1) : Le je/texte.

L’analyse menée jusqu’ici a laissé entrevoir l’oeuvre comme champ spéculaire où se manifeste une étrangeté. La présence de celle-ci est à interroger à travers une élaboration difficile du texte pour y questionner une problématique du moi posée dans toute sa violente complexité, s’agissant d’un écrivain maghrébin de langue française tel que Khaïr-Eddine.

Si écrire, c’est produire l’objet texte, dans quelle mesure cette production est aussi acte de création de soi-même en faisant surgir ce qui était encore informe et inexploité. Or, chez Khaïr-Eddine, cette double élaboration de l’oeuvre et du moi prend des formes souvent déroutantes. Elle s’effectue autour d’une dialectique qui établit la corrélation de la problématique du texte et de celle du « je » . Elle inscrit l’inscription de la parole dans l’écriture comme expression de l’identité. Le corps de l’oeuvre et celui de l’opérant se trouvent dans un rapport immédiat.

Il s’agit dés lors de pousser plus avant l’analyse en s’intéressant à ce « je » , omniprésent dans l’espace scriptural de l’oeuvre, à la fois sujet et objet de l’écriture. La mise en lumière des variations du mode d’expression du « je » et de sa mise en écriture permettra de saisir les rapports entre cette écriture du « je » et l’écriture elle-même.

De ce point de vue, un texte tel que Le déterreur peut se lire comme lieu d’expression d’une identité problématique, laissant apparaître un « je » éclaté, à l’instar du texte lui-même. Sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé renvoient à une même identité problématique. Là encore, tout passe par le jeu de la confusion et de l’ambiguïté. Qui parle dans un texte, tel que celui du Déterreur ? Étrange nature que celle du narrateur dans le texte ! Au début du récit, nous avons une narration de type autobiographique où le narrateur au premier degré, présent dans le champ diégétique, se raconte. Le narrateur s’identifie à un bouffeur de cadavres, jeté en prison et attendant d’être exécuté, jusqu’à ce qu’une voix sarcastique et dénonciatrice vienne troubler le récit et révéler la fiction, s’accaparant la narration tout en restituant une réalité trouble et constitutive du récit piégé.

Si le sujet de l’énonciation pose problème dans le texte par ses présences et ses absences, le sujet de l’énoncé est tout aussi problématique dans la mesure où il lui est lié. Le « je » narrant et le « je » narré subissent le même éclatement, ils sont touchés par le même dynamitage et se rejoignent dans la même difficulté d’être, le même malaise existentiel. Ces deux situations, celle du sujet de la narration et celle de son objet, semblent se rapporter à deux versants d’une même identité.

Les incessantes transformations que subit le texte nous ont paru correspondre à la continuelle métamorphose du « je » . Ce dessaisissement répété qu’est le « je »/corps et parole s’insère dans une écriture toujours en perte d’elle-même. L’éclatement du « je » renvoie au morcellement textuel qui joue ainsi comme une véritable signifiance. La narration semble procéder de l’agitation du « je » narrant de même qu’elle lui projette sa propre image spéculaire, morcelée, telle un miroir brisé, faisant apparaître le « moi » divisé. C’est dire que le « je » fait corps avec le texte et s’incarne dans sa parole qui revient toujours à lui.

L’absence d’homogénéité du texte rend cette multiplicité de l’être. L’hétérogénéité, le désordre et la confusion tendent à restituer ce ressac qui dit le moi, dans les connexions que le texte met en oeuvre. Or, l’éclatement est ici dédoublement, altérité et étrangeté qui plongent « je » dans son théâtre intérieur. Celui-ci surgit, notamment dans Agadir , dans la scène entre « Le Chaouch » et « Moi » (p. 23) et celle entre « Moi » et « L’Etranger » (p. 50-57) dans lesquelles il est question de la demeure - métaphore du psychisme du « moi » où va se dérouler la confrontation avec soi, son histoire, ses ancêtres et ses racines.

