3) : Les pièges de la mémoire.

Dans Corps négatif, l’émergence de l’univers mnésique s’avère difficile et l’écriture elle-même a du mal à l’évoquer, hésite, parle d’une chose puis d’une autre, ou bute sur les éléments : « ‘La rue. L’air. Les gros nuages noirs. Cette terre qu’on aime et qui fait souffrir.’ » (p.10) , cherchant en eux l’embrayage, le déclic de l’écriture de la mémoire. Cette dernière tente de sortir du chaos où « l’ailleurs, ici, partout » se confondent en un « nulle part » (p. 11) où «‘ je ne savais plus au juste ce que j’étais ni ce que j’avais d’abord été’. » (p. 11) .

L’entreprise scripturale qui s’expose ici dans sa difficulté à se réaliser désigne l’avortement répété de toute tentative de communication : « ‘Il y a dans ma vie un mot qui ne vient pas ; je n’écris pas de phrases. ’» (Corps négatif, p. 42). Elle se débat avec l’histoire - marquée par la figure de la marâtre et celle du « vieux » (p. 49-52) - de ce « je » qui ‘« relègue dans l’ombre ces pensées moisies ’» (p. 42), submergé par un passé dans lequel les femmes sont particulièrement présentes539 et totalement livré à son délire car périlleuse est l’écriture du corps négatif !

Le récit se constitue par une succession de phrases restituant par bribes un vécu qui émerge du plus profond de la mémoire, marquée par la figure de la marâtre et du vieux, couple du traumatisme sur lequel l’écriture revient sans cesse. Cette histoire familiale se dit à coup d’obsessions, d’hallucinations délirantes (p. 54), de flashes de vie et des plans rapides (p. 58). L’incohérence et le délire caractérisent ces pages (p. 52-57) consacrées à ce que le narrateur désigne par : ‘« (. . . ) je repris le fil de mon aventure’. » (p. 52). Cette « aventure » du « je » aux prises avec le corps négatif est aussi celle du récit et de l’écriture dans les zones obscures de la mémoire et du psychisme de l’être, plongée dans les profondeurs ; elle est tentative douloureuse et pénible mais pourtant renouvelée d’exprimer cette intériorité confuse.

C’est aussi ce qui se dégage dans le récit maltraité du « vieux » dans Moi l’aigre (p. 107) car il ne s’agit pas pour le narrateur, impliqué dans cette histoire familiale, de mythifier la figure paternelle mais bien d’en découdre avec elle, de la jeter en pâture au lecteur : « ‘Voici donc mon histoire et celle de papa. A nous deux lecteur’ ! » (p. 107) . Celui-ci découvre que l’histoire proposée loin d’être à l’honneur du père, s’applique à en détruire l’image (p.116) à travers un récit où se mélangent pêle-mêle la colonisation et ses méfaits, la dénonciation de la cupidité du « vieux » (p. 111) , l’évocation de l’histoire individuelle du « je » et de ses réflexions révoltées contre le monde, sa famille et sa tribu, l’expression des visions hallucinatoires du narrateur, quant à l’avenir inquiétant et néfaste de la science (p. 114-115) et celui de l’homme menacé de disparition.

La typographie en gros caractères d’imprimeries et la profusion d’images dominées par la mort (Moi l’aigre , p. 115) se chargent de poser tout ceci comme éléments d’une histoire marquée du sceau de la violence et de la destruction. Le récit du « vieux » est en fait un prétexte pour révéler ce qui est caché, à l’instar « ‘de ce livre qui est une critique opérationnelle’ »(Moi l’aigre , p. 116) , comme le dévoile le scripteur dans une incise introduite à l’intérieur du texte. Dévoilement, profanation, investigation périlleuse, l’histoire du « vieux » est menée par son narrateur vers les zones obscures et ambiguës de l’histoire nationale, familiale et individuelle auxquelles le narrateur semble ne pas pouvoir échapper : « ‘la vie de ce livre me refuse toute liberté.’ » (Moi l’aigre , p. 116) .

