle est identifiée, la femme berbère inspire à l’énonciateur de ce commentaire anthropologique sur le Sud des propos dont la teneur trahit l’emprise de l’imaginaire sur cette parole « sudique » , caractéristique de l’écriture de khaïr-Eddine.

En effet, la femme berbère va générer une représentation physique et symbolique qui sera aussi la promotion d’une part identitaire enfouie, occultée et même sacrifiée dans l’individu, pourtant première puisqu’elle renvoie « ‘aux significations cachées du monde (dont) de tout temps, la femme berbère a été pourvoyeuse’ » (p.10) et qui exalte donc cette dimension imaginaire qui fonde l’écriture.

L’énonciateur se lance dans un véritable hymne à la femme du Sud, à travers un tableau paradisiaque où domine une image très colorée et vivante, à l’instar de la montagne évoquée ci-dessus dans Une odeur de mantèque . Marquant le paysage du Sud, le rouge et le noir de ses vêtements colorent ce lieu qui est associé à elle : « ‘Le Sud, c’est aussi l’habit des femmes (. . . ) Comme on le voit, la femme chleuhe, qui vit toute l’année dans sa montagne, est d’abord un être doublement coloré : un être extérieurement rouge et noir. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 10) .

Fortement dominantes dans l’espace évoqué, ces couleurs introduisent - quand on s’arrête au symbolisme universel des couleurs - l’idée d’association du corps de la femme à la terre et au terroir à travers le thème de la fécondité et de la fertilité que sous-tend la couleur noire.411 Le texte souligne d’ailleurs l’abondance apportée par une nature hautement féminisée, à travers la présence « ‘dans chaque maison d’une ou deux vaches laitières’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 11) .

Le symbolisme du noir est doublé par celui du rouge qui renvoie à la force vitale et au mystère de la vie.412 L’assimilation de la femme berbère au terroir se poursuit dans ce tableau bucolique qui tisse un lien physique et symbolique entre la femme et la nature : « ‘Elle composait avec les éléments, elle était les éléments (. . . ) Elle se confondait avec la renaissance de la Nature. ’» (p. 11) .

Désir et sensualité caractérisent cet espace flamboyant où résonne le chant libre et épanoui d’un être féminin en accord avec la terre, vivant au rythme du monde et de la nature, donnant libre cours à son désir qu’elle exprime - à travers la scène des jeunes filles bavardant et s’épanchant au crépuscule - et qu’elle provoque aussi, laissant parler son coeur et son corps, circulant librement, travaillant dans la joie et la liberté !

Jeunesse, beauté, épanouissement et liberté sont l’apanage de « cette déesse bienveillante » (p. 11) trônant sur cette nature d’un autre temps que circonscrit tout le passage introduit par « De tout temps » et exprimé dans un passé lui-même porteur du mythe. «‘ Les changements de saison se transformaient en festivités dionysiaques où le désir vital acquérait une dimension propre aux mythologies les plus envoûtantes. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 11) .

Saisie par une profonde nostalgie, l’écriture puise dans la force du mythe qui transfigure la réalité, son propre pouvoir de renouvellement et de transformation de la nostalgie en dynamisme créateur. L’écriture devient alors plongée dans le corps inaugural, celui du « ça a commençé » , évoqué par Khatibi413, corps de la langue, du lieu « sudique » et de la femme. C’est pourquoi, la perte et la quête du récit est à chercher dans celles du lieu en tant que symbole de ce « corps inaugural » .

Si Une odeur de mantèque puis Légende et vie d’Agoun’chich illustrent de façon significative le propos que nous tenons ici, un texte comme Le déterreur offre lui aussi une belle illustration de ce Sud qui y apparaît comme une parole mythique, celle de la parole-mère, qui est aussi désir. La terre « sudique » y devient alors espace maternel, coupé de la ville où se trouve le père qui répudie. Si dans un premier temps, le Sud est entaché de négativité parce qu’il marque la « répudiation » du fils par le père, il est ensuite vécu comme lieu paisible, exil sécurisant car associé à la mère : « Le Sud ! Le Sud ! Ma Mère, la vraie » , retour au « Ventre du torrent » (Le déterreur , p. 119) .

Il est ce lieu maternel, lieu de l’enfance, désormais inaccessible, auquel seules, l’écriture, désir tendu vers cette projection mythique et la parole imaginaire permettent le retour et la fusion harmonieuse : ‘« Ma mère que je retrouvai qui n’appartenait plus qu’à moi seul errant dans la montagne chassant la perdrix, la colombe et les lièvres. Grâce à quoi je me suis nourri.’ » (Le déterreur, p. 119) . On aura remarqué au passage, l’association à la mère de la nature nourricière ainsi que celle de l’errance et de la liberté, rencontrée aussi dans Légende et vie d’Agoun’chcih .

Le rapport avec la mère nous semble aussi suggéré dans le symbolisme et la signification du texte. En effet, la situation de claustration dans laquelle se trouve le narrateur dans son corps-prison, coupé du temps et du monde extérieur, est tout à fait symbolique de l’univers fermé de la femme maghrébine. Que font les femmes cloîtrées dans le monde clos qui est le leur ? Elles racontent des histoires, elles s’échappent par l’imaginaire.

C’est aussi ce que fait la narratrice dans Les mille et une nuits pour déjouer ce temps carcéral qu’est la mort et son attente. Le pouvoir sacral qui cloître la femme et enferme le mangeur de morts dans sa tour/prison, son corps, objet de censure tout comme le corps de la femme, ce pouvoir oppressif est ainsi subverti par l’imaginaire. Là encore, le Sud, où se trouve la tour-prison, lieu d’émanation du récit, se fait parole et corps, lieu féminin, maternel, d’un dire, désir et manque, générant le récit même.

Notre étude s’est attachée à montrer comment le verbe du conteur-déterreur restitue par son propre fonctionnement un espace et une symbolique de l’oralité, marqués par la figure maternelle, essentiellement à travers une symbolique de l’espace « sudique » . En cela, l’écriture inscrit ces deux éléments comme parole maternelle, parole-mère, en opposition avec le discours sacral, évoqué précédemment.

En effet, le récit se trouve au coeur de ces lignes consacrées à la femme berbère, célébrée comme initiatrice et nourricière d’imaginaire, porteuse et transmettrice du « désir vital » , détentrice du mystère de la vie et de la création. « ‘Pourvoyeuse des significations cachées du monde » , donneuse de « la culture ancestrale ’» par « ‘un travail de patience et de méthode qui consiste à nourrir le cerveau de l’enfant de légendes symboliques tout en lui faisant connaître les beautés diverses et immédiates de la terre ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 10) , elle est cette voix et ce corps auxquels renvoie le récit premier et qui «‘ maintiennent la mémoire d’un récit et sa primauté généalogique ’»414. C’est bien à partir, autour d’elle et vers elle que se déploie l’énonciation de ce tableau introductif dans lequel elle occupe une place centrale.

