1) : Écrire le corps.

Dans quelle mesure, la pratique scripturale de Khaïr-Eddine met-elle en avant le corps et sous quels aspects le désigne-t-elle comme partie prenante dans l’expérience de l’écriture ? Il s’agit de préciser ici l’émergence du corps au niveau du texte, sa participation à l’élaboration et à la génération de celui-ci comme passage obligé.

Or, une telle pratique scripturale ne favorise-t-elle pas l’accès à une exploration plus subtile des formes du sentir corporel, montrant le rôle joué par les mots, les images, l’imaginaire comme expérience vécue d’un sentir intériorisé ? Comment l’écriture se fait-elle le lieu où le corps cherche à se raconter «‘ par des mots qui étayent et élargissent le sentir initial tout en contribuant à un enrichissement de ses propres plis charnels ’» 468 ?

Répondre à ces interrogations, c’est aussi envisager non seulement le corps-sentir mais aussi le corps-dire et voir comment dans l’écriture, le corps est production des mots eux-mêmes. Nos cheminements dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine sur les traces du parcours obscur de la corporéité nourrie de mots, transfigurée dans les images fortes qui jaillissent des textes contribueront, nous l’espérons, à mieux percevoir la complexité de la problématique de l’oralité dans la perspective envisagée par ce travail.

Celui-ci dégageait chez Khaïr-Eddine une écriture erratique, mettant en lumière l’errance scripturaire dans et par laquelle le poète se conçoit et inscrit sa « prose de l’exil » (Soleil arachnide, p. 31) trempée dans « le lait amer des pérégrinations » (Soleil arachnide, p. 34) et « les vins forts de l’errance » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 21) , néanmoins portée par cette « terre sous ma langue » (Soleil arachnide, p. 34) . L’écriture se déploie en un mouvement continuel, dessinant ce déplacement incessant du corps, notamment dans le parcours d’espace, dans le voyage, l’errance et la quête que figure l’oeuvre.

L’espace et l’itinéraire dans l’écriture confirment l’irruption du corps dans le champ scriptural, rejoignant ainsi le travail même de l’oralité en mouvement dans la tradition orale dont le principe est justement la parole de l’errance et de la transmission, le « bouche à oreille » supposant à la fois un déplacement dans l’espace et le temps et une inscription physique de la parole par le corps, parfois exprimée d’une façon douloureuse, comme dans le poème « ‘Nausée noire »469 : « (. . . ) nous rampons unanimes vers l’arbre qui vacille/pour recevoir la der-/nière goutte de ton sang noir/et donner au futur le fruit le plus/étrange/qui parle dans la bouche/de milliers d’innocents morts dans/notre sang noir (. . . ) un sang noir/qui fut lait’ » (Soleil arachnide, p. 87) . Il y a là un trajet corporel de la parole en une sorte de chaîne qui constitue la mémoire du corps par laquelle « ‘syllabe par syllabe je construit mon nom (. . . ) on m’attend ailleurs/mais je préfère circuler seul/ainsi je m’incorpore à ma saignante multitude (. . .) je préfère alunir sur une terre qui sache dire mon nom/primitif’ » (Soleil arachnide, p. 87-88) .

C’est dans cette dynamique qu’il faut saisir l’écriture du corps chez Khaïr-Eddine, notamment dans son rapport avec la thématique de l’errance dont nous avons montré les contrecoups sur les procédés d’écriture. En effet, le « corps agitateur » (Résurrection des fleurs sauvages, p. 83) est toujours exilé, chez Khaïr-Eddine, rarement intégré, en errance perpétuelle, que ce soit le corps de « je » ou celui de la langue, ou encore celui du corpus textuel : « ‘(. . . ) Mon sang est cet étrange passant ’» , lit-on dans Résurrection des fleurs sauvages (p. 88-89) .