Notons que le passage par la « ville zoologique » (Agadir , p. 38) et la scène avec le Perroquet et le Naja (Agadir , p. 46-48) étaient annonciateurs de cette investigation au coeur du passé ancestral et de l’identité. Le bestiaire et le théâtre servent l’un et l’autre la verbalisation d’un moment de haute tension dans le récit, de crise de l’énoncé et de l’énonciateur face à ce qui constitue la problématique même du récit et du « je » , celle de l’identité enfin.

Véritable caisse de résonance de voix et de paroles contradictoires qui cherchent à se faire entendre, le théâtre intérieur se révèle comme espace de joute oratoire,certes dérisoire et carnavalesque. S’y s’affrontent les divers constituants de « moi » , les acteurs de son drame intérieur, alors qu’il est livré à son passé et à son identité, à cette histoire qu’il récuse : « ‘Mon histoire ? A moi ? Je n’ai pas d’histoire. Je défie quiconque se déclare capable de m’en faire une. »’ (Agadir , p. 54).

Le parallélisme de certaines scènes dans Agadir 545 autour de la genèse du monde et de l’homme, la similitude de situation « moi » assailli, comme dans la scène avec le Perroquet et le Naja, par ces voix qui le somment de se soumettre à un ordre, celui de la ville zoologique et celui des ancêtres, ce parallélisme et cette similitude accentuent l’enfermement déjà ressenti. Ils poursuivent aussi l’esthétique de l’anéantissement qui sous-tend l’écriture raturée. Dans le théâtre intérieur, la parole tourne sur elle-même, révèle les tensions de « moi » , sa douloureuse et problématique relation avec les ancêtres et l’identité héritée.

Si le corps est « une perpétuelle dépossession » , ainsi qu’il est dit dans le texte du Déterreur (p. 59) , il en est de même de la parole et de l’identité. Le jeu des voix mime le vol permanent de l’acte d’énonciation. Or, ce phénomène vocal et pronominal semble être l’expression plurielle d’une seule voix, celle du « je » , énonciateur en perte de lui-même. L’écriture erratique dessine cette fugacité en mouvement de va-et-vient entre le fictif et le tangible, la bête et l’homme, la mort et la vie, le récit et le non-récit, entre « je » et un autre qui n’est que lui-même. « ‘C’est dire que loin de se situer dans un registre fusionnel où objet et sujet ne feraient qu’un, l’acte créateur se pose dans une relation d’altérité.’ »546 .

L’éclatement du « je » s’inscrit dans la volonté manifeste de destruction «‘ de la mystification du héros positif de la tradition ’»547 qui est aussi celle du Nouveau Roman. Personnage omniprésent dans toute l’oeuvre, le « je » frappe par le regard négatif qu’il porte sur lui-même, négativité qui s’exprime par un refus de soi-même et un désir d’auto-destruction. Ceux-ci se manifestent dans la lutte pronominale dont nous avons vu les effets scripturaux. Ainsi, le « je » semble faire corps avec ces formes qui se créent, à coups de négations, à coups de destructions, avec cette parole orale dont nous avons vu qu’elle se perd dans l’acte même par lequel elle s’énonce.

Si l’écriture correspond à une recherche avide d’une reconstruction de soi, elle semble aboutir très souvent à la découverte, dans cette entreprise même, de décombres, d’épaves, de leurres, de manipulations, d’une fausseté radicale. De ce point de vue, « l’écriture raturée d’avance » est bien le pendant formel de cette exigence de destruction nécessaire à la construction. Il reste que de ce combat avec soi-même, la mort de soi est nécessaire pour que l’Autre soit. L’émergence du double à travers « la photo de son double » dans Moi l’aigre , (p. 15) s’inscrit dans un nouveau combat avec sa propre énigme. L’expérience scripturale de Khaïr-Eddine est traversée du miroir, suffocante plongée dans les ténèbres, face à face solitaire avec ses démons.

