1) : L’écriture mnésique.

L’oeuvre de Khaïr-Eddine montre que la matière première de toute création réside dans les retrouvailles avec les impressions sensorielles premières. Retourner à cela, c’est retrouver le fondement d’une redistribution originale et le support de toute avancée créatrice dans la recherche du corps haut lieu de mémoire. L’écriture mnésique agit selon un processus de construction déconstruction scripturale et identitaire à la fois.

Ainsi, l’enquête que figure Agadir, est voyage au coeur de la mémoire de la ville morte et écriture mnésique dont il ne reste ‘« que des gravats jetés les uns sur les autres et ce grondement ressenti ’» (Agadir , p.1O) . « ‘L’écriture raturée d’avance’ » se fait la traduction de ce périple dans la mémoire dominée par la menace de la mort, en lutte avec elle-même.

Le texte obscur et illimitéincarne « cet immense et compliqué palimpseste de la mémoire », évoqué par Baudelaire. Il figure l’enchevêtrement de voies et de voix, de chemins, de réseaux qui constituent le « je » , en quête laborieuse de ce qui le fonde, de cette parole d’écriture première, porteuse des pulsions originelles.

Le travail de la mémoire s’entreprend alors pour restituer le vécu et le connu dans l’univers sans repères dans lequel l’écriture de Corps négatif projette. Le narrateur ne cesse de revenir sur cet aspect : ‘« (. . . ) monde où vous aviez vécu, (. . . ) La rue où j’ai vécu (. . . ) Pourtant j’y ai vécu’ » (Corps négatif , p. 9-10), accentuant ainsi le fonctionnement trouble de l’écriture mnésique.

Celle-ci dit ses errances et ses failles, restituant le néant inaugural qui saisit le narrateur quand il envisage ce « quelque chose »527 (p. 9) à la fois si inaccessible et si obsédant : « ‘Imaginez une rue pareille à celle où j’ai vécu, imaginez cette première pluie et, tout à fait au bout de vos pensées, voyez l’hiver et le froid (. . . ) vous repoussant sans rémission en vous-mêmes, dans ce noir où vous avez l’habitude de vous cogner la tête (. . . ) ’» (p. 13) .

L’écriture va dégager de cette nuit et de ce vide intérieurs, des bribes de ce passé présent qui s’impose sans répit, des morceaux de vie qui vont faire renaître ce passé mort-vivant aux prémices de l’écriture. Celle-ci va dérouler « le fil » (Corps négatif, p.9), renouer les liens douloureux et passionnels avec « cette terre qu’on aime et qui fait souffrir » (Corps négatif, p.10) et des êtres dont ‘« je ne parviens plus à saisir les contours, les penchants, la physionomiemais dont le moindre détail me brûlerait encore le coeur comme une piqûre de guêpe. ’» (p. 10) .

La lente et difficile élaboration de l’oeuvre, de la mémoire et de l’écriture témoigne de la profondeur et de la gravité de la fracture, lisibles dans la fragmentation du texte où l’accumulation des blancs (Corps négatif , p. 10-15) rend compte du néant, de l’étrangeté et de la déconnexion par rapport à un monde à la fois extérieur et intérieur : « ‘Mais l’escorte des hommes tout au long du parcours me gênait. Je ne leur appartenais plus’ 528. » (p. 10). Ici, comme précédemment (p. 9), la typographie en italique qui met en avant le sentiment de non-appartenance introduit l’écart étrange et inquiétant, sans doute en lien avec cette dimension mnésique de l’écriture.

Aussi, le corps négatif ne cesse de travailler sur sa mémoire, non pas pour une chasse aux souvenirs mais pour retrouver dans le passé évoqué et enfoui dans cette mémoire, dans ce chaos mnésique, ce qui fait partie de lui et les mots pour le dire. Entremêlant les discours sur la famille, la répression et le pouvoir politique, le texte en fragments met en scène la lutte acharnée, pied à pied, pour se libérer du carcan familial et de la société traditionnelle, tout en se dégageant des formes littéraires contraignantes.