Elle incarne à la fois un récit premier et perdu ainsi qu’un Sud originel qui s’est décomposé dans l’oubli et la perte de ce récit inaugural et essentiel. La femme apparaît au fil du commentaire comme l’archétype d’une société, autrefois forte et glorieuse mais aujourd’hui en pleine décomposition, de sa splendeur passée et de sa déchéance actuelle. « ‘De fines et sveltes qu’elles étaient, elles deviennent adipeuses et lourdes. Et peut-être oublient-elles de communiquer à leur progéniture ce que leur avait transmis leur mère. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 12) . N’est-ce pas à restaurer cet espace-récit premier que s’attache l’écriture du livre et de l’oeuvre tout entière ? La reconstruction du lieu qu’opère cette première partie du livre oscille entre « l’oubli » et la « renaissance » dans « la recherche inlassablement recommencée de soi » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 16) .

Entre l’approche initiale du lieu, faite à la fois de lucidité analytique et de vive émotion (p. 9-10) et la plongée dans la terre-mère qu’annonce déjà le tableau hautement symbolique sur la femme berbère (p. 10-12) , pointent la menace et l’inquiétude devant l’abandon du lieu, du « corps inaugural » qui est aussi abandon de soi (p.12-16) . « ‘On ne peut efficacement communiquer avec les autres qu’en étant soi-même bien ancré dans sa culture, le mot culture signifiant ici terre et connaissance viscérale de cette terre.’ » (p. 12) . L’écriture de khaïr-Eddine ne cessera de dire cet abandon, cette perte de l’espace « sudique » , espace de l’oralité, lieu maternel. Rappelons que pour l’écrivain, quitter le Sud, c’est abandonner la mère et cette « ‘culture terrienne, organique, qui est la base de toute connaissance ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p.15) dont elle est l’initiatrice.

La terre « sudique » , « terre orpheline » (p. 14) , à laquelle est rivée toute la production de khaïr-Eddine, s’inscrit comme espace de la parole et comme parole elle-même, comme « culture terrienne » qui, s’inquiète de dire le narrateur « ‘tend à s’effriter comme sous l’effet d’un rejet collectif’ » (p. 15) . N’est-ce pas d’ailleurs cette inquiétude qui travaille l’écriture lorsque celle-ci s’emploie à restituer par son propre fonctionnement cet espace et cette symbolique de l’oralité ? « ‘La perte de l’identité a pour cause profonde la perte des racines.’ » (p. 16) , dit l’énonciateur de ces menaces et de ces inquiétudes.

La fin de la première partie du livre (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 16-21) marque l’arrivée de « l’enfant du pays » dans son village « Tafraout » . Ces retrouvailles sont scellées dans « un sentiment de paix » et « ‘baignent dans une torpeur chaude et quiète’ » (p. 16). Elles donnent lieu à une redécouverte du familier, favorisent l’ouverture du « coeur » (p. 20) . Autant dire que ce retour au pays de l’enfance est incontestablement une plongée dans le lieu maternel : « ‘Quel régal après les vins forts de l’errance que le broc de petit-lait saupoudré de thym moulu !’ » (p. 21).

C’est dans la chaleur et l’émotion des retrouvailles, autrement dit un éprouvé corporel intense, que s’opère le passage du lieu à la parole, que va naître le récit de la légende : « ‘On est véritablement à l’écoute des musiques de l’enfance (. . . ) Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé. ’» (p. 21) . Le passé évoqué est celui de la légende de l’ancêtre fondateur. C’est alors que le texte change de registre avec l’énonciation du rituel « Il était une fois » (p. 22) qui inaugure le récit fondateur, à l’instar de l’ancêtre, nomme le lieu originel, « ‘appelé Tamda n’Ouqqa, ce qui signifie mer intérieure.’ » (p. 22) , évoque le « grand cataclysme » auquel échappèrent l’ancêtre et sa famille à travers une longue errance.

Ainsi, tous les éléments du mythe fondateur sont mis en place dans cette séquence (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 22-23) , introduite par le rituel du conte, situant un temps non temps, celui des origines, de l’imaginaire et de l’oralité à laquelle il est fait référence ici. « ‘La légende » , « on raconte encore de nos jours » , « la chronique dont on ne possède aujourd’hui que des bribes » , « on rapporte ’» et enfin « ‘la mémoire et le coeur des hommes’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 22-23) sont autant d’expressions multipliées de l’autre origine revendiquée cette fois-ci par l’écriture, celle de l’oralité en tant que modalité du dire. Il s’agit donc de désigner une double origine, celle de la tribu et celle du récit qui fonde son histoire.

De ce point de vue, la signification des mots qui désignent l’ancêtre et le lieu originels éclaire la portée symbolique du récit né de la plume de l’écrivain. En effet, « Oufoughine » , nom de l’ancêtre fondateur, renvoie au pluriel de « oufough » exprimant en berbère « ce qui sort de quelque chose ». Quant au mot qui inscrit le lieu originel, le narrateur l’explique lui-même, c’est « mer intérieure » (p. 22) . Il ajoutera plus loin que c’était « ‘une cité florissante au milieu d’un désert de pierre (. . . . ) elle devint redoutable, si inquiétante même qu’on dut la détruire. De là sans doute l’origine de ce fameux cataclysme si vite confondu avec une guerre.’ » (p. 24) . Nous sommes bien dans l’ordre de la parole qui engendre et dans celui de la question de l’enfantement liée à la création comme vide et en même temps nourriture, mère nourricière, dont la fonction est maternelle et aussi dans l’ordre de cet objet dont l’absence et la présence travaillent l’écriture.

Celle-ci ne cesse de montrer que l’espace de l’oralité se situe du côté de la femme et reste marqué par la figure maternelle. Cette dernière est au coeur de scènes-récits, récurrents dans l’oeuvre. Celle de la mère malheureuse, attendant le retour du fils, hante le champ scriptural. Elle y apparaît comme une figure soumise, sous des aspects négatifs qui semblent révolter le narrateur de la plupart des textes. Elle reste liée à la culture traditionnelle dite aussi « maternelle » .

En témoignent le micro-récit dans Légende et vie d’Agoun’chich (p. 36-39) , celui de Hmad Ou Namir415 (p. 68-70) ou encore la légende même d’Agoun’chich qui va abandonner mère, femme et fille pour venger sa soeur et entreprendre un voyage vers le Nord, véritable marche vers la mort, en tant qu’éloignement de soi, du Sud et de « ‘la culture terrienne, organique (. . . ) base de toute connaissance ’» (p. 10-12) dont les femmes sont les initiatrices (p. 10) . De ce point de vue, le songe d’Agoun’chich (p. 69-70) qui se réfère à la figure mythique, berbère de Hmad Ou Namir éclaire une dimension du récit qui nous occupe - et sans doute de l’oeuvre de Khaïr-Eddine - dimension liée à notre problématique et à la question du maternel.

Il semblerait que l’écriture cherche à reconstituer une sorte de lieu-temps matriciels, celui de l’origine et de l’ancestral, celui de la légende d’Agoun’chich, épopée primordiale et surtout, le sien, celui de sa propre parole. La multiplication des « on dit » , « on raconte » , « on rapporte » , tournures impersonnelles - n’excluant pas le dialogue, ni le monologue - , l’irruption de l’histoire, la description des villes, qui sont autant de commentaires de la part du narrateur, les diverses sollicitations adressées à « l’auditoire » - rappelons-nous le « vous » de la première page du livre - tout ceci vise à faire du récit le lieu d’une véritable communion dans le voyage à travers l’espace, le temps, l’histoire et l’imaginaire.