Cette perte de soi qu’accentuent la présence et l’identification animales : « ‘J’avais quelque chose dans le thorax, un rat peut-être, où je me concentrais à la longue.’ » (Corps négatif , p. 11) et que confirme la métamorphose élémentale en « glaise » , « schiste » et « pierre » (Corps négatif , p. 11), mort à soi d’abord vécue dans et par le corps, absorbe le projet scriptural, mis en question aux prémices de son élaboration. ‘« Qu’espérais-je donc ? Que voulais-je trouver dans ces pages qui me fut d’un réel secours ?’ » , interroge le narrateur à propos de ce « ‘vieil album où s’étalaient des monstres (. . . ) Et là je simulais mon existence’. » (Corps négatif, p. 12). Ce questionnement ne concerne-t-il pas aussi le livre en cours d’élaboration et le processus même de l’écriture ?

L’expression de l’être au monde passe par celle de la souffrance du corps et du dédoublement en « je/tu » que les mots « qui s’arrêtent » (Corps négatif , p. 53) tentent de nommer malgré tout. Ce que l’écriture ne cesse de répéter à travers ce texte aux antipodes du récit ordonné et chronologique, c’est la difficulté de se dire et que l’être, irréductible à un seul discours sur lui, est formé d’une puissante et essentielle solitude : « ‘c’est ton portrait /je ne crois plus en toi je me côtoie dans la rue /et la rue va fouiller dans la chambre d’où tu /m’épies /mais ta présence est nulle quant remonte mon ressac’ »548 (Corps négatif , p. 53) .  

Formée par la juxtaposition d’énoncés aussi déconcertants les uns que les autres qui, bien que ponctués, frappent par leur étrange enchaînement, l’écriture, notamment celle de Histoire d’un Bon Dieu , semble s’effectuer au gré de la mémoire erratique, du surgissement des fantasmes et selon un processus figural où dominent l’inattendu, l’absurde, l’animalisation et la réification : « Un livre m’agressait » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 183) . Il se dégage alors une impression de chaos intérieur : « ‘C’est moi le mystère où se cassent les ailes (. . . ) J’ai dégonflé les pneus du mythe, je les ai brûlés.». . .»’ (p. 183) , « ‘Je devenais une grande éclipse. »’ (p. 182) .

Ce grand désordre de l’être est ainsi rendu par l’écriture des « fulgurances » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 183), écriture-électro-choc et exorcisme qui libère les angoisses et les dérives de « je » , écriture incisive et tranchante qui provoque une saignée hémorragique : « ‘J’aiguise le mot après l’avoir blanchi dans un foyer de tourbe alimenté de cobalt et de sangs notoires.’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 184) .

Travaillée une fois de plus, par l’élément liquide549, l’écriture saignée qui s’épanche dans les ultimes pages de Histoire d’un Bon Dieu apparaît alors comme une évacuation qui répond au désir/slogan énoncé en lettres géantes : « ‘FAIS TA PROPRE PEAU, JETTE-LES PAR LA FENETRE, TUE L’ANGE GARDIEN’. » (p.182-183) .

L’écriture est dès lors évidement, mort et métamorphose de « je » : « ‘Mon corps coulait derrière moi comme une jarre de lait. Je l’abandonnais. . . C’est ainsi que s’accomplit le voyage irrémédiable. (. . . ) Quand je me réveillais, j’étais un autre.’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 186) . Notons que cette transformation de « je » le conduit vers le néant et la mort et constitue un enfermement de « je » en lui-même. Tel est le sens de la typographie en gros caractères qui semble construire autour de lui cet « ‘AMAS DE GRAVATS GRIS ET DE FERRAILLES. »’ (p. 186) annonciateur de cet « enfer » et de ce « grésillement métallique de (l’) être » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 189) dans lequel le récit disparaît.

Le texte est traversé par des signes troubles et vacillants, conjuguant la référence au bestiaire et la pronominalisation, multipliant les figures de l’ambiguïté, hésitant entre l’infra-humain et l’animal, entre l’ordre précaire et le chaos, entre la structuration des formes verbales et leur émiettement. L’écriture du « je » est travaillée par le vacillement, le passage d’une chose à une autre, la disruption et la segmentation : « Ma nuit franchit tiède la limite d’être. » (Moi l’aigre , p. 8) .