Notons que les changements typographiques (Corps négatif , p. 52-53-65) sont là pour donner corps aux mots. Le texte se fait jaillissement de mots, d’images, d’hallucinations, se mue en corps vivant, changeant constamment de formes, à la faveur de cette mémoire en action. « ‘Dans mon exil défilaient les trottoirs de Casa, la houle de l’Atlantique déferlait dans mon sommeil, et les oursins, ces beaux oursins sur quoi j’avais marché pieds nus, n’en finissaient plus de s’incruster dans ma chair.’ » (Le déterreur , p. 120) . Les souvenirs du corps ne sont pas datés, ni situés dans une trame temporelle mais vécus au présent, actualisés dans les entrelacs du réel et de l’expérience passée. Tout passe par le corps, c’est là la fonction de l’écriture.

La mémoire agitée est d’abord celle qui se rattache à l’histoire collective. Alors que la narration rend compte de la dépossession symbolique de soi : « Et voici qu’on sommait ce peuple de prendre le large ! » (Moi l’aigre , p. 18) par un pouvoir protéiforme, l’écriture se charge, quant à elle, du recouvrement de l’identité. Elle préconise la « réappropriation » de l’histoire, à travers un langage libéré de « ‘toute loi métrique ou temporelle’ » (Moi l’aigre , p. 19) permettant l’expression du non-dit, du refoulé historique, restituant leur histoire aux ‘« hommes (. . . ) passés sous silence’» (Moi l’aigre, p. 19) , brisant ainsi les silences de l’Histoire.

La revisitation de celle-ci par le verbe de Khaïr-Eddine, notamment dans Moi l’aigre, livre un tableau apocalyptique, dominé par un pouvoir : royauté, armée, religion, école, famille qui s’impose par son aspect sanguinaire et tueur (Moi l’aigre , p. 20) . L’histoire falsifiée et détournée est dévoilée dans toute son horreur, à travers un flux de mots et d’images de l’accusation. Dans cette vision en rupture avec le non-dit de l’histoire, surgissent quelques noms qui viennent projeter la fiction dans la réalité. Ben Barka, De Gaulle, Lyautey, Cheikh El Arab ou encore Malcolm X sont, entre autres, les figures ainsi convoquées sur la scène scripturale. Celle-ci se confirme alors comme théâtre, non pas d’illusions mais lieu où la rencontre de la fiction et de la réalité tente de rendre compte d’une mémoire historique, refoulée

Conquête sur le silence et la mort, l’écriture arrache à l’amnésie de l’histoire une parole de violence et de sang mais aussi rebelle à toute tyrannie, celle de la « colère rouge » (Moi l’aigre , p. 148) qui fait « entendre la voix sourde » (Moi l’aigre , p. 149) de la tragique leçon de ce « ‘printemps (qui) faisait sauter les fleurs/entre les doigts déjà gris des cadavres’ »(p. 148) . Moi l’aigre instruit ainsi le procès du pouvoir destructeur et de l’histoire assassine qui «‘ traversent le sang et perdent la terre en/route/la terre des ancêtres et des grimoires/la terre des sauvages/où fuit la face de l’homme ’» (p. 150) .