C’est dans le plaisir du jeu que se nouent les liens avec « le corps inaugural » , y compris à travers le ton épique de l’écriture de ce livre. Il faut aussi y voir un mode de résistance dans l’ambiguïté entretenue par le verbe du narrateur ! Nous ne nous départons pas de l’argument essentiel de l’épopée : chant d’un combat. La lutte pour la survie ne se trouve-t-elle pas en dernier lieu dans cette revanche de l’imaginaire sur le réel avec lequel il entretient pourtant des rapports ? Le texte devient réceptacle de la mémoire collective, rejoignant « ‘la finalité de l’épopée, relative à la fonction vitale qu’elle remplit pour le groupe humain (. . . ) pour l’auditoire à qui elle est destinée (qui se la destine) , elle est autobiographique ’»416 .

Légende et vie d’Agoun’chich se donne à lire comme récit d’une vie collective, commune à Agoun’chich, au peuple du Sud et au conteur-écrivain, lequel insère dans la légende son propre retour au pays (p. 9-21) . La fiction instaurée ici constitue un bien collectif - la légende ne vient-elle pas de ce patrimoine culturel du Sud, de ce « corps inaugural » ? - , un plan de référence et la justification d’un comportement, exaltés à travers le chant de la valeur guerrière et la capacité de résistance.

De ce point de vue, la multiplication des micro-récits constatée dans le chapitre de présentation (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 26-47) pose ces derniers comme des jalons, des repères, malgré leur fugacité, face à la constante menace de disparition qui pèse sur la mémoire, l’histoire et la culture du lieu. Ils figurent la préservation de cette « énergie vitale » maintes fois évoquée par l’écriture et qui transporte celle-ci, non pas vers la fin du chapitre mais plutôt vers son inachèvement grandiose qui a valeur d’éternité : «‘ On alimentait constamment ces gigantesques foyers. Par-delà les siècles et les millénaires, les croyances des races et les tumultes de l’histoire, les hommes répétaient les gestes de leurs ancêtres communs, adorateurs de l’énergie vitale. Ils communiquaient secrètement avec le principe cosmique élémentaire comme si quelque atome essentiel reflétait en eux l’instant critique du « big-bang »417 primordial quand l’univers fut créé à partir de l’explosion d’un noyau d’une densité incalculable dans un embrasement démesuré’.» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 46-47) .

Opérant toujours dans l’imbrication du réel et de l’imaginaire, la narration rend bien compte de la proximité du sacré et du profane dans le monde de l’oralité qu’est l’univers des deux voyageurs que sont Agoun’chich et « le Violeur » (p. 55-58) , L’acte religieux lui-même est emprunt de paganisme et d’irrationnel. Elle fait apparaître la présence au sein des mêmes individus de l’instinctif - qu’illustrent bien les deux personnages dans leur aisance face à une nature rude mais aussi dans leur attitude de méfiance vis-à-vis des autres - et de la force, de l’honneur et de la virilité, incarnés par le vieillard qui parraine en quelque sorte le voyage d’Agoun’chich et du violeur.

L’espace génère le rêve et une parole faite de songes, de mythes, de croyances et d’obsessions. Avec ses mystères et l’imaginaire qu’elle suscite, la montagne est lieu de diverses rencontres avec les ombres qui l’habitent, rencontre avec l’Autre, le féminin en l’occurrence et rencontre avec soi. Dans cet espace magique, les êtres se structurent et gagnent en épaisseur. Pour ces êtres de légende que sont « le Violeur » et Agoun’chich, les manifestations irrationnelles, le rêve, le songe sont primordiaux. Or, le rapport avec l’irrationnel et le rêve - celui du « violeur » (p. 64-67) notamment - permet une triple révélation : l’ombre de la mort, ce qu’est Agoun’chich qui parle ici de lui-même, ce qu’est son double antithétique, le violeur et la double postulation de la figure qu’ils symbolisent tous deux.

Dans une telle insécurité, celle de l’espace scriptural figuré dans le livre par l’espace du voyage, espace féminisé de la nature418, la parole va mettre en oeuvre sa fonction protectrice. Ainsi, face au mauvais présage, le violeur, parti à la chasse, se parle à haute voix (p. 62-63) , parce que les mots prononcés ont une présence si forte qu’ils peuplent cet espace générateur d’imaginaire. Il suscite une écriture qui évolue d’apparitions en rêves et qui reste sous l’emprise de l’imaginaire.

Le récit se déroule entre songe et mythe (p. 69-70) et narre toujours l’exil, ici « l’exil céleste » (p. 69) et le combat sur soi. Une nouvelle fois, la figure maternelle surgit dans la narration d’un songe d’Agoun’chich qui s’inspire du mythe, récurrent dans l’oeuvre, de Hmad Ou Namir qui fonctionne comme une mise en abîme d’un autre mythe rapporté par l’écriture, celui de Hmad Ou Moussa. En instaurant la confusion entre songe et mythe, revisité par Khaïr-Eddine, l’écriture incite au parabolique, c’est-à-dire à voir dans les songes narrés, la métaphore de tout le récit ainsi qu’une similitude de situation avec la propre vie d’Agoun’chich. Nous avons alors en quelque sorte une forme de récit dans le récit. Celui d’Agoun’chich, qui est déjà une légende, se comparant au mythe, celui de Hmad Ou Moussa ou encore comme ici, celui de Hmad Ou Namir. Quoi qu’il en soit, c’est le symbolique et l’imaginaire, de façon générale, qui restent la référence dans cet univers de l’oralité.

C’est bien dans cette oralité que le récit trouve le fil conducteur qui le mène, non pas au voyage vers le Nord mortel, qui n’aboutira d’ailleurs jamais, mais dans une plongée dans le mythique lui-même habité par la mort. Le récit se constitue par couches successives, dans l’évocation de divers mythes et la narration de songes significatifs quant au sens du voyage entrepris. Notons alors l’adhésion de l’écriture au mythe, c’est-à-dire sa capacité de se couler dans ce type de langage.

Ainsi, l’opacité du mythe ou encore celle du songe joue paradoxalement comme élucidation de l’être qui est vu à travers les mythes ou les songes qui l’habitent. Les personnages sont saisis par ces identifications au mythe. Constituant habituellement une mise à distance, le mythe établit ici (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 71) une proximité. Cette saisie de l’être par la pensée mythique qui est ici toute puissante, s’accompagne de l’idée que le mythe fonctionne comme une protection dans ce voyage vers le Nord. C’est là, sans doute, un exemple intéressant de ce lien entre lieu et parole, notamment imaginaire, à travers « le corps inaugural » .