L’auto-violence de l’écriture tente d’évacuer celle qui s’exerce sur l’être. De là, la déroute du texte qui erre entre narration et poème, entre discours et théâtre, essayant de trouver à travers les différentes combinaisons du langage, l’expression multiple d’une crise intérieure de « je » . Celle-ci est à la fois politique, existentielle, identitaire et créatrice puisque l’écriture étale dans son fonctionnement sa propre problématique, interroge le sens de la littérature. Celui-ci se déploie dans une succession d’épreuves où dominent la peur et la révolte dans une errance sans fin vers l’être, ses confusions, ses ambiguïtés et toutes les menaces qui pèsent sur lui.

La crise de la narration témoigne de cette situation à travers le démembrement du discours narratif qui se désagrège en énoncés amputés d’une partie d’eux-mêmes. Le récit du « il » est alors englouti par l’écriture dévoratrice : « ‘En a tout de même trop bavé. Foutue route dans ses godasses ! Elle l’a mangé. Nervosité paie, couilles aussi, ma foi. ’» (Moi l’aigre , p. 146) , laissant le « je » à son propre texte. Ce dévoilement exhibe « le sang noir » (p. 147) , débusque la terreur enfouie dans l’écriture de Moi l’aigre , dans ses strates les plus profondes550, démasque l’enfer, la folie meurtrière, la tragédie du printemps sanglant551 et le désarroi qu’il fait naître chez le narrateur, témoin révolté «‘ d’une catastrophe flambée de colères noires et jaunes ’» (p. 149) .

Le texte de « je » , celui du « sang noir » , puise dans la forme poétique du langage sa puissance dénonciatrice. Il exprime dans les variations typographiques la violence qui l’anime, métamorphosant le tissu textuel et le corps des mots ; les caractères amplifiés ou réduits se déplaçant sur la feuille à l’instar de cette « peau corrigée sur l’épure d’un silence trop longtemps défié et de moeurs pourrissantes (qui) s’est transformée en terreurs » (Moi l’aigre , p. 150) . Le poème du « sang noir » s’épanche sur la feuille blanche en coulées incandescentes, incendiaires, explosives car, son dire porte la mémoire d’un temps « inconcevable » (p.148) , « printemps délirant tellurique comme une armée/de policiers » , à qui il « ‘fallait incontinent/massacrer dénoncer défaire’ » (p.148) .

C’est pourquoi, la dernière séquence de Moi l’aigre (p. 151) inscrit un dire insolite énoncé par un « Nous » à propos d’un « individu » non moins étrange. Ici, la description pointe la violence : « Son temps s’effrite doucement sous les crosses du jour, et total nous sommes avec lui dans la glu des histoires commodes et des comptes inversés » (p. 151) . L’énonciateur prend la parole au nom de « nous » pour évoquer un « il » à l’identité tout aussi mystérieuse que celle de « nous » . L’ambiguïté est aussi décelable dans les propos dénonciateurs de celui qui parle, parole inattendue que celle du « FLIC (qui) PARLE » pour livrer un discours subversif. Le procédé du retournement/travestissement est une fois de plus à l’oeuvre pour pervertir le sens de la parole, renverser la signification, déporter les mots toujours en dehors d’eux-mêmes et brouiller l’identité de celui qui parle.

Cet éclatement, ce brouillage dominent toute l’oeuvre, s’accompagnant d’une quête éperdue qui se poursuit de texte en texte. L’apparition de « je » dans le texte (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 14) et sa présence jusque-là cachée dans ce monde souterrain et refoulé, se nourrissent de l’effacement et de la dispersion de ces « créatures » sur lesquelles s’exerce son pouvoir. « Je » se maintient dans un espace charnière et ambigu, situé entre le « ils » et le « nous » (p. 15) , non loin d’une « déchéance » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 15) qui ne semble pas être la sienne pour l’heure mais celle d’un « ils » , désignation qui paraît provenir d’un temps du chaos où se pose la question de l’humanité.

