2) : Entre oralité et scripturalité : la voix intérieure.

Ainsi, le corps vient à nous dans l’écriture à travers les mots qui parlent de ce corps, par lesquels il est « raconté » . Etre à l’écoute de cette « voix » du corps qui fuse ainsi dans l’écriture de Khaïr-Eddine, c’est considérer comment dans la recherche qui est la nôtre ici, la question de l’oralité se joue par rapport à cet élément important dans l’écriture du corps.

En effet, la voix qui porte la parole constitue une sorte d’interface entre le dedans et le dehors du corps. Tentant de s’échapper dans les mots de l’écriture, elle véhicule à travers eux le sentir du corps, notamment de ce corps intérieur dont « ‘L’invisible affleure en surface à partir d’une expression verbale (. . . ) en faisant appel à une expressivité elle-même créatrice d’images, de sensations, de sens, de formes. ’» 481 .

Or, il nous semble que cela crée dans l’écriture un espace sonore dont les fonctions, à l’instar de celles du langage, s’organisent autour du corps. Voilà ce que nous voudrions vérifier en nous concentrant ici sur l’inscription dans l’écriture de cet espace sonore, vocal plus précisément, induisant cet entre-deux entre oralité et scripturalité d’où se dégage la voix intérieure.

Notre lecture de l’oeuvre n’a eu de cesse de pointer jusqu’ici le fait que la forme spécifique de l’écriture de Khaïr-Eddine est d’amener à la parole sa propre opacité, de faire entendre cette parole intérieure enfouie en pleine chair, cette sorte d’endophasie par laquelle s’expriment les forces et les pulsions qui agitent le corps. L’écriture est alors le lieu où se manifeste le lien entre le sensible et le sens, dans un même vécu, dans un va-et-vient subtil entre corps et code linguistique.

Dans ces passages à la fois structurants et destructurants – qui ne sont pas sans rapport avec la construction-déconstruction propres à l’écriture raturée d’avance - le corps, élément premier vient se condenser dans la secondarité du langage. Il nous semble que celui-ci laisse apparaître à son tour des composantes sensori-motrices et fantasmatiques sous-jacentes. Nous intéresse ici ce qui relève du registre de la voix.

L’écriture de Khaïr-Eddine dégage une sensibilité esthétique qui recherche l’immédiateté de la voix tout en exprimant une sorte d’impossibilité, d’impuissance, inhérentes à ce langage sans voix qu’est l’écriture482. C’est peut-être ce que « l’écriture lacunaire »483 , le manque graphique, expression du silence, de l’absence de parole, de la perte de voix, tente de faire passer ! Cette insuffisance du langage, à la fois vacuité, plénitude, inachevé, manque, discours du silence484 et expression de la béance, n’est-elle pas désespoir-ravissement485 qui préside à l’écriture ?

La mise en écriture des valeurs poétiques de la voix engage une quête des valeurs perdues de celle-ci. Nous avons montré qu’il s’agit bien là d’une ré-oralisation du discours de l’écriture, situant le « texte » au lieu de concrétisation de la parole vive et revendiquant un langage en émergence, porté par « ‘l’énergie de l’événement et du procès qui l’y produit’ »486. Nous avons vu comment la présence, constante dans l’oeuvre, du théâtre et de la poésie appuie la tentative de réconciliation polyphonique de l’espace et du temps à travers celle de la parole vive et du mot écrit.

De ce point de vue, la poésie de Khaïr-Eddine tire sa valeur expressive de ce qu’elle restitue et traduit du vécu corporel. La création poétique s’origine dans ce point de départ corporel, matière vivante même innommable et irreprésentable. Favorisant les moyens d’expression aussi proches que possibles du langage du corps, instaurant des rapports sensoriels et corporels avec les mots, l’écriture poétique se nourrit singulièrement de l’oeuvre linguistique de la voix.

Dans le poétique, où la forme l’emporte sur le contenu, l’oeuvre de la voix s’appuie en particulier sur le rythme qui insuffle au poème sa force attractive. Michel de Certeau487 décrit cette lente gestation poétique où le verbe reprend chair et où la chair se fait verbe dans ce double mouvement de vie qu’est toute création. Il parle de « maison du langage » et dégage un rythme poétique de répétition, situant le rythme au commencement de toute chose. Rappelons qu’au commencement de la vie, il y a le rythme, celui des battements du coeur et de la respiration. Le rythme qui surgit dans Ce Maroc, faisant entendre la voix qui parle dans l’écriture, remodèle les phrases en incantation, introduit ‘« la fonction incantatoire’ »488 du langage.