De la vallée des Ammelns à Taroudant (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 55-89) , se déroule un très long moment du voyage qui inscrit un espace-temps de la mémoire, de l’imaginaire, des mythes, d’une grande plénitude poétique. Une dimension symbolique reste attachée à cette traversée d’un espace dont les indications géographiques ont la particularité d’inscrire des entités singulières telles que : « la/cette montagne » ou encore « la vallée » .

L’oralité circonscrit ainsi son lieu matriciel ; ici domine une réalité où l’imaginaire, la fiction, le rêve et l’irrationnel donnent un sens à la vie : «‘ A mesure que le jour montait, les criquets et les cigales amplifiaient leur chant pareil à la voix du saint protecteur de ces éternels errants. Le glou-glou des eaux dégorgées par le roc fatidique baignait cette progression d’une cadence cérémonieuse où se devinait forcément la danse des esprits coureurs ; mais ce n’était que le soleil irradiant des images de déshérités invectivant, face à la mer, leur destinée tortueuse. ’» (p. 72-73) . L’intégration à la vie du mythe et de la pensée magique paraît alors naturelle.

C’est sans doute dans le vacillement des choses que s’insinuent la vérité du monde et celle de l’être. C’est bien à un commencement, sans cesse renouvelé, à une naissance qui se produit d’abord dans le jaillissement sonore des eaux primaires et maternelles, né de leur fusion avec la montagne - la nature étant ici alliance d’éléments opposés - que se rattache l’écriture.

De même, « le chant » , « la voix » , « le glou-glou » semblent émaner de ce « corps inaugural » à la fois, « roc fatidique » , « montagne impénétrable » et lieu d’une féminité qui s’inscrit en creux et en plein. En effet, c’est bien avec elle que s’effectue cette séparation douloureuse et prolongée, à travers les mythes, notamment de Hmad Ou Moussa et Hmad Ou Namir dont le propos essentiel est cette séparation d’avec le maternel, à travers les diverses apparitions de femmes qui accompagnent, au sens d’assister, cet éloignement difficile ou encore à travers l’adieu à la famille. Chacun de ces aspects participe en quelque sorte à cette épreuve d’éloignement, véritable travail de deuil.

Objet à la fois refoulé - ce sera dit plus loin par Agoun’chich (p. 79) et pourtant très présent dans l’espace, dans l’imaginaire, dans la mémoire et enfin dans l’écriture, la féminité est ce corps absent/présent qui habite l’écriture de Légende et vie d’Agoun’chich et sans doute de l’oeuvre tout entière. Figure matricielle, se confondant avec celle de « ‘la montagne impénétrable et matrice’ » , la féminité serait-elle cet objet fui et recherché, voilé et dévoilé par l’écriture en une érotique du texte où, entre manque et absence, elle serait recherchée dans le corps à corps avec les mots, dans ce désir de matérialisation sonore, plastique, charnelle de la parole ?

Au regard de cet aspect, l’arrivée des deux voyageurs, à Taroudant (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 89) correspond à une « sortie » de l’espace de la montagne-matrice ; toutes les rencontres préparant cette sortie-séparation mettent en scène la féminité évoquée.

Nous assistons à un dévoilement progressif des êtres et des événements. Le temps de ce dévoilement et de cette élucidation correspond à l’aube qui marque aussi l’irruption de l’histoire et du réel, appuyée par l’indication dans le texte de termes géographiques : Gharb, Taroudant ou d’individus que l’histoire de la région retient comme traîtres, Haïda Moys, par exemple (p. 74) . L’aube, c’est aussi l’inscription du mythe dans le réel historique, apportant ainsi une nouvelle élucidation.

Cette élucidation est d’abord celle de la vie d’Agoun’chich, son « ‘amour de la terre’ » (p. 74) mais aussi son désir d’ailleurs : « ‘Agoun’chich ne songeait vraiment qu’à ce lointain pays dont on lui avait vanté la richesse et d’où lui parvenaient par bribes, comme des rêves évanescents, des images alléchantes. Cela bouleversait son existence et le précipitait vers l’inconnu.’ » (p. 75)419 . Élucidation, le mythe est aussi incarnation dans la propre vie d’Agoun’chich lorsqu’il se sépare de sa fillette et de sa femme, à l’instar de Hmad Ou Namir ou de Hmad Ou Moussa qui ont quitté leur mère.

Tel est le sens de ce passage dans la méditation d’Agoun’chich : « ‘Ils houspillaient la Femme, disant qu’elle était la plus grande calamité (calame ? ) - Qalam ou Stylet (. . . ) ; ils ignoraient que la Femme disséminée en eux-mêmes gardait les hauts sangs de ce qui leur échappait (. . . ) ils étaient dérisoirement mauvais (. . . ) et si simples, autour des pierres tronquées, qu’ils en vinrent aux mains. ’» (p. 79) . Au-delà de la question de l’androgyne et de la part de féminité qui existerait en tout homme - la propre situation d’Agoun’chich qui porte en lui sa soeur comme tout homme cache cette femme « tuée » en lui, étant symbolique à cet égard - ce qui nous intéresse ici, se trouve plus dans le rapport établi entre « Femme » et « Qalam ou Stylet » , c’est-à-dire l’écriture.

Dans le jeu de mots et des mots et caractères, l’italique introduisant en quelque sorte une écriture cachée, voilée à l’instar de la féminité, le texte éclaire un aspect de la création - dont la femme constitue une référence par son pouvoir de donner la vie - dans lequel le féminin intervient de façon significative et symbolique. Restaurer jusque dans la chair des mots - que le jeu sur les caractères tente de matérialiser - le rapport avec « le corps inaugural » , initiateur au langage et à l’imaginaire, n’est-ce pas ce à quoi s’applique l’écriture ?

Celle-ci n’a jamais cessé de rappeler son rapport avec le féminin, déjà au niveau des textes précédents, de façon plus ou moins explicite. Tout le propos de ce dernier récit de Khaïr-Eddine se situe au coeur de cette féminité perdue, occultée et avec elle une langue, un imaginaire, une culture, essentiellement organiques : « ‘la Femme disséminée en eux-mêmes gardait les hauts sangs de ce qui leur échappait (. . . )’ » . Rappelons que le livre s’ouvrait sur cette question.

Au moment de quitter le Sud, Agoun’chich repense à Hmad Ou Namir, notamment lorsqu’il revoie sa propre femme (p. 75) et évoque cet éloignement d’avec le féminin dans son monologue aux confins du rêve éveillé et de la méditation - « ‘tu avais les yeux ouverts, mais tu dormais ’» , lui dit le violeur (p. 79) - . Les mots mêmes de ce monologue prennent forme dans l’écriture dont le support semble être à l’instar de ce ‘« rouleau de papier qu’il déplia précautionneusement, non pour examiner l’écrit mais pour en humer l’effluve immémorial’ » (p. 77) . L’écriture est alors ce site qui fonctionne en tant que chair dans le corps, intériorité référentielle : « ‘alors, il vit des sorcières ardentes et des ténèbres entrecoupées de zébrures plasmatiques et il sentit que son corps et son esprit n’étaient qu’une exhalaison élémentaire’ » (p.77). Écrire, reviendrait-il aussi à rejouer le mythe de Hmad Ou Namir ?