Entre la « France-Musée » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 23) - peut-être ce « lieu abominable » (p. 9) qui inaugure ce texte – où « ‘les gars se dévorent à coup de monnaie, de sang’ » (p. 23) qui n’en est pas moins lieu d’écriture et la montagne maternelle de l’enfance vers laquelle elle tend, l’écriture cherche désespérément une issue car « ‘Tout au long, c’est grillagé, tout au long, ta route, c’est une prison et toi, toi tu vas, tu roules comme un con. . . en prison toujours et toujours allant vers ta taule, la vraie famille (. . . ) Tu ne peux plus t’arrêter, plus vivre vraiment (. . . ) ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 24) . Alors, l’écriture s’installe dans le rêve qui tourne très vite et souvent chez Khaïr-Eddine à l’obsessionnelle apparition de la montagne/mère : « ‘Je revois ma mère (. . . ) Je remonte chez ma mère (. . . ) quand je revois ma mère (. . . ) ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 24-25) .

Pour « je » qui « ‘écrit l’instable existence de ce monde !’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 31), l’espace scriptural est le terrain où s’affrontent les « multiples facettes » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 47-48) du moi. Traversé par une multiplicité « d’êtres inaccomplis » (p. 47) mais qui n’en font pas moins partie de lui, « je » prend le risque dans l’aventure scripturale d’être et de disparaître à la fois dans une oeuvre de déconstruction/construction : « de ce corps nauséabond pouvait jaillir une pensée capable d’atrophier l’espace que j’ai édicté » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 48) . Détruire ce qu’elle construit elle-même, tel est le propre de l’écriture de Khaïr-Eddine, soucieuse à chaque fois de son propre renouvellement, de sa perpétuation : « ‘Mais je leur accorderai encore un certain répit afin de les soustraire à toute destruction. ’» (p. 48) .

Il semble que tout texte de Khaïr-Eddine vit de la menace constante de destruction qu’il exerce sur lui-même ; l’esthétique de la destruction occupant une place majeure dans l’imaginaire de l’écrivain. La tentation de (se) détruire, plutôt que de se laisser enfermer dans une image, cache aussi une volupté de la perte qui frôle parfois l’attraction de l’échec. Le narrateur ne dira-t-il pas plus loin : « ‘Le papillon m’a donné la liberté, mais je n’obéirai pas non plus à cette liberté. ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 58) ?

Voilà qui correspond à une conception de l’art et de l’artiste qui se situe résolument dans le réfractaire et l’irréductible, dans l’affranchissement le plus absolu, seule garantie de survie, sans doute, pour l’artiste. Ceci montre également les difficultés que le « je » créateur peut avoir avec sa création. La sublimation est processus qui pousse à créer et contient parfois des conflits. « L’artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose » , comme le montre Freud dans son Introduction à la psychanalyse .

Éclate alors une violence verbale qui use une fois encore du sexuel pour s’insurger car : « ‘le sexe voyage partout où ton corps d’homme est vaincu, réfuté, ne sachant rien, traînant au-dessous des choses. . . mortel et tueur aveugle !’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 51) . Du « nous » au « ils » puis au « il » et enfin au « je » de l’immigration collective à l’exil solitaire de celui qui crie : « ‘moi aussi, j’étais là’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 52) , l’écriture se perd à son tour dans la migration « sans chemin » (p. 52) .

Là nombre de mots refoulés dans les multiples points de suspension disent le vacillement des repères, trahissent le monologue halluciné dans lequel « je » se débat avec lui-même, dévoilent une parole orpheline d’elle-même : ‘« Grand, le rêve ! Très grand, les gars ! S’annule tout seul ! ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 51) . L’absence qui se lit dans le non-dit du texte, dans ses blancs, est perte de soi que l’immigré, l’exilé tentent vainement de compenser : « ‘ils sortent tant bien que mal dans la nuit pour revivre encore dans l’alcool quelques scènes déjà vécues ailleurs, dans les rêves confus qui alourdissent leur cervelle’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 51) .