Ainsi, le poème « SUDIQUE » (p. 29-33) est entièrement construit sur un rythme de répétition, notamment de vers entiers tels que : ‘« Sudique/que je crée par la pluie et les éboulis » ouvrant et fermant le poème (p. 29 et 33) et de « Sudique attelée louve enragée à tes mamelles ’» (p. 29 et 30). Dans ce poème emblématique, les mêmes syllabes semblent comme murmurées à l’oreille et les mêmes insistances phonétiques miment les retours par lesquels la voix traduit une obsession qui apparaît bien être celle du lieu avec toute sa symbolique.

Les sons forment ainsi une mémoire insolite qui va bien au-delà de la signification et se rattache sans doute à « ‘la parole bouclée nouée’ » (p. 29) qui jaillit ici dans « le désir de la voix vive (qui) habite toute poésie » 489 : ‘« Sudique (. . . ) piaffant gémissant (. . . ) Sudique épelant (. . . ) Sudique (. . . ) récitant (. . . ) ’» (Ce Maroc , p. 30-31) , réveillant du corps une dimension enfouie : « quand mon corps bée/entre des mains bleues » (p. 31) . Il y aurait ainsi recherche des valeurs de puissance de la voix et de sa liberté. L’obscurcissement du sens, l’opacification du discours, valorisé plus comme affirmation de puissance que comme langage, visent sans doute à retrouver les valeurs mythiques de la voix.

L’aspiration de toute poésie « à se faire voix »490, même dans l’écriture, qui en est paradoxalement lieu d’exil, se manifeste aussi par le recours aux contrastes typographiques, dans la taille, la disposition et l’espacement des caractères tendant à rejoindre la gestuelle vocale.

Nous l’avons rencontré dans Agadir lors d’un passage poétique transcrit en italique et reproduit à trois moments du récit (p. 21, 121 et 133) . A quelques pages de la fin du livre, le récit se cherche toujours une identité scripturaire, s’interroge sur le langage, passe d’un genre à l’autre, d’une typographie à une autre. La séquence (p. 121-126) réunit trois types typographiques pour figurer la nouvelle ville, lieu de tous les possibles, de toutes les expressions, de tous les langages (p. 124), d’où seules la linéarité et l’univocité seront « BANNIES RAYEES D’UN TRAIT OPINIATRE » (p. 125).

Le jeu typographique qui a pour effet de visualiser encore plus le texte, donne à la lettre une dimension vivante. Le corps textuel et typographique prend consistance, s’anime par les variations des caractères typographiques. Le jeu avec la langue et les lettres modèle le corpus textuel, lui donnant des formes, des pulsations, des vibrations. Notons, l’aspect boursouflé des grosses lettres d’imprimerie qui s’incrustent dans la page.

Dans Histoire d’un bon dieu , se manifeste un phénomène de résorption, de dissolution : ‘« Il avait mangé son oeil et n’était plus qu’un mot versé au coeur des gravitations »’ (p. 132) . Cette double assimilation touche tout récit condamné à la disparition soudaine aussitôt né, se transformant en récit virtuel. Elle est relative à l’association établie entre des fragments de l’énoncé faisant tous saillies par leur typographie distinctive en grosses lettres d’imprimerie, véritable enflure du corps textuel, boursouflé dans laquelle sont confondus les mots suivants : « NUIT, LE ROMAN MALMENE, SON HISTOIRE, OEIL EN TRAVAIL , JE, MOI, JE MARCHE RESIGNE TOI. » (p.131-136) .