Il apparaît en tout cas que le voyage comme l’écriture consistent à traverser un espace à la fois géographique et imaginaire, hautement féminisé par la présence de différentes figures féminines - la folle, la fillette, la femme et les mères des deux contes mythiques - mais aussi par une multiplicité de cavités, de grottes et de lieux symboliquement féminins. De ceux-ci, il est toujours dit que les deux voyageurs s’y sentent en sécurité et protégés. Légende et vie d’Agoun’chich serait-il une traversée de la féminité ? Ce parcours, véritable labyrinthe où le violeur et Agoun’chich « ‘se faufilaient à coups de flingue et de ruse’ » (p. 80) semble se peupler de visions de plus en plus irréelles au fur et à mesure qu’ils tentent de s’éloigner de son espace.

Cette marque du féminin sur cet espace du mythe et de l’imaginaire trouve son expression la plus significative dans l’apparition du « lieu hanté » (p. 80-89) - déjà présent dans Une odeur de mantèque - dans lequel Agoun’chich et le Violeur effectuent un voyage onirique mais aussi une rencontre avec les morts. Cette séquence du texte donne lieu à une narration qui n’est pas sans rappeler le texte référentiel des Mille et une nuits . Les belles jeunes filles, les éphèbes, la magie de ce lieu paradisiaque ne doivent pas faire oublier qu’il s’agit là d’une étape symbolique dans ce parcours qui prend décidément des aspects initiatiques. En effet, une mise à l’épreuve y attend les deux voyageurs. Notons aussi que c’est là une étape qui précède l’arrivée dans la cité de Taroudant, c’est-à-dire la sortie de l’espace « sudique » .

Si le voyage dans le lieu hanté est marqué par la rencontre avec une féminité fantasmatique qui attise le désir sexuel des deux voyageurs, il éclaire surtout les deux aventuriers sur ce qu’ils sont et sur leur destinée. De ce point de vue, la féminité rencontrée ici participe au parcours initiatique. Celle-ci est non seulement gardienne mais aussi guide. Ainsi, la jeune fille, à la fois démone et fée, met l’accent sur l’errance et l’exil des deux voyageurs : « ‘Mais nous vous aimons puisque, au fond, vous êtes des proscrits et que vous n’avez jamais su vous établir nulle part’. » (p. 82) .

La séquence de la fuite de Taroudant par le trio constitué par Agoun’chich, le violeur et le caïd (p. 102-109) renouvelle le procédé du simulacre, du masque, du déguisement tout en jouant sur l’ambiguïté homme-femme, déjà présente ailleurs. En effet, la veille de cette fuite, la nuit, Agoun’chich suggère au caïd recherché par le colonisateur de s’habiller en femme pour quitter Taroudant. Le stratagème imaginé la nuit, toujours propice à cette activité, sera mis en application à l’aube du départ du trio, en route vers le village du caïd.

Une fois de plus, le féminin semble venir au secours des hommes et des errants. N’est-ce pas lui qui a évité la mort, une première fois à Agoun’chich, lorsque sa soeur est tuée à sa place ? Ici, il permet au caïd d’échapper au colonisateur donc à la mort aussi. Sur un plan plus symbolique, l’enveloppe de feuillage dans la grotte qui va permettre à Agoun’chich d’échapper à ses poursuivants, tout en renaissant à travers son surnom, a un rapport avec le féminin. Enfin, celui-ci est aussi présent dans la montagne protectrice où les deux voyageurs ont rencontré la jeune fille qui les a guidés et « ‘a ouvert les yeux à Agoun’chich’ » (p. 83) , leur évitant ainsi des erreurs fatales.

Les femmes participent aussi à la résistance évoquée par le récit, que ce soit celui du caïd ou celui du narrateur. Enfin, n’est-ce pas pour la montagne, symbolique du féminin, que s’effectue la résistance des Berbères ? Si Agoun’chich troque son désir de venger sa soeur par celui de s’associer à la résistance berbère dans « une vraie guerre » , c’est bien que ces deux raisons de se battre se rejoignent dans une même idée. L’honneur des Berbères tellement en question ici ne renvoie-t-il pas aux femmes, celles-là mêmes qu’évoque le prologue du livre ? Rappelons, une fois de plus la présence symbolique du féminin dans ce récit viril, dans lequel les hommes, principalement les grandes figures du texte, comme Agoun’chich ou encore le caïd-résistant, sont sans cesse sous la menace de la mort.

Ainsi de l’élément fondamental et vital du village qu’est « ‘l’agadir immémorial (. . . ) dont la clef ne quittait jamais l’aïeule la plus âgée du clan. »’ (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 110) ! Gardienne de ce qui symbolise à la fois l’origine, contenue dans « l’immémorial » , les valeurs matérielles que renferme « l’agadir » , les archives et la mémoire, la femme berbère assure la survie du groupe, dans tous les sens du terme. « ‘Les femmes qui les avaient tracés n’en connaissaient certes pas le sens, mais leur mémoire restituait cette écriture de mère en fille depuis des millénaires. ’» (p. 113). Les femmes sont ici désignées à la fois comme conservatrices d’une écriture première mais aussi en tant que symbole de celle-ci.

Or, dans ce récit guerrier et épique, de combat, de résistance et de mémoire dans lequel les femmes ne sont apparemment pas sur le devant de la scène, il semblerait qu’elles occupent, en fait, un rôle essentiel. Celui-ci se situe à un autre niveau qui figure un autre combat, sans doute plus important que celui qui se déroule dans l’univers des hommes : celui de la préservation de la mémoire et de la culture, c’est-à-dire de l’identité. Légende et vie d’Agoun’chich serait alors à lire comme récit évoquant le pouvoir occulté des femmes qui accomplissent depuis toujours ce travail de création, de préservation et de mémoire, celui-là même que l’écriture prend en charge, « gard(ant) les hauts sangs de ce qui échappe » , comme le disait Agoun’chich à propos de « la Femme disséminée » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 79) en l’homme.

A la lumière de cette nouvelle phase du récit, on peut voir la halte à Taroudant colonisée, comme une parenthèse dans le texte qui revient, à chaque fois qu’il le peut, à l’histoire et à la culture berbères. L’écriture s’empresse de replonger dans l’univers harmonieux d’avant la déchirure : « ‘A un certain moment, la nuit plongea la place dans une féerie vague : les femmes emmitouflées dans leur haïk blanc semblaient des nymphes et les hommes des demi-dieux en quête d’aventure. Tout en haut coulait une rivière où la pleine lune ouvrait comme la margelle d’un puits d’eaux troubles’. » (p.113-114) . Cette échappée vers la pensée mythique et magique où les femmes sont des « nymphes » et les hommes des « demi-dieux » rappelle que nous sommes dans une forteresse qui, à l’instar de la montagne, est « imprenable » comme la montagne « sudique » est « impénétrable » ; elle ramène l’écriture vers cette intériorité du matriciel dans laquelle, elle situe « le Berbère » en tant qu’histoire, culture et identité.