De la notion de mouvement et de déplacement continuels s’instaure l’alliance entre l’écriture et le corps. La limite entre le corps et le corpus devient alors insaisissable, le texte se faisant corps et le corps étant travaillé par l’écriture : ‘« (. . . ) criblé/blessé (. . . ) ouvert sur un désordre (. . . ) il saigne/mais voici que la chambre ne suffit plus/le poète c’est toi/toi qui te nourris de la nostalgie/du futur’ » (Soleil arachnide, p. 90) .

La mise en écriture du corps, dans sa valorisation ou sa dévalorisation montre que la parole fonctionne à la fois comme expression du corps et parole sur le corps se déployant en « phrase artérielle » (Soleil arachnide, p. 94) qui « ‘patrouille dans toutes les écritures (. . . ) et passera dans le sang du futur, si tant est que le langage en révolte perpétuelle contre soi-même et contre ceux qui s’en sont servis comme d’un burin se recorrige et se fomente à nouveau, toujours insidieux ’» (Le déterreur, p. 56) .

Aussi, le désordre constaté du texte introduit le bouleversement corrélatif du corps qui sera très fortement mis à l’épreuve en prenant part à l’activité scripturale : « ‘un poème parfois me vient comme une pierre’ » (Soleil arachnide, p. 89) . ) , « ‘délivre mon corps de ce corps !’ » , tel est le cri lancé dans Résurrection des fleurs sauvages (p. 88-89) tandis que Soleil arachnide dévoile « ‘le poète c’est toi qui te perds/en même temps que tout le sang du monde ’» (p. 90) .

Intervenant comme signifiant dans la création, le corps s’impose comme langage auquel se rattache la parole d’écriture et détermine sans doute « ‘la fonction organique des mots’ » (Moi l’aigre , p. 29) . Le corps-texte est projection d’une image morcelée du corps. Le corps des mots expose alors le corps pris dans les mots et révèle le corps à corps avec les mots «‘ un mot, c’est un piège qui vous attrape et ne vous lâche plus ’» , proclame le narrateur dans Agadir (p. 18) , tandis que le déterreur se débat avec un corps vécu comme « une perpétuelle dépossession » (p. 59) .

Le corps est inévitablement sous le coup de la violence des mots qui donne à l’écriture de Khaïr-Eddine toute son énergie singulière : « ‘ma poitrine est une caisse d’armes mal fermée (. . . ) je suis scellé de détonations/et de soufrières éboulées sur les tympans des vagues (. . . ) je porte hurlant/noir de rutilances et planté de ciel faste (. . . ) mes cheveux déterrent la catastrophe ’» (Soleil arachnide , p. 24-73).

Exprimée par l’écriture, cette énergie passe dans la force sismique de l’écriture et l’exaltation du corps, elle valorise le corp(u)s dans la dimension orale que nous avons perçue jusque là : la parole générée par le propre désordre du corps et traduisant sans doute l’impossible accomplissement d’une pensée errante, probablement en lien avec ce propos d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants : « ‘Ce village qui était sien et qui ne l’est plus que dans sa mémoire qui toutes les nuits bifurque, réintègre ce sol qu’il n’a plus visité depuis longtemps, cette terre inerte dans son corps et que son sang réapprend dans la cécité, les calamités, les pollutions et les haines du monde diurne. . . Lui rêvant, pour une fois revenu dans son bled. . . dans son petit pays. . . qu’il ne peut même pas voir. . . debout parmi les ronces que sa vaste imagination et son coeur cassé dépecé par eux ouvre aux aigles qui déplient ses nerfs, ses yeux (. . . ) ’» (p. 19) .

De là, une image du corps démantelé et éclaté en un véritable puzzle. À travers celle-ci, le monde intérieur de celui qui écrit semble fragmenté à l’image de son texte, de sa parole et de son propos, notamment dans sa dimension identitaire, s’exposant en tant qu’objet-fragment et totalité à la fois.