Entretenant un rapport crucial avec le temps et l’espace dans lesquels elle s’inscrit, l’écriture tente de tisser à travers ses fractures, sa fragmentation, ses hésitations et ses avancées, les liens et les imbrications d’une vérité individuelle avec la vérité historique et collective auxquelles l’oeuvre littéraire s’efforce d’accéder : « ‘Tu regardes ton silence et tu te dis : Je m’y reconnais (. . . ) et je verrai mon vrai théâtre ! On le prendrait à part et on verrait : il ne lui reste plus qu’à se restituer à lui seul !’ » (Moi l’aigre , p. 150) . Ce passage semble faire écho à celui où le narrateur de Moi l’aigre note : « ‘Il a discuté de la vie et des mouvements de son personnage, s’est tiré de soi-même en vue d’y voir plus clair et mieux travailler sa tripe. Il a trié son personnage sur les rayons d’une roue de vélo, puis l’a jeté comme un mégot. ’» (p. 146). Le détour par le récit collectif, le poème du printemps sanglant, ne fait pas diversion mais inscrit l’individuel et le collectif dans une même tragédie mémorielle.

Convoquant le poème, la narration dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants marque ainsi l’arrivée d’une période importante dans l’itinéraire retracé par le narrateur : « ‘écriture et révolte’ » (p. 147). Ces pages à caractère autobiographique sur les débuts dans l’écriture dans un contexte historique et social effervescent, celui des années 60, viennent soutenir un aspect notoire dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine, et dans celle de bien d’autres écrivains : le besoin d’historicité et l’écriture comme interrogation sur celle-ci. Par ce retour sur le passé, le récit retrace un itinéraire de la révolte menant à l’écriture qui s’origine en elle : « ‘si je suis parti de chez moi, c’est pour être poète ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 153) . C’est à retrouver cette genèse, à redécouvrir cette histoire de soi que se consacre l’écriture.

C’est l’un des aspects notoires du roman maghrébin que de réfléchir à l’intérieur de l’espace scriptural sur le processus qui a fait naître l’écriture, sur l’émergence de la littérature dans l’itinéraire personnel de l’écrivain. Il apparaît ainsi que l’écriture joue un rôle crucial dans la quête de l’identité et se pose comme distanciation et interrogation nécessaires à l’émergence du « moi » du scripteur. C’est pourquoi, ce dernier revient souvent sur ce qui semble être le passage à une représentativité de soi par et dans l’écriture, passage obligé pour marquer une historicité que seule, l’écriture rend possible par la (re)création de soi.

L’entreprise scripturale se voue alors à la restitution des différentes étapes de cette histoire intérieure, à la fois individuelle et collective. La mise en parole de cette historicité recherchée se situe pour l’écrivain naissant, dans cette rencontre avec « son peuple » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.155) auquel « la parole est refusée » (p. 155) . C’est pourquoi, toute prise de parole chez l’écrivain maghrébin en général, khaïr-Eddine en particulier, ne peut se concevoir que comme acte de partage avec celui qui en est privé : le peuple, la femme, la mère, notamment. La parole de l’écrivain se fonde inévitablement sur une dépossession, induisant la mémoire douloureuse, qui le concerne aussi et que l’écriture se charge de réparer.

L’histoire personnelle de l’écrivain vient se fondre dans l’histoire collective, donnant ainsi à l’écriture le rôle de dépositaire d’une mémoire et de caisse de résonance de la révolte conjuguée du peuple et de « je » . Le peuple est bien chez Khair-Eddine la figure archétypale de la révolte « La colère solaire » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 155) par laquelle il se manifeste souvent est celle-là même qui fonde « la guérilla linguistique » et l’écriture du séisme. Prenant origine dans le manque, la dépossession et la séparation, l’écriture trouve dans la figure du peuple en colère, l’expression de ce qui la motive, de sa nécessité intérieure. Cette assomption du social et du populaire par l’écriture est aussi prise en charge d’une violence ainsi légitimée. Elle consacre, par ailleurs, l’introduction dans le champ littéraire d’une parole qui en est marginalisée, assignant à l’écriture un devoir de mémoire.

Le verbe poétique, mis au service de la communauté qui accède ainsi à cette parole par ailleurs interdite, se trouve par la même occasion investi d’une puissance collective, d’une légitimité que lui confère cette prise en charge de la parole populaire, occultée. Parler, chanter, conter caractérisent ce verbe populaire qui retient l’écoute de l’écrivain et reste porteur d’une oralité refoulée hors du champ du pouvoir, pourtant émergente dans l’écriture sauvage et terroriste.