C’est bien dans cette matrice - la montagne, la forteresse, l’écriture - que circule une parole d’oralité, la geste berbère que réanime l’arrivée au village. Celle-ci donne lieu à des scènes de la vie berbère d’autrefois qui confirment le voyage comme parcours dans la culture et l’histoire berbères. Le village retrouvé est lieu de célébration de la mémoire. Toutes les figures qui vont y apparaître, celle de l’aïeule, des femmes en général, celle du raïs et même celle d’Agoun’chich, sont des figures de mémoire. Leur apparition rappelle la prédominance de la parole et du récit dans la vie collective.

Nul doute qu’ici (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 118) la féminité évoquée, gardienne de la mémoire et de la culture, féminité au savoir à la fois théologique et ésotérique, est glorifiée comme salvatrice, non seulement de la fillette que sauve l’aïeule mais aussi des êtres. Toute puissante sur leur mémoire où s’inscrivent comme repères fondamentaux et fondateurs, ses gestes, ses paroles et ses actions, cette féminité a aussi à voir avec l’écriture, matériellement présente dans la demeure à la fois mystérieuse et paisible de la vieille femme : « ‘un peu partout, des tas de vieux livres, des pots de terre soigneusement bouchés, des encriers et des plumes de roseau ’» (p. 118-119) . Voilà qui renoue le lien scriptural et symbolique avec le « Qalam ou Stylet » qui associait déjà (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 78) la femme à l’écriture !

La propre mémoire du texte qui établit ces parallèles, tisse des liens symboliques par lesquels se dessine la figure féminine, chez Khaïr-Eddine. Ainsi, la demeure de la vieille femme vivant seule - dont les traits et les caractéristiques l’assimilent à l’aïeule, gardienne de l’« agadir » , évoquée à l’arrivée au village du caïd (p. 110) - génère une description qui n’est pas sans faire penser à un rapprochement avec le roc et la montagne matricielle : « ‘C’était une maisonnette sans étage édifiée au flanc d’une roche crevassée par des fongosités épineuses. (...) L’isolement de l’habitation lui conférait un pouvoir magique, mais en dépit des mystères dont elle paraissait faite, il s’en dégageait une paix profonde. ’» (p. 118) . Une sorte d’identification s’établit entre la vieille femme, sa demeure et la montagne dans laquelle l’une et l’autre sont comme incrustées. L’identification fonctionne d’autant plus que en tant qu’aïeule, la vieille femme renvoie, comme la montagne, à la culture, à la terre, au « matrimoine » . L’une comme l’autre restent le symbole de la terre et de l’identité « sudiques » .

Par ailleurs, l’aïeule rappelle ce personnage de vieille femme seule, rencontré dans les deux mythes importants de ce livre, ceux de Hmad Ou Moussa et de Hmad Ou Namir. L’aïeule dont l’image se confond parfois avec celle de la mère, notamment celle de ces deux récits, traverse ainsi sous différentes formes et à travers un symbolisme multiple, tout le livre de Légende et vie d’Agoun’chich . N’est-ce pas à son univers que se réfèrent l’écriture et l’esthétique du livre ? Dans l’épisode de la fillette piquée par un scorpion et sauvée par l’aïeule, le tableau les réunissant, elles et la mère de la fillette, c’est-à-dire les trois générations de femmes, est marqué par cette confusion des images féminines qui contribue à constituer la figure de la féminité que nous évoquions.

Dans l’écriture, celle-ci reste associée à la sainteté. Or, cette notion de sainteté semble prendre dans l’écriture de Khaïr-Eddine, notamment dans ce livre-là, une valeur presque définitoire du féminin, tout en ne l’enfermant pas dans la chasteté qui accompagne habituellement la sainteté féminine. En effet, la sainteté évoquée renvoie à cette capacité et à cette fonction de la femme qui dans le monde berbère a toujours été « ‘pourvoyeuse des significations cachées du monde’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 10) , tout comme ici elle sait « ‘vivre au rythme du cosmos sans jamais oublier la Terre. ’» (p.118) , ou encore « ‘guérir et éduquer les populations faméliques et belliqueuses d’une partie importante de l’Anti-Atlas’. » (p.118). Ainsi telle qu’elle apparaît ici comme ailleurs dans l’oeuvre, la figure féminine demeure rattachée à un accomplissement de soi.

Au moment de quitter sa montagne et sa vallée, Agoun’chich semble rechercher la protection de la légende à laquelle « ‘il croyait comme il croyait à l’existence des êtres surnaturels et aux forces occultes des ténèbres qui l’avaient toujours préservé d’une destruction imminente.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 140-141) . La séparation avec le lieu natal et maternel s’effectue certes dans « ‘un regard plein d’amertume’ » (p. 140) mais aussi dans la protection de l’oralité et de l’imaginaire maternels. Cette fonction talismanique de la légende et du surnaturel qui préservent Agoun’chich de la mort dans un monde en agonie semble aussi fonctionner pour l’écriture du texte. Aux portes de Tiznit, celle-ci s’arrête pour la dernière fois sur le lieu même de la légende, de l’oralité, du surnaturel et de l’imaginaire « sudique » .

Besoin de l’écriture d’évoquer encore une fois la montagne dont Agoun’chich « connaissait les détours les plus secrets » (p. 139) ! Trouble aussi de quitter, d’abandonner son espace : « ‘Il n’était pas facile de vivre dans une grotte en pleine montagne. (. . . ) Agoun’chich qui savait que cet hiver-là serait terrible, résolut d’aller à Tiznit.’ » (p. 139-140) ! Dès lors la séparation va s’inscrire dans ces images faites justement de surnaturel et d’imaginaire mais aussi de visions apocalyptiques figurant « ‘le vieux monde (. . . ) irrémédiablement englouti’ » (p. 139) dont Agoun’chich prend conscience.

Or, la voix des Anciens paraît d’autant plus nécessaire dans cet univers déroutant, ce « là » dans lequel Agoun’chich se retrouve : « ‘Agoun’chich aussi était là. (. . . ) Agoun’chich, qui en avait vu d’autres, observa encore quelques instants la scène tragique ’» (p. 149-150) . Face à cette scène violente s’ajoutant aux précédentes pour témoigner d’un monde en dégénérescence et qui apparaît comme le symbole tragique de la capacité d’affronter la mort avec dignité - tel est le propos même de l’épopée - Agoun’chich se préserve de la mort par et dans la voix même des Anciens qui est là, présente en lui et qu’il fait vibrer en lui : ‘« (. . . ) il existe pourtant des gens dont le corps ne se corrompt pas dans la mort. » ’(p.150) , tel est le soutien que lui apporte cette voix intérieure traversée par la mémoire ancestrale.

Le raïs-poète en est la preuve parce qu’il en restitue la capacité de se raconter. La force et la vitalité de la communauté est reflétée dans le désir narratif que concentre en elle la figure du raïs-poète. C’est à lui que le caïd, de retour dans son village, demande la narration de la vie du groupe. Cette narration faite par le raïs-poète constitue au-delà du simple témoignage ou compte-rendu, la preuve confirmée par le fqih et les Anciens (p. 121) , de l’importance de son rôle au sein du groupe.