L’éclatement et la polymorphie de l’espace scriptural qui se construit lui-même à partir d’une multitude d’espaces projettent une image du corps éclatée à son tour  : « ‘C’est la ville qui rebondit, nue. Les acteurs sont inutiles. Le théâtre est impossible. Les pierres bougeront leurs épaules. Parleront. Apostropheront une fois encore la catastrophe. C’est d’elle qu’il sera toujours question. Les vieux murs ne sont pas plus debout que moi. ’» (Agadir , p. 36) . Ce texte montre comment l’écriture du chaos joue de l’opposition des codes du langage, confronte le froid réalisme du langage administratif (p.10-13) dont la typographie en italiques souligne l’absurdité terrifiante face à la catastrophe, à cette réalité cauchemardesque de la ville anéantie et que le narrateur cherche à maîtriser par des directives.

Cette réalité qui s’impose au narrateur est rendue par un langage où dominent et s’accumulent les termes du « sentir » : « ‘je sens, présence souterraine, cadavre de ville, odeur inquiétante, exhalaisons, décomposition, relents d’égouts, odeur de la rade, puant, hyperodeur’ » (Agadir , p. 13-14). L’écriture rend compte et joue de la polysémie du corps, par la gamme infinie de ses sensations et perceptions, mieux à même d’exprimer l’inépuisable complexité de l’être et du monde.

Produit par le grouillement sémantique du sens à la fois physique et langagier, l’effet d’accumulation et d’hyperbolisation fait émerger la réalité du corps, celui de la ville-cadavre mais aussi celui du narrateur. Notons que ce dernier se confond avec celui de la ville : « ‘Mais à force d’être là, je m’habitue à cet air nouveau je deviens inexplicablement aussi puant que l’atmosphère’ » (Agadir , p.14). Le langage du corps dans Agadir reste lié à l’expression de la peur et de l’angoisse de la mort. Il tente aussi de se faire manifestation de ce corps-chaos que révèle Nietzsche : « ‘Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour être capable d’enfanter une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos’ »470 .

L’opposition relevée entre le langage bureaucratique qui nie la réalité du corps et le langage du narrateur, celui du corps, alors parole sensorielle, est ici fondamentale quant à la teneur du verbe que l’écriture rature et celui qu’elle privilégie tout au long du récit jouant constamment sur et de cette opposition.

Caractérisée par l’éclatement de ses structures, par ses tensions, ses crises et son désordre narratif, l’écriture de Khaïr-Eddine se révèle dans sa dimension physique et ses aspects corporels. Elle s’origine dans la mémoire du corps. C’est à cela que se livre Histoire d’un bon dieu, dans un projet qui devient élaboration d’un être de langage en un acte scriptural et poétique qui pose la question du corps-texte. Suivant un mouvement qui, ici encore, comme dans Agadir et Corps négatif, privilégie la verticalité à l’horizontalité, l’écriture se loge dans un corp(u)s que ce propos du « Bon Dieu » tend à figurer : ‘« tout s’était légèrement recroquevillé à l’intérieur de la chair des sens et des pensées, confusément.’  » (p.94) .

L’intériorité évoquée ne manquera pas de rappeler le lieu souterrain dans lequel prend place le récit d’Agadir et laisse entrevoir l’écriture comme parcours d’un espace inconnu, d’un infra monde, envers de celui qui est familier et d’où tout repère s’est effacé. L’écriture de la verticalité et des profondeurs amorcée dans Agadir se prolonge dans ce voyage au bout de la nuit : « ‘J’avais dormi toute la nuit. C’était déjà un prélude à la fuite, sinon elle-même’. » (Corps négatif, p.10) que figure l’oeuvre entière ; voyage qui conduit « je » vers un espace/temps à retrouver, à affronter et à expurger comme corps négatif. C’est une entreprise périlleuse que l’écriture va prendre en charge, en rendant compte de toutes les difficultés qu’elle suppose.