L’écriture s’assigne un devoir de mémoire à laquelle les mots de la langue participent en apportant dans leur signification et aussi leur son, une présence physique et une dimension culturelle. Cette présence physique et sonore des mots venus du berbère les situe comme repères - l’italique contribuant à ce type de repérage - mais témoigne aussi d’une jubilation du dire que font naître ces mots écrits pour être dits dans la différence de la langue et que l’écrivain a gardés en lui.

Ces mots qui jalonnent l’oeuvre tatouent le corps textuel par leur rareté disséminée dans l’espace scriptural. Mots-Jalons, ils font émerger la langue berbère, maternelle sur la scène de l’écriture. Même dans une langue autre, le berbère se dit et s’écrit bien que dans le double exil de l’écriture maghrébine de langue française, la mémoire de la langue pointe aussi une perte que traduit sans doute le dérèglement du corps en souffrance.

Malgré tout, les mots berbères font ainsi jaillir une mémoire sensorielle de la langue, à chaque fois qu’ils surgissent, c’est dans leur sens et leur présence musicale. Leur émergence dans le texte correspond à ce désir qu’on peut lire dans le commentaire du narrateur : « ‘On installait par-ci par-là des tapis rugueux aux dessins géométriques bizarres. Ces entrelacs et ces lignes évoquaient irrésistiblement l’alphabet tifinagh . ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 112) .

Cette mémoire réactive les mythes qui surgissent dès l’introduction de Légende et vie d’Agoun’chich dans ces pages sur le retour au Sud, de l’enfant prodigue. Ces mêmes mythes dont les femmes du Sud ont nourri le cerveau de l’enfant, ont réapparu dans le déroulement même du livre. Remarquons de ce point de vue, que le corps mythique, ancestral, souvent vécu comme corps négatif, chez Khaïr-Eddine, devient ici élément de création. Il arrive donc que l’écriture mnésique puise dans les sources structurantes et lumineuses, à l’instar de figures exemplaires, telles que celle de Belaïd, chantre berbère ou celle d’Agoun’chich, le personnage de légende.

L’arrivée au village du caïd, au soleil couchant, plonge le récit dans l’histoire berbère, celle de ce lieu « ‘nid de rapaces (. . . ) imprenable’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 111) . Cet épisode constitue aussi l’occasion d’inscrire dans ce tableau fait d’histoire et de légende, la figure exemplaire d’Agoun’chich. Celle-ci est reconnue ici par l’histoire à travers les vieillards « ‘fiers de voir en chair et en os Agoun’chich dont ils connaissaient les exploits et la droiture.’ » (p. 113) .

Agoun’chich est l’incarnation de cette histoire berbère, glorieuse. Nous sentons bien qu’il ne l’est pas uniquement aux yeux de ces vieillards mais que la généalogie symbolique qu’il figure, est dressée par un autre regard : « ‘Il était l’excellence même de cette terre : un être diasporique et cependant omniprésent, errant par la force des choses mais ne cessant jamais de lutter pour recouvrer sa liberté pleine et entière. C’était un homme dont l’unique désir impliquait la vie secrète des morts enfouie dans les rêves des égarés dont l’oeil vert-de-gris déroulait des scènes tragiques et des bonheurs ineffables.’ » (p. 113) . Cette exaltation du Berbère à travers la figure d’Agoun’chich n’est pas le fait du seul vieillard qui, en voyant Agoun’chich, « relisait l’histoire d’une autre manière » (p. 113) . La voix qui dit : « ‘Pour ce vieux-là, le vrai Berbère était un couteau affilé sur la meule du temps, une intelligence solaire.’ » (p. 113) semble inscrire dans le tissu scriptural une généalogie symbolique et en même temps une conviction qui dépasse le personnage.