Soleil arachnide joue sur la disposition typographique, notamment dans les poèmes « Barrage » (p. 75) et « Nausée noire » (p. 80) . Ce jeu typographique nous paraît se situer dans l’ordre des variations poétiques de la voix, instaurant une chaîne à la fois visuelle et phonique dont la principale caractéristique est de créer un rythme haché par lequel toute unité et toute complétude de sens sont définitivement brisées : « ‘on apprête une hache pour mon langage’ » (Soleil arachnide , p. 77) mais aussi de faire entendre cette « voix noire » (Soleil arachnide , p. 40) de « bête gémissante » (Soleil arachnide , p. 78) pointant, criant une dislocation rythmique, phonique qui a pour effet une déstructuration, un brouillage du message poétique.

Si tel semble être le but poursuivi par tout poète, chez Khaïr-Eddine , nous dirons que les éléments phoniques, la substance sonore contribuent essentiellement à faire entendre cette voix venue d’ailleurs qui a pour mission non seulement de transmettre un message mais aussi et surtout quelque chose de radicalement autre, qui est la poésie.

Se dégageant du discours conventionnel, l’écrivain se réfère à l’éprouvé corporel dans l’ici et maintenant. C’est cette saisie qui prend corps dans l’oeuvre littéraire. Le langage que l’oeuvre utilise demeure lui aussi dans un rapport privilégié avec le sensoriel. C’est cet enracinement corporel qui fait la valeur littéraire d’un texte conjointement à son contenu sémantique491.

Tout devient polysémique, parce que le corps est polysémique par essence. Tout se met à résonner et à répondre en écho. Seul le corps de l’écriture dans sa littéralité peut nous introduire dans un monde intérieur qu’aucune description ne permettrait de rejoindre. L’écriture fait apparaître le caractère concret et sensoriel des mots, par la rythmique de la phrase poétique.

Dans celle-ci, nous sommes à la fois dans le corps et la pensée ; la forme poétique rassemble et réunit les stratifications multiples dont l’être est fait. Mémorial, où le poème se fait voix multiple de l’être, revêt une dimension par laquelle l’oeuvre propose une vision du poétique et par là de la littérature comme lieu de l’inter. En effet, la poésie célèbre ici le triomphe du mélange, force de l’imaginaire qui s’enrichit d’un infini éclatement et de la répétition des thèmes de l’inter-dit, « LE NON-DIT » (p. 57) prenant corps dans cet inter-dit même.

« fascinateur mémorisé et mémorable, chargé
d’amères servitudes, tu es l’ethnie réelle,
la police aux yeux d’ébène portant haut
le Zodiaque, les Ramas, les Mandalas
et le Césium. . .
Tu es Bombyx et Fil,
le Lévrier et la Gazelle,
ce Mouflon sur le Roc allégorique et glacé. . .
tu te souviens des meules hantées,
des hallebardes, des larmes
et des encres insurrectionnelles,
cataclysme galactique
suintant du vert-de-gris de la nuit somptueuse
où s’infléchit le poids de ta couronne, Ishtar. » 

Les dysphonies et les symphonies du monde sont ainsi rendues par le rythme du poème, par le foisonnement verbal et la richesse époustouflante du verbe. Parole de la turbulence , du désordre, du cataclysme, le poème est animé par les bruits et les fureurs du monde que traduit le langage dans ses dissonances, ses sonorités, ses désarticulations, son propre dynamitage et une rhétorique dominée par des figures suggérant les paroxysmes du monde.

Langage de la pulsation, corps vivant, travaillé par les figures de la démesure et de la démultiplication, de l’amplification et de l’intensité, le poème restitue ainsi l’harmonie du monde à travers l’équilibre et la construction cohérente du verbe : « ‘il riva le désert au désir de l’homme’ » (Mémorial, p. 20) , marquant ainsi la noblesse de l’action et la grandeur de la figure chantée ici, celle d’Alexandre.

Ainsi dans les vibrations de la langue poétique est perceptible l’ensemble d’une intériorité, d’un centre à partir duquel Khaïr-Eddine crée sa poésie, englobant des forces qui, par le travail d’élaboration opéré sur les mots, deviennent cette voix dont on peut dire qu’elle prend place, chez Khaïr-Eddine dans un trajet poétique où « ‘en ce sens ne sera retenu, à titre d’origine de la poéticité, non pas le sens, la culture en tant que lieu du sensmais la voix, la symbolicité de la voix venue d’avant, venue « avant » ’» 492. Voilà qui rappelle la voix et l’oralité premières dans l’ordre des structures anthropologiques, précédant l’écriture493 et situe le lieu matriciel de la voix, entre silence et bruits du monde, « ‘fluidité entre deux non-dits, (l’absence de parole et la parole intérieure) ’» 494 .