Cette difficile et douloureuse élaboration bute sur l’identité qui s’exprime à travers l’écriture du sang, lequel inonde des pages consacrées à la mort (Agadir, p. 102-110), sang du meurtre : le parricide, l’infanticide et le suicide hypothétique du père (Agadir , p. 98-99), sang écoulé, transmis, refusé, renié à travers la loi du sang familial (Agadir , p. 116) . Ceci oriente toute l’écriture-saignéepar laquelle le narrateur exorcise le mauvais sang et les angoisses et étale sa difficulté d’être qui finit par déteindre sur l’identité même du texte où l’écriture est «‘ une fugue de sang dans les commissures des /bouquins ’» (Soleil arachnide , p. 110) .

S’amorce ainsi une écriture du corps entre surface et profondeur où se décryptent le sentir et le dire du corps à partir d’une médiation où le langage tient la meilleure part. Celui-ci plonge dans le site inédit, site intérieur d’un corps-être qui advient à travers plissements, déplis, replis de la chair et des mots : « ‘L’homme est un être incarné dans les formes qui participent de sa subjectivité transfusée dans les mots et dans les interactions dialogiques de l’agir dans l’intersubjectivité. ’»471.

Écrire le corps, c’est alors naître dans l’être du langage, pénétrer dans une intériorité où les déchirures de la chair et celles des mots sont constitutives d’une même élaboration, d’une incarnation identique ayant sans doute un lien avec la mise en forme dont il a tant été question jusqu’ici. Ceci nous place aussi dans une situation de lecteur-récepteur où « ‘Lire c’est remonter jusqu’au centre de la personne vivante ’» 472 .

« ‘Ce sang que je brasse/cette passe/qu’est-ce sinon la rampe en astre/de toute chair tirée à blanc/une grimace/et les sanctuaires des chantres de Barbarie (. . . ) car les vents me poussent en sable et pierres/contre mes yeux/me mettent sous latérites/coupé des troncs immobiles d’hommes/ils marchent en moi depuis moi-même/or me voilà/je plonge encore dans mon visage/il y a/une vitre qui m’inverse/ce sang que je brasse/cette passe.’ » (Ce Maroc , p. 16-17) . Cet extrait du poème « Passe » explore, nous semble-t-il, quelque chose qui traverse l’écriture de Khaïr-Eddine mêlant « les feuillets du langage » 473 et les plis et les replis de la chair dans une tentative d’élaboration du corps/corpus en tant qu’oeuvre : « ‘toute littérature est une INCARNATION, et, en littérature, aucune incarnation ne peut se produire autrement qu’à travers la CHAIR VIVANTE DES MOTS. ’» 474 .

Par « la phrase inédite » (Soleil arachnide, p. 99) , nous sommes ainsi dans une dynamique qui conduit l’écriture vers la chair en une parole « du corps tué par le rythme fugitif du poème » (Histoire d’un bon dieu , p. 175) , parole du « corps ébréché », du « corps étiolé » , du « corps tué » (p. 175) . L’oppression du corps s’énonce alors en fragments poétiques s’inscrivant dans le mouvement du texte comme discours contestataire : « ‘je rejette/l’emphase pétillant d’or et de vipères/pour une fièvre/noire comme la pointe d’un sein ’» proclame le poème « REJET » dans Ce Maroc , (p. 21) - retenons que le corps est un élément important dans cette contestation - exhibant le corps comme donnée fondamentale de cette parole rebelle qui « ‘troque mes rages/contre la belle bouche bée sur le trottoir de/l’émeute’ » (Histoire d’un bon dieu, p.177) .

Si dans le passage à l’écriture, s’opère sans doute « ‘le dessaisissement du sujet en son propre langage d’existence ’»475, notons que demeure chez Khaïr-Eddine un lien étroit entre la problématique du « je » dans le texte et celle de l’identité avec le corps morcelé. De ce point de vue, l’éclatement pronominal tient alors de l’autodestruction certainement liée à la destructuration symbolique et culturelle que nous évoquions déjà auparavant. Aussi, faudrait-il sans doute envisager la présence du corps impossible placé au coeur de la problématique de la langue, de l’identité et de l’étrangeté à la fois physique et identitaire : « ‘Mon sang est cet étrange passant. . . /vaisseau bien cargué, voile déchirée/dans la nuit vétuste des vents/ (. . . ) /délivre mon corps de ce corps ! /délivre-moi/des souvenirs ’! » (Résurrection des fleurs sauvages , p. 88-89) .