Pour l’heure, disons que Légende et vie d’Agoun’chich s’inscrit sous le signe des retrouvailles de Khaïr-Eddine avec le Sud529 et que l’écriture du livre porte les traces de cette réconciliation avec soi, après « la crise de l’altérité »530, crise de la séparation, que l’oeuvre, conçue dans l’exil, formule dans son ensemble.

L’histoire d’Agoun’chich est narrée, non pas d’une seule traite mais au fur et à mesure que les choses viennent ; elle s’insère toujours dans celle du moment. Ainsi, Agoun’chich traverse l’espace narratif du micro-récit des trois frères (p. 48-54) qui évoquent sa légende. Se dégage une sorte d’imbrication des destins et la cohésion d’un univers ancien dans le tableau qui réunit les trois frères (p. 48-54) , dominé par la violence de l’époque et celle des rapports entre les individus. C’est aussi dans cette scène qu’apparaît le projet du voyage vers le nord, entrepris lui aussi dans la violence : celle des propos échangés entre les trois frères, de son objectif d’acheter des armes, et de l’événement qui va en décider : le coup de main donné à Agoun’chich par les trois frères, lors d’un assaut de ses poursuivants.

Or, si ce monde est rendu dans sa cohésion - pour mieux en montrer l’éclatement par la suite - il l’est aussi dans sa violence. Remarquons que cette violence est essentiellement présente dans la parole qui circule entre les trois frères. Par ailleurs, cette scène qui retentit de leurs propos comprend aussi un autre élément dramatique : celui de l’attaque d’Agoun’chich par ses poursuivants et l’aide que vont lui apporter les trois frères, en particulier, « le violeur », son futur compagnon de voyage et qui est là compagnon de combat, solidaire d’Agoun’chich qu’il admire.

Notons que c’est à l’écriture que revient la compréhension de cet univers ancien à travers le rapport d’un principe narratif à une historicité. Dans sa « méditation » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 77-79) , Agoun’chich construit et déconstruit ce qui a contribué à le former tant au dehors qu’au dedans. Au seuil de son voyage - vers et en lui-même - il s’interroge sur lui-même et retrace sa propre genèse : « ‘Je vis l’espace se courber et je fis un effort terrible pour m’y planter ; je perdais tout, jusqu’à mon équilibre, (. . . ) Moi, je dis que je descends du premier noyau, du feu exemplaire d’où souffle encore ce quelque chose qui est dans l’air et dans la matière visible et invisible. ’» (p. 78) .

L’oeuvre se donne bien comme lecture-écoute d’une mémoire qui par sa présence même pose la question du passage de la représentativité orale à son analyse par et dans l’écriture comme écriture de fiction et fiction de l’écriture : « ‘Agoun’chich s’arrêta un moment sous la feuillée mate d’un arbre. Il sortit de sa musette un rouleau de papier qu’il déplia précautionneusement, non pour examiner l’écrit mais pour en humer l’effluve immémorial ; alors il vit des sorcières ardentes et des ténèbres entrecoupées de zébrures plasmatiques et il sentit que son corps et son esprit n’étaient qu’une exhalaison élémentaire (. . . ) ’» Avant que n’apparût le frémissement par quoi tout est advenu, il y avait déjà de la dissidence dans l’air, se dit-il ; (. . . ) » (p. 77) .

L’écriture se présente, à la lumière de cette méditation, comme quête de mémoire, dialogue fait de silences et de regards croisés, au prix d’une lente exhumation du passé. Car, la voix qui s’exprime à travers celle d’Agoun’chich, en accord avec elle, semble venir d’un coin plus éloigné du champ scriptural et se retrouver ailleurs dans ce même champ. C’est celle qui traverse toute l’oeuvre de Khaïr-Eddine.