En effet, la crise identitaire dévoile des « grouillements de gènes » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 52) inquiétants, des failles béantes, des angoisses, « terreurs réinvesties » (p. 52) , insurmontables et au bout de cette extrême violence, la haine de soi. L’exil apparaît comme une expérience de la déchéance, une irrémédiable séparation avec soi qui va déclencher l’écriture de la persécution et de l’aliénation : « ‘J’écris que vous êtes des flics, oui des persécuteurs ! ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 56) .

Celle-ci donne lieu à la séquence du « papillon » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 53-58) dans laquelle « je » est en proie à des hallucinations et à un onirisme toujours angoissant : « ‘J’ai dû rêver, je rêve tout le temps (. . . ) Je ne communique pas. Je suis fermé comme un cachot. Un suaire de fumée, voilà ce que je deviens.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 56) , reprenant des propos similaires de Moi l’aigre (p. 16) .

La crise identitaire conduit alors à cet impératif : ‘« Il faut me débarrasser de moi-même tel que je suis devenu ’»(Le déterreur , p. 46) . Fuite dans l’imaginaire, la métamorphose se réalise dans la bestialisation du corps. Derrière le personnage mythique du « bouffeur de cadavres » se profilent les silhouettes menaçantes et viles de la hyène et du chacal, animaux déterreurs et mangeurs de morts qui hantent les régions « sudiques » . Cette peau dans laquelle le « je » se métamorphose est avilissante et socialement réprouvée.

Déterrer les morts et les manger constitue non seulement une transgression rituelle - l’acte de manger du vivant est culturellement, plus noble car il s’accompagne de tout un code sacrificiel - mais renvoie surtout à l’image de la bête charognarde, dévorante, que l’on retrouve, très forte, dans l’imaginaire des Berbères du Sud : « ‘(. . . ) mais on enterra grand-père et grand-mère comme tous les musulmans, c’est-à-dire sous quelques quintaux de terre et de pierres que les chacals viennent gratter et dont les hyènes soupçonnent de très loin l’existence, à croire que les cadavres les attirent et qu’elles ne vivent que pour en bouffer!’ » (Le déterreur , p. 36).

L’apparition de l’animalité dans la conscience est symptôme d’une dépréciation et d’une dépression de la personnalité jusqu’à l’anxiété. La métamorphose animale qui revêt un aspect punitif - semblable à celui de certaines bestialisations de héros transformés en singe ou en chien ou bien de génies enfermés dans une bouteille jetée à la mer dans Les mille et une nuits , par exemple - lié à la privation de la parole, est à mettre en rapport avec l’agitation intérieure.

L’animalisation des pensées en rats, prolifiques, redoutables, infernaux et dangereux, constitue une régression de l’être. Plus qu’une analogie, la référence au rat, animal qui connote aussi l’idée de gratter et de déterrer, opère une véritable identification. A l’image du rat traqué par le chat - dans la scène de la mort des grands-parents - le bouffeur de morts vit dans son corps/prison tel un rat piégé. Le symbolisme animal renvoie ici à une terreur devant le changement et devant la mort dévorante. Le grouillement des rats et des voix exprime ce tourment devant la mort dans toutes ses dimensions.

La réification de soi se révèle aussi comme procédé de négation : « ‘je ne suis même pas dans une vraie prison, c’est dans mon corps que tout se passe, dans une tour vivante, ne serais-je pas atteint de zoopsie ? ’» (Le déterreur , p. 67) . Les ténèbres carcérales suscitent l’angoisse ; à la noirceur sont liées l’agitation et l’impureté, ici la pourriture : « ‘Pas un bruit de l’extérieur, rien qui me rappelle que je suis au monde, tributaire des hommes, rien qui me délivre non plus. . . Et dans quel passé je vis, dans quel rêve dénué de substance ?’ » (Le déterreur , p. 67) .