Dans l’écriture de Khaïr-Eddine, l’entretien tourne court, le narrateur ironisemais ne livre rien, pourtant, la rencontre avec quelqu’un de vivant, d’intensément présent se fait. Cela ne peut passer que par l’écriture, par le corps des mots, leur sonorité, les rythmes, les scansions, les achoppements soudains, les images évoquées. Les premières lignes du texte dans leur forme sensorielle, sonore, rythmique font apparaître le personnage. On remarque les phrases courtes, scandées qui vont engager le lecteur dans la même déambulation hésitante. Emboîtant son pas, il entre dans le corps du personnage, dans ce corps prêt à s’effondrer qui dit aussi l’effondrement de l’âme.

La plurivocité qui participe de l’éclatement du contenu textuel restitue la valeur de la voix, les personnages se manifestant, se matérialisant par leur voix. Si les personnages n’en sont pas vraiment, on peut dire que leur corps est présent à travers leur voix. « ‘Un corps est là, qui parle : représenté par la voix qui émane de lui et qui le dépasse par sa dimension’ »495. Chez Khaïr-Eddine, cette mise en valeur de la voix tient de la libre circulation de la parole qui revendique un statut496, plus que de la parodie ou de la satire d’une parole qui raconte des histoires.

La plurivocité constatée chez Khaïr-Eddine est aussi un procédé propre à la halqa où les personnages sont avant tout des voix - comme dans la plupart des textes de Khaïr-Eddine – engagé dans un véritable jeu de rôle qui rappelle le théâtre - procédé très fréquent ici qui révèle le rapport ludique. La plurivocité correspond ainsi à l’urgente nécessité de dire et d’exister par sa voix et la parole qu’elle profère.

L’énonciation de la parole prend par là valeur, en elle-même, d’acte symbolique : « ‘grâce à la voix, elle est exhibition et don, agression, conquête et espoir de consommation de l’Autre ; intériorité manifestée, affranchie de la nécessité d’envahir physiquement l’objet de son désir : le son vocalisé va de l’intérieur à l’intérieur, lie sans autre médiation deux existences. ’» 497 N’est-ce pas ce à quoi tend le projet scriptural ?

L’écriture dérive sans cesse vers cette agitation intérieure, ces pulsions internes de l’être pour en extraire le chant douloureux, comme dans Corps négatif (p. 52-53). Chant douloureux qui se singularise et cisèle le texte par sa typographie en italiques et rend la présence musicale et verbale de ce « ressac » du moi (Corps négatif, p. 53) par lequel le narrateur dit son être au monde, « ‘suivant un rythme respiratoire saccadé’ » (Corps négatif , p. 53) , à trois reprises dans ce passage. Retour permanent et inévitable de la narration à « je » qui (s’) apostrophe un autre lui-même dans la confusion des voix, caractéristique de l’ensemble de ce récit, à l’instar de bien d’autres.

La plurivocalité se manifeste aussi dans Le déterreur , la voix sarcastique qui s’exprime (p. 68-69) conteste l’identité et le récit du narrateur précédent qui se trouve ainsi dépossédé de la parole, renvoyée au rêve et aux profondeurs de l’inconscient : ‘« T’as rêvé, mon vieux »’ (p. 68) . Parole refoulée ! À cet endroit du texte, le récit bascule dans une narration qui passe de la première à la deuxième personne, puis revient à un « je » apparemment distinct du précédent, confondant ainsi les niveaux narratifs. Le trouble s’accroît lorsque apparaît la troisième personne, excluant le narrateur du récit. Le « il » devient par intermittence un « je » surpris en pleine activité de sa propre narration.

Le système narratif est signifiant dans son indétermination même et ce à un triple niveau. Il manifeste d’une part l’hésitation du scripteur entre trois types de narration qui s’enchevêtrent dans le texte, rendant ambiguë la relation du narrateur avec le récit. Il révèle d’autre part un éclatement de la matière narrative et une guerre de et pour la parole.