Il est par sa présence récurrente tout au long de cette séquence du village le symbole même de cette culture orale tellement importante pour le groupe qui semble trouver ici dans le fait de raconter - car tous les personnages mis en scène ont quelque chose à raconter - l’expression même de sa vitalité et de célébrer sa cohésion retrouvée. Le narrateur se joint à cette pratique de la parole narrée en se livrant à son tour au récit de tel ou tel fait. Ainsi, l’apparition du personnage « pantagruélique » de « La Carrière » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 121-122) donne lieu à une scène cocasse à travers laquelle, là encore, le narrateur note la diversité de cet univers de partage où chacun a sa place et la parole.

Au-delà de la quête « sudique » , il y a, nous semble-t-il, une recherche qui pointe une dimension plus universelle et plus cosmique, comme le laissait penser le tableau mythique de la femme berbère dans Légende et vie d’Agoun’chcih .

Retrouvant sa fonction première et inaugurale qui s’origine dans le corps, la forme poétique naît dans Mémorial de l’impact mutuel des techniques de l’oral et de l’écrit, de la variété des codes, des langages et des paroles :

« Il n’y a là qu’un conte ancien, le mémorial
d’un être igné. . .
Ainsi parlait-il - et le silence ourdit,
terrible, la violence
- de l’Ouragan (. . . ) » (p.9) .

L’ouverture du recueil situe le poème du monde et de l’être, confondus dans la même genèse et pris dans les « circonvolutions et (les) ocelles » (p. 9) dans une parole originelle, enracinée dans la mémoire et le corps, se déployant dans une quête terrienne.

En effet, cette errance à travers le monde, saisie de soi et de l’Autre, s’effectue aussi dans et par une recherche dans et de la terre. Se développe alors une pensée de la trace, opposée à celle du système qu’elle tente de détruire, à travers cette quête d’un lieu de survie, espace de dépassement dans lequel s’inscrivent l’histoire et l’être multiples de l’humanité. Cette pensée de la trace va chercher dans « la voix simple de la terre» (p. 18) la parole errante et partagée.

C’est ici qu’on peut lire l’espace, notamment dans sa dimension « sudique » , comme trace de l’inscription généalogique, comme isomorphisme de la topographie et du symbolisme social et comme description de l’environnement symbolique. « ‘La vraie désignation symbolique est issue du lieu de la mère et non pas du lieu du père ’»420 . De ce point de vue, la dépossession territoriale apparaît bien comme un signe de malédiction qui travaille l’écriture des textes tels que Agadir, Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , pour ne citer que ceux-là.

Cette déterritorialisation-malédiction, en rapport avec le maternel, est au coeur des mythes de Hmad Ou Moussa et de Hmad Ou Namir, récurrents dans l’oeuvre. En ce sens, on peut dire que cette dernière est travaillée par la quête de l’ancrage territorial qui demeure liée à celle d’une restitution symbolique du nom, restitution importante dans le conte421 . N’est-ce pas le propos même d’Agadir, le narrateur étant l’auxiliaire de cette restitution ? Agadir est aussi le livre de l’effondrement symbolique qui se lit dans l’écriture comme trace laissée par la douleur de ces changements. Ce premier récit constitue dans le même temps la manifestation d’un désir d’inscrire dans la mémoire blessée de l’écriture quelque chose qui serait de l’ordre d’une richesse symbolique d’une inscription nominative acceptée, reconnue, défendue.

En cela, le « sudique » serait une manière de parler du nom, en parlant de l’habitation en tant que lieu d’inscription symbolique nominative. La parole-mère ne serait-elle pas ce lieu, en tant que « corps inaugural » , à la fois géographique, territorial et référence identitaire ? Ne marque-t-elle pas la garantie d’une situation d’appartenance, condition nécessaire pour une existence reconnue dans le lieu social422 , que l’écriture s’invente dans l’acte même de création que figure le néologisme « sudique » ? Le « sudique » devient alors lieu du symbolique, au-delà de la langue-culture où se joue le sens des relations humaines. Lieu et oralité sont liés dans la mesure où l’oralité s’inscrit dans un lieu, alors que l’écrit n’a pas de lieu.

Or, « l’écriture raturée d’avance » dont nous avons vu qu’elle est aussi écriture de l’illimité, en tant qu’écriture de l’inachèvement, renvoie à cet autre illimité qu’est l’illimité féminin que symbolise l’illimité du cercle et de la sphère423. C’est aussi l’espace de la halqa, celui de l’oralité, introduisant à l’espace matriciel de la parole-mère. L’oeuvre de Khaïr-Eddine est sans doute là, au coeur de ce paradoxe entre le lieu et le non-lieu, le dire et l’écrire.

Nous avons vu comment le théâtre est le lieu où les voix finissent par se diluer, perdent de leur force et sombrent dans la soumission à l’ordre régnant. Elles sont alors couvertes, à la fin de la pièce qui figure dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , par la voix sans corps du fantôme Ouf. De la voix tragique du Raïs, voix du groupe, porteuse d’une mémoire ancestrale qu’incarne « ‘Iguidr, cet aigle qui s’effrite dans le ciel. / (et) perd ses plumes !’ » (p. 89) , annonçant la catastrophe identitaire, à celle, sarcastique et caricaturale du fantôme « suicidé » (p. 126) , la théâtralisation de la lutte pour le pouvoir et l’identité tourne à la carnavalisation.

Déjà présente dans la représentation ubuesque du caïd (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 101-111) et celle du roi (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 117-121) , ainsi que dans la scène parodique du mariage berbère (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 112-116) , celle-ci introduit une autre fonction du théâtre chez khaïr-Eddine, qui serait thérapeutique, réparatrice et structurante, à l’instar du psychodrame. Il serait la tentative de reconstruction dans l’écriture du lieu qui lui manque.

Rappelons comment l’écriture se fait à maintes reprises remémoration de cette scène symbolique qui tourne autour de l’apprentissage du Coran et en même temps de l’écriture, évoqué dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 56-136-156) . Cette récurrence dans l’oeuvre lie à chaque fois la séparation avec le maternel et la violence du premier rapport avec l’écriture et le sacré. Que le projet scriptural de Khaïr-Eddine soit à la fois de subvertir la sacralité de l’écriture, de refuser toute norme, toute image ou tout schéma directeur et traditionnel en matière littéraire et d’établir des rapports très complexes avec l’oralité inaugurale, celle d’avant l’écriture dans laquelle la figure maternelle occupe une place essentielle, voici un éclairage important pour cette étude, apporté par le récit de la mémoire.

On sent bien que celui-ci, comme tout récit chez Khaïr-Eddine, est écriture et parole en état de surenchérissement l’une par rapport à l’autre, par la subversion de l’une par l’autre. Disons que la rencontre de khaïr-Eddine avec l’écriture, celle du Coran, notamment et en premier lieu, d’après ses évocations, relève en même temps du dépit, de la compensation et du défi. « ‘Objet transitionnel ’» , pour reprendre l’expression bien connue de Winnicott, elle n’en reste pas moins conflictuelle. L’abandon du sein maternel provoque agressivité et révolte mais entraîne aussi le passage à l’écriture-lecture.