arrive souvent que dans « le nulle part » du récit apparaisse la référence au réel que toutefois la mémoire n’arrive pas à restituer totalement : « C’est là que ma mémoire défaille » (Une odeur de mantèque, p. 123) . Le périple de la mémoire figure aussi une confrontation avec les éléments qui ne cessent de se dérober : « la ville disparaissait » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 37) , « Il n’y avait pas de ville ici » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 38) , « Pas d’hommes non plus » (p. 38) . « Le car en partance pour le Sud » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 43) disparaît aussitôt, laissant « je » qui se croyait dedans face à « cette voix » qu’il « reconnaît » lui disant : « Tu n’es nulle part ailleurs qu’avec moi. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 43) . Seule subsiste « la mer (qui) recouvrait inexorablement le rocher, me cinglant de lames écumantes. (p. 37) dont « je » cherche à se libérer (p. 41) , alors même qu’elle était la raison première de son voyage.

Le retour chez soi et à soi s’effectue dans le champ de l’ambiguïté de l’imaginaire, zone trouble, s’il en est, où toutefois, le narrateur se retrouve, une fois de plus, face à un réel qui semble truqué d’avance, lui aussi : « ‘Cette terre où circulaient des autobus futiles était déserte. Les gens qui pilotaient les véhicules et ceux qui les attendaient n’étaient que des fantômes’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 67) .

Dans son itinéraire incertain : « ‘si tant est qu’il y eut jamais un itinéraire réel.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 67) , le narrateur ne rencontre que délabrement et désolation d’où il extrait malgré tout quelques bribes d’un vécu ancien, quelques figures ayant marqué cet autrefois dont il ne sait même pas s’il a réellement existé : « ‘Je fis donc un gros effort pour réinventer un passé que je ne connus pas et je vis brusquement surgir devant moi, à quelques dizaines de mètres, une plaque d’autobus’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 66) . Cependant, la mémoire est arrêtée dans son élan par la vision de la mort ou de l’exode vers le Nord, autre forme de mort à soi.

Ainsi, la recherche de soi qu’entreprend l’écriture du livre mène sur les lieux fantomatiques et perdus de l’identité. Quand ce ne sont pas des fantômes, les êtres rencontrés par le narrateur sont voués à la mort, tel ce conducteur du bus numéro 5 dont la mort accidentelle et déconcertante est filmée en direct par « je » qui assiste, impuissant, comme on peut l’être dans le cauchemar : « ‘Je voulus dire quelque chose mais rien ne sortit de ma bouche’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 68) . Le cours de la rivière par lequel « je » est entraîné, l’a mené inévitablement à un autre désastre. Tout ce que « je » raconte lors de son parcours hallucinant est voué à l’anéantissement. Le récit de la mémoire ne dit pas la plénitude de la vie mais la perte, l’inanité et la mort.

Dans l’univers de silence et de chaos, semblable à celui dans lequel s’inscrit l’écriture d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , la survie consiste à dévorer l’autre et à se resituer dans le temps grâce à sa mémoire ingérée. Celle-ci vient ainsi combler le silence et endiguer la terreur qu’il suscite, apparaissant déjà dans l’écriture comme possibilité unique de comprendre et d’organiser le chaos. L’écriture place d’emblée le processus de la vie dans celui de la mort, le principe de l’écriture dans celui de la mémoire comme substance vivante et nourricière.

C’est du corps qui parle ici - avant la matière – dévoré et dévorant que surgit le langage, c’est en lui que s’origine l’écriture dévoratrice. Les prémices de l’écriture du livre se situent là dans cette nuit temporelle, ce corps monstrueux parce que nourri des corps morts et de cette mémoire collective, tout aussi monstrueuse car constituée de celle des autres. La mort est au coeur de la vie, c’est pourquoi l’écriture mort-née, écriture nécrosée, s’inscrit d’emblée dans l’inachevé, le recommencement perpétuel : « ‘Encore cet abominable lieu’ ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 9) , telle était la première phrase du récit.