En effet, le corps impossible reste en étroite relation avec la langue inédite et impossible elle-même et le texte insaisissable. Cette écriture du corps travaille contre toute notion de pureté totalitaire celle de la race comme celle de la langue, contre le droit du sang, contre l’intégralité et l’intégrité, c’est pourquoi elle n’est qu’éclatement, enfin contre le dogme que celui-ci concerne le religieux ou les normes littéraires et esthétiques.

Aussi, le corps ne se conçoit-il que dans la métamorphose permanente comme autant de façons de changer de peau. De ce fait, le corps semble se présenter comme totalité ouverte présente, notamment dans la poésie, que le jeu des métamorphoses exhibe : « ‘Car je relève la tête et j’arme/un sang neuf, bien cargué, voile au vent. ’» (Résurrection des fleurs sauvages , p. 89) . Qu’elle soit réification, bestialisation et cadavérisation, la métamorphose du corps dans l’écriture de Khaïr-Eddine correspond non seulement à cette autre façon de dire le corpsmais renvoie aussi au dire et ne pas dire analysé plus haut.

Ainsi, le projet scriptural de Histoire d’un Bon Dieu se dessine-t-il comme « ce chemin (qui) ne mène qu’à la nudité » (p. 187) à la fois descente aux enfers et plongée en soi. Tel est l’aboutissement du récit qui invite, toutefois, à une écoute du bruit de l’être. Le parcours entrepris par l’écriture, à coup de déconstructions, de heurts, de dérives, de fragmentations et d’éclatements multipliés du corps textuel dévoile autant de morcellements de l’être en chute, annoncés dès l’ouverture du récit, à travers la déchéance de la figure et du mythe.

S’affiche ainsi l’écriture de la mutilation, de la fracture, de la dépravation, de la torture, de la meurtrissure. Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ou encore Le déterreur illustrent à travers la déformation et la monstruosité du corps une forme provocatrice d’écriture corporelle de l’inachevé.

Cette indécence de l’inachevé qui marque l’écriture du corps dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine l’inscrit dans ce propos : « ‘en gestation est oeuvre impudente’ » 476 . Or, ceci rejoint une certaine forme d’infiguration qui vise sans doute à représenter l’homme dans sa précarité, l’identité dans ses incertitudes, tout en posant, chez Khaïr-Eddine la question de trouver l’inachèvement au fond de soi-même.

L’écriture de la déformation du corps tronqué, hybride, reflète à travers l’inachèvement les troubles profonds de l’image du corps. Elle donne aussi à voir la fragmentation du dedans dont les nombreux points de suspension que nous avons relevés plus haut, figurent sans doute la forme scripturale de l’inachevé exprimé.

C’est souvent dans cette écriture viscérale et près du corps que peut se lire le dedans par le dehors, que les images du corps figurent le geste de l’écriture dans sa tentative d’exprimer des significations relatives au manque, au vide, à la béance. Ce qui tend à advenir dans l’écriture, n’est-ce pas l’entrelacement dans une déchirure fertile du corps et des mots ? Celle-ci révèle aussi un questionnement sur l’appropriation/désappropriation du corps et du langage par « manque de présence de l’autre dans son « tout » »477 . Cette problématique nous semble ici contenue dans les derniers mots du recueil poétique Ce Maroc : « ‘Sous l’olivier, la mort invente tes sourires, le printemps passe, l’été vient, le ciel se noie dans le khôl ardent des veuves. Sépulcre ! ouvre les portes interdites du sang ! ’» (p.78) .