Notons qu’ici (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 157-158) , la référence au hissawi qui initie l’enfant au langage des najas marque un ancrage symbolique du dire dans lequel le narrateur puise son esthétique de la séparation, de l’errance et de la quête : « ‘nous n’avons plus de terre, nous marchons, le regard fixé nulle part, de siècle en siècle dépossédés, traqués jusque dans notre âme (. . . ) C’est pourquoi notre corps est devenu une véritable terre et une maison errante.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 158) . Tel est le chant du hissawi-conteur, rapporté dans la langue maternelle, berbère, voix surgie de l’enfance et d’une lointaine origine qui semble avoir une influence cruciale sur le devenir du narrateur. Le verbe du poète se rêve voix collective entrant pour une large part dans la dimension polyphonique de l’oeuvre.

Le récit tente de renouer avec une narrativité première que renferme le chant énigmatique du hissawi - le narrateur explique ce dire mystérieux (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 158) - un récit inaugural en quelque sorte que le propre récit du narrateur multiplie à l’infini telle cette marche errante qu’il évoque.

Or, l’objet de l’errance et de la quête n’est-il pas le récit, en tant que « récit à venir » qui serait à recréer, à reconstituer à travers le puzzle narratif qu’est le livre tout entier qui procède selon un principe de diffraction ? Construction fractale de l’écriture dans laquelle se donnerait à lire le récit éclaté du groupe, transcrit en langue-mère tachelhit (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 157) ! Fragment de langue maternelle qui affleure en italiques à la surface de la mémoire du texte, auquel le narrateur redonne une signification nommant la dépossession et situant la perte de soi dans le lieu perdu de la langue.

En effet, la citation (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 157) donnée en langue berbère est incomplète dans sa syntaxe originelle, ce qui la rend énigmatique et nécessite l’explication à laquelle se livre le narrateur. Toutefois, malgré sa syntaxe boiteuse, l’énoncé cité établit une filiation linguistique, artistique, identitaire qui entre dans l’élaboration du texte. L’énoncé et son prolongement que constitue son explication par le narrateur éclairent alors le propos du livre, celui de la séparation anthropologique, contenue dans le site même du chant du hissawi et celui de l’écriture, montrant ainsi que la création s’inscrit au lieu même de l’absence, de ce qui n’est plus, dans un hors-temps, hors-espace vertigineux dans lesquels figurerait « le corps inaugural» .

Si l’écriture tente d’une certaine manière de s’émanciper par rapport à ce « corps inaugural » , le lien qui rattache celle-ci à l’image-mère demeure néanmoins puissant à plus d’un titre. En effet, l’écriture comporte l’idée de transmission qui serait liée à une image-mère , voilà qui nous renvoie à la notion de parole-mère.

À travers son pouvoir de création, l’écriture rejoint le féminin. Une histoire d’amour et de désir serait entre l’artiste et son oeuvre. De là, l’érotisation des rapports entre l’artiste et son oeuvre, doublée ici de la langue. Ainsi, le complexe de Hamou rejoindrait celui de Pygmalion pour pointer le sens où une oeuvre peut représenter la figure transférentielle d’une femme aimée : l’oeuvre-mère. Nous serions là dans « l’autre scène » de l’inconscient du créateur.

Ce rapport de désir expliquerait « l’écriture raturée d’avance » en renvoyant à la question des résistances psychiques correspondant par projection aux résistances mêmes de la matière de création424, en justifiant le corps à corps avec les mots, le rapport avec la langue et les formes littéraires, la matière scripturale avec laquelle se bat l’écrivain. La difficile mise en oeuvre de l’écriture chez Khaïr-Eddine est sans doute en rapport avec cette question de l’image de la mère et du « corps inaugural » dans ce qu’il comporte d’inachevé et de monstrueux. Le «‘ corps inaugural ’» est mutilé par l’intrusion de l’histoire et la présence de l’Autre, mais il est aussi mutilant par l’assaut qu’il tente de faire dans l’écriture de l’oeuvre, par le truchement de la mémoire.

Ainsi, réfléchir au « corps inaugural » nous mène à l’image de la mère en question dans l’inachèvement. Image maudite et vénérée à la fois, « ‘nature monstrueuse »425 , « continent noir »426 ’ , cette image, ce corps marquent pour nous l’espace de l’écriture en y introduisant quelque chose qui est de l’ordre de l’inachevé dans ce qu’il peut avoir de terrifiant et de séducteur427 à la fois. « Le corps inaugural » est en même temps absent et présent et s’inscrit en cela dans une séparation spatio-temporelle, un éloignement par rapport à un lieu, à une parole et aussi au féminin. Marquant une rupture avec le maternel, répétée par et dans l’écriture, cette séparation avec ce corps est une façon de le conserver et de le désigner comme matriciel dans la création.

Or, ce « corps inaugural » associant à la fois le lieu, le corps féminin et la parole première, ancestrale, tribale, dessine ce champ symbolique de l’oralité dans lequel s’origine sans doute « ‘le code organisateur de l’oeuvre’ »428 . L’oralité à laquelle il demeure si fortement lié fonctionne alors dans l’espace scriptural en une présence-absence troublante et constitutive, dans une large part, de la spécificité de cette écriture.

Notes
409.

Le verbe « s’ébranler » prenant dans ce contexte d’intense désir

un sens très fortement symbolique.

410.

Avec laquelle il fête son retour.

411.

Dictionnaire des symboles . Paris : Ed. Laffont/Jupiter, 1982, p. 671-

674.

412.

Dictionnaire des symboles . ibid. p. 831-833.

413.

Maghreb pluriel. Rabat/Paris : SMER/Denoël, 1983, p. 191-192.

414.

Abdelkébir KHATIBI. Ibid. p. 191-192.

415.

Appelé aussi « complexe de Hamou » , déjà évoqué dans Le déterreur .

416.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 109.

417.

L’écriture de Mémorial sera porté par celui-ci.

418.

Que nous évoquions déjà dans la 1e partie.

419.

Notons le parallèle avec la page 11 où il est dit des femmes : « Elles

devaient parler d’amour et d’innocence ou rêver à ces villes

surpeuplées où elles vivent aujourd’hui, adultes et harassées, dans

l’énervement, le tumulte et la pollution. (...) le commentaire

soigneusement introduit qui louait plus que de raison les bienfaits du

déracinement opérait dans leur conscience captatrice comme une

subversion ou tout au moins y déclenchait-il un désir de fuite

irrépressible. »

420.

Nabile FARES. op. cit. p. 247.

421.

Vladimir PROPP. Racines historiques du conte merveilleux. Paris :

Gallimard, 1983.

422.

Nabile FARES. op. cit. p. 245-246.

423.

« La sphère est matrice et cercueil des formes. Tout en sort, tout y

revient. » Elie FAURE. L’art antique . Paris : Le livre de poche, 1966,

p. 296.

424.

Claude LORIN. op. cit. p. 161.

425.

Évoquée par Schiller.

426.

Pour Freud.

427.

Claude LORIN. op. cit.

428.

Didier ANZIEU. op. cit. p. 72 et 86.