En effet, toutes ces voix conflictuelles semblent se confronter et se disputer tour à tour la fonction narratrice, en une perpétuelle dépossession de la parole que le « je » tente sans cesse de s’accaparer. Le système se rapporte, enfin, à une problématique de l’identité qui s’incarne dans une lutte pronominale, expression éclatée et multiple du « je » , dimension mythique du « je » narrant et narré, celui-là même qui, traversé par des voix multiples, se voudrait voix populaire, parole porteuse de vérité : « ‘Tu t’es érigé en défenseur du peuple, tu t’es attaqué à la source de la féodalité, à tous les maux qu’endurent tes compatriotes (. . . ) Tout le monde sait que tu dis la vérité. ’» (p.71) .

Poète/héros, le « je » sans nom parce que multiple, non anonyme parce qu’assumé en tant que texte par un nom en marge du texte, est valorisé par sa faculté narratrice, son pouvoir de dire ou de ne pas dire, de promettre le récit et même de manipuler le sens de la parole : « ‘Tout ce que j’ai dit relève de l’élucubration, de l’hystérie et du rêve mal dirigé.’ » . L’émergence du « je » dans le texte le fait intervenir comme détenteur de la parole et met en avant sa fonction narratrice d’une parole directe qui est aussi parole sur soi, lui permettant de se prendre « ‘pour un saint sinon pour mon propre recréateur. ’» (Le déterreur , p. 113) .

« Je », « tu », « il » s’envahissent mutuellement, en formant une mystérieuse entité – le « nous » fait lui aussi son apparition dans le texte - qui se révèle être un moi parlant de et à lui-même. Finalement, c’est l’émergence constante du « je » , tour à tour lui-même et un autre, autre forme de dépossession, qui domine le récit, malgré ses divisions intérieures, exprimées d’un côté par l’invasion du « je » par le « tu » , double conflictuel et de l’autre, par la tentative de distanciation et d’objectivation, introduite par le « il » , rendant le « je » étranger à lui-même et se métamorphosant sans cesse. Cette métamorphose, jeu avec le corps et avec le texte, passe souvent par la profusion parfois confuse des voix qui cache la fascination d’une voix sans corps

Le texte se nourrit de ces multiples parcelles qui constituent l’être. S’y inscrivent les étapes de son histoire intérieure et les différentes couches qui le structurent. Dans cette exploration de son passé, ce retour à et sur soi qu’entreprend le narrateur d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , le langage en acte se fait discours immédiat puisant aux sources de la communication orale.

C’est ainsi que résonne la voix de la grand-mère qui « ‘hurlait des litanies : « C’est la vieille femme décharnée qui vient te prendre ! Cache-toi bien, emmitoufle-toi bien, mon petit. Ah ! la rivière ! ’» (p. 135) . L’écriture est le lieu où « la voix est souvenance »498. Quant à la parole du narrateur, elle semble se libérer peu à peu des entraves de la forme écrite pour éclater dans une dynamique, dans une instantanéité propre à l’énonciation en acte : « ‘(. . . ) j’aurai pu crever comme ces chiens qu’on abat (. . . ) Comme ça ! Brutalement en leur foutant dessus des tas de grosses pierres. . . Crever comme ces chiens crevés au fond d’un puits (. . . )’ » (p.135) . On est à l’écoute de cette voix qui se raconte, qui réagit parfois de façon intempestive : « Et alors ? N’y a-t-il pas ici des types qui pêchent à la grenouille, l’enfilant, pauvre bête ! à l’hameçon » (p. 136) , qui s’interroge : « ‘la fièvre, peut-être’ ? » (p. 136) .

Par sa construction elliptique et syncopée, proche de la langue parlée, le langage cherche à se faire parole vivante, à restituer une immédiateté de la langue et un rapport physique au verbal. « Je » s’écrit et s’écrie à voix haute dans « une pulsion organique » 499 telle que le texte se prête non seulement au regard comme toile où les mots livrent les couleurs de l’être qui les transcrit mais résonne aussi de l’écho de sa voix, de sa respiration et de son souffle.

De ce point de vue, Agoun’chich, « homme-récit » , au sens où l’entend Todorov, évoque en cela le rapport entre la chair et les mots. C’est aussi la parole faite corps. Etre pourtant, menacé de mort, Agoun’chich « ‘rayonnait intérieurement car il ignorait l’angoisse et la superstition’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 29) .