C’est pourquoi le dire et ne pas dire de l’écriture qui figure en soi la déchirure évoquée en une dialogie liée au désir de l’Autre, contradiction dans laquelle se place la parole, renferme l’énigme du corps comme désir et parole. Dans Une odeur de mantèque (p. 117) , tout en déclarant son refus d’« éructer » des maux/mots qui le minent, le rendent malade, le « je » ne les expulse pas moins en dehors de lui. L’écriture s’assimile à une expulsion, hors du corps, de ce qui le travaille intérieurement pour en faire un corps raconté, senti, imaginé, engendré par les mots eux-mêmes.

L’implication et la mise en péril du corps et de soi dans l’acte scriptural se lisent dans cette scène (Une odeur de mantèque , p. 117-118)478 où « il » tente de sortir « hors d’un monde » qui semble plus que jamais être en lui : « non, il est en moi » (p. 119) , « ‘persistant à grimper une muraille’ » mouvante, hostile, menaçant de le « précipiter sur ces dards qui tapissaient son rêve » (p. 118) , le renvoyant à sa prison intérieure. C’est la raison pour laquelle il s’accroche à « ‘sa parole (qui) peut-être la seule maille réelle par où je m’introduirai avec dans mes bagages cette âme et ce nerf pourri que mon oeil et mon sang transformeront en vies parcellaires.’ » (p. 118) . Écrire le corps, c’est ainsi monter à l’assaut du corps-forteresse, faire l’inventaire du lieu du corps, ce qui implique des explorations multiples et diversifiées mais aussi des actes divers qui n’en sont pas moins pour l’essentiel acte d’appropriation de ce corps, situé au centre de nombreux enjeux.

C’est par l’écriture du corps que passe en premier lieu la désacralisation. Le déterreur montre que si le mot sur le corps est bestialisation et réification donc violence faite au corps, ce mot semble traduire la répression qu’il subit, par un phénomène d’agression retournée. Si la parole sur le corps en exprime l’enfermement – ainsi du symbolisme du puits et de la tour/prison dans Le déterreur - c’est-à-dire, le corps tel qu’il est vécu socialement sous le poids de la morale oppressive - cette même parole qui le métamorphose par réaction à la claustration, en exalte la sexualité.

La représentation du sexuel est rendue d’autant plus provocante qu’elle a recours à la bestialisation, avilissant ainsi le corporel et le sexuel. Ces deux éléments remplissent une fonction subversive. En effet, tous les agents de pouvoir qui sont l’objet de la satire virulente du narrateur le sont à travers le corps très fortement sexualisé. Citons comme exemple, ces propos volontairement injurieux et licencieux sur Dieu, « ‘sa femme gisant sur une couche de poils de chameau et se faisant posséder par le Bon Dieu soi-même (. . . ) était putasse mais comme toute putasse elle ne pouvait qu’intéresser au plus haut point le créateur des choses et du néant.  ’» (Le déterreur, p. 67) . Ainsi, le corps, socialement et moralement voilé, censuré, est utilisé comme instrument subversif en même temps qu’il profane l’écriture.

Dans Le déterreur, la mise en écriture du corps, aussi valorisation du sexuel - la première expérience sexuelle est assez longuement décrite, sa représentation, associée à l’évocation d’une cérémonie mortuaire, montre, si besoin en était, l’utilisation subversive de la sexualité dans l’écriture - est constitutive de la parole sur soi, autre objet de transgression.

Décrit comme un viol, l’acte sexuel se trouve associé dans la même scène à la mort des grands-parents et à la mise à mort d’un rat poursuivi par un chat. La mort apparaît ici comme une castration : ‘« (. . . ) grand-père et grand-mère (. . . ) tous deux asexués pour toujours (. . . ) » ’(p. 27) . Le sexuel est à la fois un exutoire contre la mort et un acte de bestialité.

Dans Une odeur de mantèque , le récit des perversions dévoile une mémoire du corps dont l’écriture se sert pour exercer à son tour le pervertissement des formes convenues du discours (auto)biographique. Le « vieux » se raconte sans fard et tire même un plaisir extrême de son récit subversif, puisqu’il transforme en acte narratif ses actions de déviance plaçant le trivial au niveau de l’esthétique. La déviance et la perversion sexuelles sont ainsi transformées en acte scriptural subversif.