La création est bien ici le mélange du mythe ancien et de l’inquiétude moderne ; ne se veut-elle pas lieu de projection d’un idéal socioculturel ? Chaque scène est l’occasion pour le narrateur de ressusciter un fait culturel, sans toutefois se détourner de son propos essentiel. Voilà qui trahit la vivacité d’une mémoire culturelle en permanente éruption. Le texte se construit dans ce va-et-vient entre l’imaginaire, l’histoire et le documentaire, tout en gardant sa cohérence, en désignant l’imbrication naturelle des choses, leur hétérogénéité constitutive. L’écriture de Légende et vie d’Agoun’chich semble elle-même gagnée par cette caractéristique.

De ce point de vue, la scène du grand festin qui se prépare en l’honneur des illustres arrivants, qui réunit dans le même espace festif les hommes et les bêtes (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 120) est l’illustration de ce fait. L’univers ainsi restitué est celui d’une harmonie retrouvée entre les êtres et les choses, entre l’homme et lui-même. Détentrice de la mémoire du groupe, de sa vie, de ses décès, de ses naissances et de ses récoltes (p. 121) , la figure du raïs – celle de l’artiste - témoigne par sa présence de la force de cohésion de la communauté. Il en est de même pour l’aïeule du groupe, gardienne de « l’agadir immémorial, plus ancien que les plus vieilles constructions : un immense magasin fortifié où chaque famille possédait une chambre où elle entreposait orge, huile, bijoux, vêtements de cérémonie, reliques, actes de toute sorte, et dont la clef ne quittait jamais l’aïeule la plus âgée du clan » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 110) . Ajoutons qu’ici, à l’instar du raïs, l’aïeule est en tant que femme, qui plus est, âgée, la mémoire de l’imaginaire du groupe, si on considère tout le passage déjà évoqué sur le rôle des femmes dans la transmission culturelle, dans le Sud berbère.

Notons aussi que Légende et vie d’Agoun’chich rappelle un aspect plutôt occulté, celui des femmes dans la sainteté musulmane, le savoir théologique des femmes. Alors que le dogme les en exclut, l’écriture de la mémoire le reconnaît ici. Or, ce rappel du pouvoir et du savoir des femmes mène à une saisie dans une même image de l’aïeule et de la sainte : « ‘Cette vieille était vénérée dans toute la région. On disait qu’elle était une sainte ; elle avait accumulé un savoir théologique immense (. . . ) D’aucuns la comparaient à la Sainte Lalla t’I’azza T’asemlalt, patronne des Ida Ou’ Smlal dont le sanctuaire et le mausolée sont situés sur la route de Tafraout, après le col d’Afoud.’ » (p. 118) .

À travers une comparaison qui vise à rétablir non seulement la vérité historique et anthropologique des femmes est aussi restituée une féminité qui « savait démêler le vrai du faux, vivre au rythme du cosmos sans jamais oublier la Terre » (p. 118) . Cette féminité censurée par l’histoire officielle, garde un pouvoir sur la mémoire : « ‘Cette autre femme était une savantemais point dans le sens où l’entendait Molière (. . . ) C’était une ascète (. . . ) une religieuse comparable à saint Augustin, autre Berbère gagné aux mystères de l’Orient (. . . ) Dommage qu’elle vécût en des temps aussi barbares ! Elle aura tout de même laissé la marque indélébile de ses petits pas d’ange sur le terreau des mémoires : gestes, paroles, actions en fin de compte pareils aux empreintes fossiles qui abondent dans la lithosphère et grâce à quoi nous pouvons sans trop tâtonner nous repérer dans la boue des âges.’ » (p. 118) .