La vie, celle de « il » , va s’accomplir dans l’écriture qui part en quête de ce lieu : ‘« Chez lui ! Chez lui maintenant et toujours lorsque la nuit tord son cou et bourre ses tripes de coups acerbes (. . . ) il est donc chez lui et c’est encore la nuit (. . . )’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 17) . Or, la quête semble difficile et le lieu recherché, insaisissable. C’est aussi en quoi il est générateur d’écriture. La narration reprendra à plusieurs reprises l’expression « chez lui » , l’écriture « ‘essaye en vain de retenir par des mots usuels ou d’autres plus savants (. . . ) (cette) montagne couchée vers le Grand Désert (. . . ) énorme et aride (. . . ) structure rocheuse (qui) agite son rêve et déforme sa vision (. . . ) l’attirant vers ses profondeurs comme un tourbillon électromagnétique puissant. . .’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 19-20) . L’écriture s’articule autour de la mémoire et du rêve du lieu perdu.

Prise entre la sémantique de la présence : « ‘chez lui, une fois de plus, courant, revoyant, se retrouve marchant’ » et une rhétorique de la projection : « il descendra, parcourra, verra » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 19-20) , la narration dit ce qui n’est plus que dans l’écriture mnésique et onirique : « ‘Ce village qui était sien et qui ne l’est plus que dans sa mémoire qui toutes les nuits bifurque, réintègre ce sol qu’il n’a plus visité depuis longtemps, cette terre inerte dans son corps et que son sang réapprend dans la cécité, les calamités (. . . ) Il y revit de mémoire maintenant que tout est consommé’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 19-22)540 .

Le rêve mène à une mémoire collective que rend le « nous » pluriel, invisible presque clandestin dont s’entoure le « je » narrateur et conducteur du rêve : ‘« Je dis nous pour justifier l’exercice de ceux qui m’entouraient et que je ne voyais pas. . . je ne les décrirai pas, ils ne sont point faits pour cela.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 85) .

Cette voix multiple surgie des profondeurs ancestrales au croisement du rêve et de la mémoire, porte le « je » narrateur à la lisière de l’histoire tribale, dans un théâtre onirique, « ‘dans une ville qui s’agrandissait au fil des heures’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 84) . Le rêve hallucinatoire où se télescopent des images d’hier et d’aujourd’hui entre « le souk » et les « buildings labyrinthiques » (p. 83) révèle la falsification, le truquage, le détournement machiavélique et l’usurpation : ‘« Ce n’était donc ni une ville, ni un souk ni une quelconque ruine entretenue. . . ni même un mirage. . . Voici ce que c’était : des constructions qu’édifiaient dans leur tête des gens qui ne pensaient qu’à s’entre-tuer pour le pouvoir. ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 84) .

Dès lors, la narration va s’assigner pour tâche d’élucider l’imposture de l’histoire « ‘Ce pseudo-souk, érigé en fausse ville, avait établi sa suprématie sur les tribus environnantes et sur les nomades qui n’avaient jamais connu que leur ordre au demeurant très démocratique.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 86) , dénonçant la violence faite à cet « ‘ordre ancien qui vous échappe’ » (p. 86) . Traversé par une « cohorte » d’êtres invisibles, le « je » narrateur soustrait à toute destruction, « ‘entraîné par une force extrêmement puissante’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 87) , visite ce théâtre (p. 87) violent, où « le fer parle » et dont les personnages ne sont matérialisés que par leur voix : « ‘C’est par leur voix seulement que je parvenais à les rendre visibles ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 86) et, où « seule la parole primait » (p. 87) .