Notons aussi que les scènes de transgression sexuelle participent d’une même écriture de l’excès, à l’instar des scènes de violence qui miment la marginalité du personnage bandit, tueur et réfractaire social. Personnage excessif, déviant et lubrique, le « vieux » concupiscent se représente comme fondamentalement en rupture. C’est cette dissidence et ce côté transgressif qui le déterminent tout en étant des éléments de survie pour lui. Telles semblent être aussi les caractéristiques de son récit, de la parole qui le porte et de l’écriture qui leur donne forme.

Marrakech constitue le point de départ d’une dérive scatologique et pornographique dans laquelle le dérèglement des sens et les perversions sexuelles s’inscrivent dans l’espace : «‘ les rues sordides et criardes dégoulinant de sperme invisible, de vrai stupre et pourrissant au soleil du Sud comme pour infliger à Dieu un démenti excrémentiel. ’» (Une odeur de mantèque , p. 108) jusqu’à l’angoisse hallucinatoire : « ‘Où que l’on porte ses pas, la terre vous engloutit comme un vagin touffu ou un anus d’adolescent dévoyé !’ » (Une odeur de mantèque , p. 108-109) .

Le champ scriptural lui-même est assailli par un dire libidineux qui jouit de la répétition et de l’accumulation d’un langage sexuellement chargé et générateur de fantasmes. Il est aussi notoire que l’écriture se dessine comme lieu de décharge de cette « ‘hargne sexuelle des chasseurs ’» (Une odeur de mantèque , p. 110) dont le « vieux était le meneur » (Une odeur de mantèque , p. 110) . Par celle-ci, semble s’opérer un règlement de comptes non seulement avec le passé, la société, notamment celle du Sud479 - expression d’amour et de violence faite au site identitaire – mais aussi avec la vie et la mort.

Le sexuel fonctionne ici comme une conjuration de la mort présente dans l’image de l’engloutissement (p. 108-109) , déjà évoquée, et dans cette scène : « ‘Seuls quelques vieillards et quelques jeunes idiots dégoulinant de morve s’incrustaient encore sur le sol ancestral comme des cancrelats. (. . . ) Les femmes se méfiaient des adolescents, seuls les vieux pouvaient parfois les sauter. Une de ces putes, remarquable par sa beauté, habitait près du torrent jouxtant le cimetière. (. . . ) Sa maison donnait sur le cimetière. Un petit torrent la séparait du cimetièremais que devait-elle donc entendre la nuit venant de ce cimetière où son mari venait d’être enterré ? Des milliers de pas striant le ciel sanglant du Sud ? Ou tout au moins la hargne sexuelle des chasseurs dont j’étais le meneur ? ’» (Une odeur de mantèque , p. 110) .

Déjà dans Le déterreur, la mort est vécue par le narrateur, enfant comme absence de sexe et de plaisir sexuel, elle représente une double castration de la parole et du sexe, objets d’une même censure aussi. Ici, comme très souvent dans l’oeuvre, la co-présence du sexe et de la mort rappelle que l’écriture du corps chez Khaïr-Eddine a l’intérêt de faire apparaître l’importance des enjeux de vie et de mort engagés dans la création.

En effet, en permettant une véritable résurrection480 , le sexe féconde l’écriture sécrétion associant l’encre, le sperme, le lait et le sang pour se poser comme réponse à la mort, sans doute la seule : « ‘(. . . ) lorsque l’absence nous baigne dans le lait des /stégomyies/ ici la bête/ sexes velus des rares astres qui noient mes tempes/quais noirs ta moelle gâtée tes mains nubiles/corps ébréché pourquoi ressac/ton sperme écrit/sous l’arbre vide jeté sur ton corps étiolé/(. . . ) corps tué par le rythme fugitif du poème (. . . ) ’» (Histoire d’un Bon Dieu , p. 174) .