À travers l’évocation des prostituées artistes, l’écriture du livre redonne sens aux repères mentionnés : « ‘Le comportement social de ces prostituées hors du commun dénotait un sens inné de la liberté. Elles eussent incarné les anciennes divinités si l’Islam n’avait pas balayé d’une chiquenaude les idoles et les déités. Cependant, elles représentaient aux yeux de tous les vraies gardiennes de la culture orale. (. . . ) Elles devenaient ainsi semblables à cette petite flamme brillante qui n’était autre chose que le reflet magique du paradis perdu.’ » (p. 154-155)

Si l’écriture met tant l’accent sur ce monde harmonieux, avec ses codes et ses valeurs qu’elle considère avec beaucoup d’empathie, c’est sans doute pour rendre encore plus violente son agression par l’intrusion de l’histoire qui la préoccupe aussi. Si bien que cette quiétude dans laquelle la narration avait plongé le village heureux de célébrer son caïd et ses hôtes est tout d’abord menacée par quelques signes comme la piqûre de la fillette par le scorpion, scène symbolique de ce monde en perte d’innocence. Les bombardements par des « ‘diables mouvants ’» (p. 122) survenus à l’heure de la sieste, sont comme une élucidation de ces signes annonciateurs de mauvais présages, perçus çà et là dans le texte.

Ville envahie et asservie, Taroudant est malgré tout, lieu où se rencontrent les « irréductibles » (p. 96) , à l’image de cette « montagne qui tient toujours » (p. 96) . La cité est lieu d’histoire, dans le sens le plus tragique, où résonnent les échos de celle qui se déroule ailleurs. Contrairement à la montagne, espace de bravoure et d’errance courageuse, lieu d’épopée et d’imaginaire, la cité est lieu de récits terribles et violents où sont révélées la corruption, la traîtrise mais aussi la résistance.

L’écriture fait part de ce terrible déchirement, de cette mort scandaleuse. À la suite de l’évocation de la guerre qui se prépare et de la résistance berbère galvanisée par les propos mêmes de l’écriture, celle-ci enchaîne avec la scène de la fête (p. 16-128) . Mais peut-être que cette séquence ne constitue que le prolongement de la précédente : « ‘La fête n’avait pas été interrompue’. » (p.126) . Elle est sans doute la manifestation même de cette résistance du Berbère qui « ne voulait rien perdre de lui-même » et qui « se reconstituerait » (p. 125) . La danse des « jeunes filles vêtues de blanc »531, la « ‘musique sourde qui se répercutait dans la montagne ’» , les voix entremêlées des hommes et des jeunes filles chantant « des mélopées anciennes » forment les éléments sauvegardés de cette résistance tout autant que les armes guerrières que l’on prépare, par ailleurs (p. 126) .

L’écriture redonne sens, disions-nousmais en évoquant le manque de ce qui n’est plus. C’est sans doute l’expression de ce manque à être : « lent processus de destruction des valeurs » (p. 155) et en premier lieu de l’oralité, qui génère ces ultimes pages consacrées aux femmes artistes prostituées, ramenant aux femmes et à l’identité, « au pouvoir verbal » leur conférant « cette aura extraordinaire » (p. 154), symbolisant à leur manière la résistance à l’oppression, à l’instar de ces grandes figures dissidentes, évoquées dans ces mêmes pages (p. 155) .

Créatrice de ce qui n’est plus, cette génération, permise par le travail de la mémoire, est la manifestation même que le manque d’être dit la vie, que c’est par le manque qu’on dit les choses. Ici, c’est bien l’effondrement de la culture orale qui préoccupe fondamentalement ce texte et l’oeuvre. C’est sans doute la raison pour laquelle la mémoire est sans cesse déportée vers un ailleurs autrefois originel, qu’elle tente de retrouver un commencement.

Notes
527.

En italique dans le texte.

528.

En italique dans le texte.

529.

Le livre fut annoncé, lors de ce retour, sous le titre :

« Redécouverte du Sud » .

530.

Paul RICOEUR. « La souffrance n’est pas la douleur » in Autrement : Souffrances. N°142. Paris : Ed. Autrement, février 1994, p. 58-69.

531.

À la fois couleur de virginité, de fête et de deuil !