Subissant le même dynamitage que le champ scriptural, en proie à une perpétuelle dépossession identique, le « je » trouve sa raison d’être dans l’espace de l’écriture qui se dessine comme le seul lieu possible de réalisation de l’identité par la parole fondatrice. C’est pourquoi, la continuité même de l’oeuvre assure la perpétuation de cette parole/identité scripturale.

Métaphoriquement, c’est à coups de négations, d’exclusions successives que va être cerné progressivement les contours du je/texte. Serait-ce quelque chose qui émergerait d’un vécu émotionnel ou corporel et qui ne pourrait s’exprimer de façon adéquate que par geste du corps ? La métamorphose et la profusion des voix nous semblent traduire cette « perpétuelle dépossession » du corps et de la parole, déjà évoquée.

Le texte nous est apparu fuyant, à l’image du « je » errant entre son passé qu’il tente de retrouver : « ‘je vais jeûner un peu, comme ça je remonterai loin dans le temps’. » (Le déterreur , p. 49) , son présent douloureux qu’il consacre « à réécrire (sa) vie » et son futur incertain, menacé par la mort.

L’espace scriptural s’ouvre en étendue d’errance, refusant l’enfermement et la clôture. Le « je »/texte se veut en devenir : «  ‘(. . . ) nous nous reverrons sans doute quelque part sur une autre nappe de gaz solidifié, vivants. Je vous salue bien.’ » (Le déterreur , p. 125) . L’un et l’autre s’associent à une même problématique du manque et de la quête. L’écriture procède du manque autour duquel elle se construit : « ‘Tout texte littéraire est nécessairement constitué à partir d’une absence, d’un vide que l’écriture a pour fonction de remplir. Si le desiderium est le besoin, le manque qui impose à cette fonction de s’exercer, il est clair que le langage se mettra en mouvement pour atteindre un objet qui n’existe d’abord que par cette absence. »552 ’ . L’absence et la quête structurent le texte en même temps qu’elles en suscitent la génération.

Or, l’écriture dépréciative du « je » qui tend à le démystifier comme acteur essentiel de et dans l’entreprise scripturale, n’en est pas moins narcissique et en tant que telle, l’érige en héros. Même négatif, le « je » , chez Khaïr-Eddine, marque le corps textuel de sa présence. Si nombre d’éléments biographiques sont plusieurs fois évoqués dans l’oeuvre, donnant à celle-ci un aspect autobiographique, l’oeuvre nous semble être, en tout cas, lieu d’élaboration du mythe personnel.

Cette expression de soi à travers le récit mythique participe de cette élaboration du mythe personnel, au niveau de l’écriture. L’incarnation du « je » dans des figures imaginaires ou virtuelles - le dialogue avec Dieu, fréquent dans l’oeuvre, confond dans le rêve, la parole du « je » et celle de Dieu lui-même : « ‘Quand je conduisis Dieu aux tréfonds du rêve il me murmura à l’oreille que tout était consommé, que l’espace s’était une fois de plus congestionné devant sa propre créature. ’» (Le déterreur , p. 110) - tient du roman familial , commun à toute une génération d’écrivains maghrébins de langue française.

Khaïr-Eddine exprime son appartenance à cette génération « de la bâtardise » : ‘« Quelle est la goutte de sperme qui pourrait jamais me déterminer ?’ » (Le déterreur , p. 14) . Etre hybride, « je » est né de parents d’une étrange nature, « papa-le-mauvais-zèbre et maman-la-vieille-chienne » et le déterminisme pèse sur lui dès la naissance, coupable d’être né, déjà exclu, intrus, subversif : «  ‘(. . . ) paraît que je ne devais pas continuer à exister. Papa-le mauvais-zèbre attendait quelqu’un d’autre et c’était moi l’arrivant ! Je ne lui plaisais pas. Avait-il pressenti que la chaîne allait se rompre par ma faute (. . . )’ ? » (Le déterreur , p. 11-12) .