Toutefois, cette écriture sexualisée n’est pas une fuite de la mort mais une confrontation avec celle-ci : « ‘mort/ hyène volontaire/ c’est toi que je réclame/ proclame/ achève de déterrer mes doutes futiles (. . . ) mort/ hyène noire/ mais comment t’expulser (. . . ) tu ne surmonteras jamais l’homme/ mort/ hyène/ funeste/ je te vomirai toute ’» (Soleil arachnide , p. 93-94) .

C’est pourquoi l’omniprésence de la mort que nous évoquions déjà précédemment intervient dans la mise en écriture du corps pour en exprimer une négativité exaltée par la description morbide de sa déchéance et de sa décomposition. Le corps devient alors l’objet d’une parole obscène qui se complaît dans la représentation exacerbée et provocante de la bestialité sexuelle : « ‘Je suis si bas qu’il faudrait un autre théâtre pour me fixer, tenant la pétoire, balançant dans l’égout le préservatif gluant, giflant qui de droit, me talonnant moi-même comme un âne suppurant sur toute l’étendue du désert et jusque dans la cour d’un roi torve qui dégueule ses langoustes et sa majesté assassine’. » (Le déterreur, p. 52) .

Travaillée par la mort, l’écriture du corps se déploie souvent dans la fascination de la pourriture et de la violence vampirique : «‘ Mes rats ne m’ont jamais donné autre chose que leur chair que je mange crue (ou) jusqu’à sa complète putréfaction, à partir de quoi j’en suce les asticots (. . . ) ennemis séculaires des bouffeurs de morts’. » (Le déterreur, p. 55) .

A travers l’obsession de la mort apparaît aussi celle du cadavre et du pourrissement : « ‘Dieu et le procureur du roi veilleront, lorsque je serai fusillé, à mon enterrement. Je leur conseillerai de me jeter dans une fosse septique afin que des aliénés comme moi ne puisse me dévorer alors que mes fibres elles-mêmes auront déjà entamé leur processus anthropophagique.’ » (Le déterreur, p. 37) . Le déterreur évoque d’une façon provocatrice ce qui revient souvent dans toute l’oeuvre, l’image obsédante du corps en état de décomposition et de pourrissement, celle qui domine dans Agadir à travers le « cadavre de ville » , ou encore, celle qui poursuit Le déterreur , comme si le corps et la chair en errance, avaient du mal à s’installer à leur aise, à trouver leur lieu dans l’espace de l’oeuvre.

Ainsi écrire le corps, c’est faire apparaître cette errance qui se déroule dans le dynamisme, le mouvement mais aussi l’éclatement du champ scriptural autant que dans ses profondeurs obscures et dans ses déchirements les plus intimes. L’oeuvre s’instaure alors comme champ ouvert concernant les feux croisés du corps et de l’esprit. Elle nous semble aussi se dessiner comme (con)quête du corps qui ne peut se concevoir que dans une lutte, essentiellement intérieure, par laquelle se fait entendre le discours du corps.

Notes
468.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. ibid. p. 10.

469.

En gras dans Soleil arachnide (p. 80) .

470.

Friedrich NIETZSCHE. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris :

Ed. Livre de poche, 1963, p. 23.

471.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 144.

472.

Albert BEGUIN. Création et Destinée, essais de critique

littéraire (posthumes) . Paris, Seuil, 1973, p. 226, in La

chair et les mots , op. cit. p. 157.

473.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 144.

474.

Citation d’Albert BEGUIN. op. cit. p. 9 in Adolfo

FERNANDEZ-ZOILA. ibid. p. 157

475.

Nabile FARES. op. cit. p. 194.

476.

Claude LORIN. op. cit. p. 18.

477.

FERNANDEZ-ZOILA. op.cit. p. 23.

478.

Et aussi p. 19 et 66.

479.

Espace que l’écriture n’en finit pas de raturer tels ces « milliers

de pas striant le ciel sanglant du Sud » (Une odeur de mantèque , p.

110) .

480.

Jacques RUFFIE. Le sexe et la mort. Paris : Ed. Odile

Jacob Seuil, 1986, p. 260.