La scène d’attribution de son masque-surnom (p. 29) est symbolique à plus d’un titre : « ‘Quand il ne pouvait tenir ouvertement tête à ses ennemis, Lahcène avait recours à des stratagèmes compliqués. C’est ainsi qu’il se cacha dans une grotte où il s’allongea et se couvrit d’écorce rugueuse. Quand ses traqueurs arrivèrent à l’entrée de la grotte, l’un d’eux, qui y jeta un coup d’oeil, dit : « Il n’y a pas d’homme dans cette grotte. Il n’y a qu’un tronc d’arbre mort, un « agoun’chich » Puis ils s’en furent. Lahcène dut la vie sauve à sa ruse. De traqué, il devint traqueur. ’» (p. 29) .

La méditation (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 77) non pas qui précède le voyage commencé depuis longtempsmais qui jalonne en fait cette traversée de soi-même et de la corporéité, qu’est véritablement le voyage en question, cette méditation révèle l’être d’Agoun’chich qui a le sens de « l’immémorial » , du cosmique et de l’originel. Il est animé par le feu originel « exemplaire » (p. 78) , son rapport aux choses est de l’ordre du corporel et du charnel.

Aussi, ce qui prime dans l’écrit, c’est son « effluve immémorial » , à l’instar de celui qu’Agoun’chich « hume » (p. 77) au moment de quitter le Sud qui est éloignement pour un temps avec promesse de retour - celle faite à la fillette et à l’épouse - . Cette écriture corporelle : « ‘alors, il vit (. . . ) il sentit (. . . ) il se ressaisit (. . . ) il se dit que (. . . ) » (p. 77) est « frémissement par quoi tout est advenu »’ (p. 77) . Elle se construit dans ce site où l’homme s’édifie dans l’interaction et la transformation, à l’instar de ce qui se produit dans l’univers, la vie et l’écriture.

Figure de légende, Agoun’chich est précipité dans l’histoire de son temps, éclairée par le narrateur, notamment lorsqu’il évoque ces « ‘nations européennes qui préparaient déjà dans l’effervescence la Deuxième Guerre mondiale.’ » (p. 131) ou interroge : « ‘N’avaient-elles pas déjà maintes fois maté chez elles les revendications ouvrières et condamné à l’inertie toute velléité de progrès social ? ’» (p. 131) . Cernant le personnage, l’écriture est attentive à ses réactions dans sa découverte du visage de la réalité historique décrite : « ‘Agoun’chich se rendit compte à quel point ceux qui se disaient civilisés étaient en réalité des bêtes fauves’. » (p. 131) .

Il est intéressant de noter de ce point de vue, une double perception de cette réalité qui implique le narrateur d’une part et met en scène le personnage de la légende, d’autre part. Le premier donne des indications historiques que l’autre ne peut connaître et le second prend conscience de l’histoire qui se déroule autour de lui. Il l’exprime dans son code, celui du bestiaire qui vient en quelque sorte illustrer le commentaire du narrateur. De l’un à l’autre, la distance n’est pas grande et pour ainsi dire indistincte. L’un dénonce ce que l’autre ressent avec effroi, les convictions de l’un rencontrant celles de l’autre : ‘« Agoun’chich savait parfaitement que ces agresseurs avaient fourni des armes aux Imgharens (. . . ) pour entretenir la dissidence et la discordance à l’intérieur même des tribus : prétexte en vue d’intervenir militairement par le biais de la fameuse « pacification »’ » (p. 132) .

Ainsi, la dénonciation de la corruption, de la collaboration et de la trahison transite à la fois par l’homme de terrain qu’est la figure légendaire d’Agoun’chich et le narrateur au fait des événements à venir. Ce passé dont Agoun’chich est le témoin vivant et le temps saisi par le narrateur informé des faits historiques qui marque ce passé, sont rendus dans toute leur épaisseur. Le point de vue du narrateur épousant celui du personnage, l’écriture cernant ce dernier, rentrant dans son univers intérieur, partageant son intimité pour rendre compte selon ses références de la réalité dont il prend conscience.