Le « je » est à la fois exclu en tant que transgresseur de tabous, jeté en prison par une société qu’il rejette lui-même : « ‘(. . . ) je te fausserai compagnie quand il sera question de toi, de tes frères, de tes ersatz et des maquereaux habiles que tu paies pour faire d’un artiste un bouffon et d’un écrivain une loque géante.’ » (Le déterreur , p. 11) . C’est le versant négatif et « juif errant » (Agadir , p. 104) . Pour le poète, l’errance est une pratique scripturale et une manière d’être.

Cette oeuvre aux sinuosités errantes, aux césures impromptues, aux ruptures cataleptiques est celle d’un créateur dont l’être est démantelé, réifié, disloqué qui semble s’arracher à la souffrance par la création. Celle-ci produit une oeuvre traduisant une dépossession soudaine, un brutal dessaisissement. Se révèlent alors une impossibilité, un inaccomplissement qu’exprime « l’écriture raturée d’avance » . L’écriture sert à exprimer le malaise presque indicible et difficile à traduire par des mots qui est au fond du créateur. Trouver un chemin pour dénouer l’angoisse profonde qui en résulte s’origine dans la problématique archaïque du « je » qui tente de trouver des correspondances verbales mises en images pour s’exprimer.

Dans cette expérience, surgit le sens conjuratoire de la création qui est une lutte entre les forces de construction et celles de destruction tout en pointant la présence du vide. Nommer, mettre en ordre, correspond alors à la nécessité de faire surgir une forme dans le magma intérieur où il y a déjà tous les ingrédients. Dans la recherche de la correspondance formelle, reste à trouver le référent organisateur de soi-même et à faire face au problème de l’élucidation de soi-même.

Toutefois, nous l’avons constaté, d’un certain point de vue, nous avons affaire à une oeuvre défigurative, expression d’une unité rongée de l’intérieur. L’oeuvre sera alors une reconstruction essentielle et singulière. La détotalité qui d’elle s’exprime n’est autre que l’expression d’un inachèvement sur le plan humain. Toutes les hétérogénéités diffuses rencontrées ça et là dans les textes, prennent alors sens et valeur, tout ce qui apparaissait comme vide de contenu, existences larvées dépourvues de détermination, s’éclaire alors à la lumière d’une lecture intérieure de l’oeuvre. L’image du corps est un puzzle, le monde intérieur de celui qui parle, écrit, dit « je » est fragmenté, paralysé, clivé, inachevé. C’est à l’image du texte. L’écriture du « je » est alors projection sur le texte, des ruptures internes, du moi fragmenté.

Ajoutons qu’ici l’expérience esthétique se double d’une expérience identitaire dans laquelle la construction de soi se structure autour et à partir des fragments553. «‘ L’accès à une dimension esthétique 554 en soi servirait la puissance du sentir et assurerait à la chair dans le corps un meilleur fonctionnement’. »555 , le corps participant de et à cette dimension esthétique évoquée ici.  

La question se pose alors de l’inachevé caractéristique de l’écriture et de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, par rapport au processus d’auto création.

Notes
545.

P. 23, 42, 55-56.

546.

Janine CHASSEGUET-SMIRGEL. Pour une psychanalyse

de l’art et de la créativité. Paris : Ed. Payot, 1971, p. 94.

547.

Change. « La narration nouvelle » , op. cit.

548.

En italique dans le texte.

549.

Cf. le torrent, l’eau p. 182-183-186.

550.

« Je n’ai peur que de toi/Et si je n’avais que cette

peur ? » (p. 147) .

551.

Mars 65.

552.

Raymond JEAN. Lectures du désir. Paris : Seuil, 1979, p. 9.

553.

Rappelons à ce propos la valeur structurante que la

psychanalyse accorde aux fragments qui survivent de

totalités disparues. Cf. Michel de CERTEAU. « Diversité

culturelle » , Actes du colloque organisé à Créteil du 9 au

11 mai 198, Paris : L’Harmattan, 1985, cité par Abdelkader

BELBAHRI. « Les générations issues de l’immigration dans

l’espace public » CRESAL, Université de St-Etienne,

janv. 2000.

554.

En italique dans le texte.

555.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 12.