Dans le théâtre dévasté de la mémoire, lieu de la parole de pouvoir, dans lequel « je » occupe une place marginale d’observateur, de voyeur qui a le pouvoir d’arrêter ce théâtre sanglant mais dont la parole reste inaudible aux acteurs de cette lutte tribale : « ‘Je m’exprimais parfois mais personne ne m’entendait, tous cependant, s’écartaient à mon passage et cessaient de se battre. ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 87) . Par contre, son dire de mise en garde, adressé à ses semblables et annonciateur de promesse de changement, semble générer d’autres prises de parole puisque s’ouvre (p. 89-126) un théâtre annoncé auparavant et où est convoquée la mémoire collective berbère : « Nous l’allons décrire sans plus tarder mais qu’on ne s’étonne pas si le théâtre intervient dans nos observations » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 85) .

« ‘Mais ça va changer, c’est moi qui te le dis, esclave provisoire’ ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 88) , annonce le narrateur dans la séquence précédant la représentation théâtrale dans laquelle le personnage du Raïs, chantre du groupe, reprend comme en écho « ‘Les Temps vont changer, je vous le dis’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 89) . La mise en scène théâtrale transporte le récit au coeur du drame collectif, là où va se jouer, où s’est jouée la séparation de soi, recompose la mémoire du groupe, à travers un espace-temps : « ‘Un village du Sud marocain. Midi : un groupe d’hommes est assis sous un grand olivier ’»541 (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 89) .

La mémoire, comme nous venons de le voir, n’est ni sereine, ni fidèle. En effet, elle agit souvent dans une confusion significative de la lutte intérieure de « je » pour lequel le rêve, contaminé par la mémoire, débouche sur une impossibilité, mène à l’impasse, génère la perte et la solitude : « ‘Impossible d’aller plus loin. . . si j’y allais, je me retrouverais immédiatement cloué au sol, inopérant, incapable de marcher ou me posant des questions idiotes sur le chemin qu’il faut prendre. . . ou me trompant carrément et aboutissant comme toujours à la villa de mon père que je ne vois dans mes rêves que très rarement, me perdant illico dans les rues (. . . ) , me perdant, voilà je me perdais. . . (. . . ) je restai seul. . .». . ’.» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 78) .

Le rêve ramène inéluctablement à soi, à « ‘cet univers où s’étaient enfouies les vrais amours.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 79) , où se produit de nouveau l’achoppement, symbolisé par l’apparition ‘« au loin dans le ciel des escadrilles d’oiseaux noirs (. . . ) guettant par terre, tout le long du boulevard des masses d’oiseaux blancs. . .’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 79)542.

La mémoire travaille sans cesse l’écriture et en cela nous intéresse en tant que matériau à partir duquel se construit l’oeuvre. Celle de Khaïr-Eddine est hantée par une mémoire qui vient imprimer son mouvement543 à l’écriture. À l’instar des divers éléments constitutifs de l’écriture de Khaïr-Eddine, elle est à son tour, ambivalente, ambiguë et c’est sans doute là ce qui fonde sa valeur au niveau de l’esthétique scripturale.

La mémoire est ainsi contaminée par l’imaginaire, l’évocation de souvenirs biographiques se mêle à la narration de rêves où le passé refait surface alors que surgissent ici et là des visions hallucinatoires et fantasmatiques. Au-delà de la célébration du passé, il semble bien que le propre de la mémoire soit aussi de nourrir l’imaginaire, à travers des phases intenses et obsessionnelles. Elle est à son tour traversée par un imaginaire jaillissant et dont la puissance nous semble constituer avec celles du corps et de la mémoire, un élément primordial de l’esthétique scripturale de Khaïr-Eddine.

Notes
539.

D’Annigator (dédicace) à la jeune fille, en passant par la

grand-mère, la marâtre et « maman » .

540.

Rappelons que l’écrivain est alors en exil à Paris.

541.

En italique dans le texte.

542.

Vision dont le parallèle avec la scène des enfants-oiseaux

dans Harrouda rappelle ici les événements de mars 65.

543.

Nous rejoignons en cela, les propositions avancées dans

le travail de Aberrahmane Ajbour, La causticité

scripturale : esquisse d’une poétique de Mohammed

Khaïr-Eddine , op. cit. (p. 113) .