La parole d’Agoun’chich et celle du narrateur se rencontrent souvent dans une même réflexion, dans une lecture de l’histoire qui s’effectue dans un va-et-vient entre les pressentiments d’Agoun’chich et la vision anticipée, parce que documentée du narrateur. Cette lecture à deux voix de ce qui se prépare, c’est-à-dire l’écroulement de l’identité berbère, déroule un futur apocalyptique, signifiant la continuité du cauchemar. Le présent de l’écriture devient le passé en train de se faire.

S’expriment là des visions annonciatrices de la destruction inéluctable d’un monde ancien et glorieux. Pourtant, l’écriture s’applique à souligner les valeurs de ce monde en effacement tout en prédisant leur disparition future : « ‘On bifferait leur liberté légendaire d’un trait de plume sur toutes les pages du grand livre de l’histoire. Il ne resterait d’eux qu’un mythe vague et fugitif impossible à reconstituer (les pièces maîtresses de leur existence auraient depuis longtemps brûlé comme autant d’archives redoutables) .’ » (p. 135) .

Lors de l’arrivée à Tiznit, se met en place un cadre spatio-temporel où le personnage d’Agoun’chich va prendre une autre dimension. En effet, avec son entrée dans la vie moderne, Agoun’chich devient une figure perméable et comme fragilisée par cette projection-confrontation avec l’espace-temps de la cité. En effectuant son passage du désert de la nature et de la montagne-mère, Agoun’chich se retrouve dans le « désert humain » (p. 143) d’une ville dans laquelle il prend conscience « ‘qu’il y a plus à craindre des automobiles que des hommes.’ » .

Or, c’est un espace dans lequel Agoun’chich se parle de plus en plus à lui-même, comme si sa voix intérieure, jusque là prise en charge par le narrateur, cherchait à se faire entendre. Le narrateur pénètre de plus en plus en lui, dévoilant la fragilisation du personnage, jusque-là assez hermétique à ce type d’approche. Ce procédé va en s’accroissant avec l’arrivée à Tiznit où Agoun’chich remarque tout de suite l’espace ‘« des spectacles hors du commun’ » (p. 143) .

Le rêve du violeur fait résonner une voix intérieure, obsédée par la mort et travaillée par soi, « ‘à l’intérieur de lui, tout au fond de lui’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 65) . Il donne lieu aussi à l’écriture de vieilles angoisses, de coriaces obsessions dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine, faisant entendre les voix d’autres textes dans lesquels surgissent les mêmes visions du puits avec des aspérités, les mêmes êtres abrégés, la même multiplication de cadavres, le même âne en putréfaction, rencontrés en une intertextualité obsédante, dans Une odeur de mantèque , Le déterreur ou encore Une vie, un rêve, un peuple toujours errants .

Ainsi, l’oeuvre littéraire est le lieu et le lien du corps, de l’image et du mot. A ce point de jonction, la voix, objet absent/présent dans l’écriture nous paraît jouer un rôle significatif. Dans ce qui précède, notre tentative a consisté à montrer comment dans le lieu de l’écriture qui en est à priori dépourvu, la voix tente de se manifester de diverses manières. Ainsi, de la voix qui fuse dans le langage poétique à la polyphonie qui caractérise le récit chez Khaïr-Eddine, en passant par le théâtre comme espace même de cette quête de la voix, l’écriture se fait désir de voix qui demeure étroitement lié à celui de la parole évoqué tout au long de ce travail.

Or, il nous semble que cette parole et cette voix, double objet d’une même quête, renvoient à une part disjointe, douloureuse, déchirée de soi. Elles auraient ainsi pour fonction d’exprimer cette rupture mais aussi d’en constituer une tentative de restauration, rejoignant le principe de construction et de reconstruction qui fonde l’art mais aussi la psychanalyse. En cela, une véritable relation métaphorique lie le corps au texte et inversement.

Si écrire, c’est alors « ‘laisser les mots parler (. . . ) de leur insistance, de leur impuissance à communiquer ’»500, c’est d’une « voix étrangère »501 . Ces propos concernant Beckett, écrivain irlandais de langue française, rappelons le, nous paraissent correspondre à ce que nous comprenons de l’écriture de Khaïr-Eddine502 , chez qui « la voix étrangère » et étrange, l’est à plus d’un titre. Si, comme nous venons juste de le souligner corps et texte se confondent dans une même métaphore, il est fondé de parler de « corps vocal » à propos du texte de Khaïr-Eddine d’où fuse « ‘une voix à écouter, à écouter avec l’oreille du coeur’ »503 .

Or, cette voix nous est apparue très souvent comme étant celle d’un « je » pris dans un inévitable et incessant soliloque aux prises avec la double difficulté de dire et d’être. Il nous semble que le corps vocal que nous évoquons ici résonne de multiples voix souvent dissonantes, parfois disloquées mais se rattachant toutes à celle de ce « je » , tel qu’en Le déterreur, en constituent les parties fragmentées, mimant cette dépossession de la parole, en même temps incertitude sur les limites de soi, et sur les frontières du corps, dépossession, incertitude et présence/absence à soi-même que nous avons si souvent rencontrées dans ce parcours.

Reste que l’écriture où « ‘tout hurle pour être dit’ » (Soleil arachnide, p. 16) se déployant toujours au lieu même de la parole, laisse constamment percer le désir d’être une voix qui parle, souvent obscure, souvent noire : « ‘voici criée sans virgule la menace’ » (Soleil arachnide , p. 40) qui dit en langue étrangère « ‘le déracinement antérieur à l’exil, la disparition des repères, la confusion menaçante et attirante, la déchéance des corps et la survie difficile de la pensée. Une voix qui garantit la continuité du Soi à travers les empiétements, les discordances, les ruptures. ’»504 : « ‘car je suis le sang noir d’une/terre et d’un peuple sur lesquels vous marchez/il est temps/le temps où le fleuve crie pour avoir trop porté (. . . ) et mon passé surgi du plomb qui l’a brisé ’» (Soleil arachnide , p. 84) , une voix traversée par d’autres qui parlent en désordre en chacun de nous.

Cette voix intérieure prend corps dans l’écriture la transformant en lieu paradoxal de rencontre et de séparation de champs différents, inconciliables : l’oralité et la scripturalité, la langue maternelle et la langue française, révélant deux parts du sujet parlant/écrivant. Elle nous semble constituer un élément permanent et porteur d’unité dans cet espace scriptural dont nous avons maintes fois rapproché l’éclatement, de la pluralité et du morcellement du « je » dans l’écriture même.

Ainsi cette voix « liante »505, singulière et multiple, apparaît bien se situer au coeur même du processus de la création. Elle conduit au théâtre intérieur de l’expérience scripturale.

Notes
481.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 97.

482.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 10.

483.

Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 63 et 73.

484.

Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 75.

485.

Maurice BLANCHOT. Le livre à venir . Paris : Gallimard, 1959.

486.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 164.

487.

« Ouverture à une poétique du corps » in La Fable mystique . Paris :

Gallimard/Tel, 1987, T.I , 2ème éd. p. 408.

488.

Roman JAKOBSON. Essais de linguistique générale.

Paris : Ed de Minuit, 1963, p. 21.

489.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 160.

490.

Paul ZUMTHOR. ibid.

491.

Michel Ledoux, op. cit. p. 184.

492.

Nabile FARES. op. cit. p. 210.

493.

Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 129.

494.

Paul ZUMTHOR. ibid. p. 162.

495.

Paul ZUMTHOR. ibid.

496.

Ce qui renvoie dans la culture berbère à la jmaa :

assemblée villageoise où la parole circule librement.

497.

Paul ZUMTHOR. op. cit.

498.

Jean AMROUCHE. Op. cit. p. 55.

499.

Marc GONTARD. Op. cit. p. 37.

500.

Didier ANZIEU. Créer/Détruire. Paris : Ed. Dunod, 1996,

p. 116.

501.

Didier ANZIEU. Ibid.

502.

Et probablement de celle de la plupart des écrivains

maghrébins de langue française.

503.

Edmond AMRAN EL MALEH. Le café bleu .

Paris/Casablanca : Ed. La Pensée Sauvage/Ed. Le Fennec,

1998, p. 96.

504.

Didier ANZIEU. Créer/Détruire . op. cit. p. 130.

505.

Didier ANZIEU. ibid. p. 117, à propos de l’écriture de

Beckett.