2) : Esthétique de l’inachevé.

Partant de « la guérilla linguistique » déclarée par « l’écriture raturée d’avance » le projet esthétique qui porte l’oeuvre de Khaïr-Eddine, s’énonce d’abord à travers la mise en sape de plusieurs mythes.

En effet, si « la guérilla linguistique » préconisée par l’écrivain dynamite ce que l’on a appelé le mythe de la francophonie556, elle s’accompagne d’une remise en question des fondements culturels, introduisant la cacophonie dans le concert des cultures et instaure ainsi une interculturalité posée en termes de rapports conflictuels et par là même dynamiques.

Se déploient alors des stratégies scripturales que sous-tend une esthétique de l’inachevé qui pose la littérature comme tentative d’arrachement à l’identité et au réel, obligeant à repenser la notion d’interculturel dans son rapport avec l’esthétique et de voir en quoi ce rapport touche à la fois au mythe identitaire et à celui de l’achèvement esthétique. L’écriture et l’oeuvre de Khaïr-Eddine se situent au point de jonction de « la guérilla linguistique » , de « l’écriture raturée d’avance » et de ce que nous situons dans l’inter-dit, l’entre-deux et l’inachevé esthétique.

Ainsi, la lutte déclarée contre la langue, la culture et l’identité monolithiques se veut aussi dès le départ remise en question d’une pratique de la littérature, d’une conception esthétique que traduit « l’écriture raturée d’avance » . Si l’écriture de Khaïr-Eddine s’en prend au mythe identitaire, essayant d’affranchir l’identité de tout discours totalisant et totalitaire, elle proclame aussi son propre affranchissement vis-à-vis d’une conception absolue de la création. S’attaquant conjointement au mythe identitaire et à celui de l’achèvement esthétique, L’oeuvre de Khaïr-Eddine mène une réflexion fondamentale sur la littérature et la création.

Dans cette perspective, cette phase de notre investigation pose un lien d’ordre scriptural, symbolique et esthétique entre l’interculturalité, la pratique scripturale de khaïr-Eddine et une conception de l’oeuvre littéraire qui remet en question la tradition de l’achèvement esthétique.

Il ne s’agit pas d’opposer ici le culturel à l’interculturel, étant entendu que le culturel lui-même s’inscrit dans un ensemble d’éléments, ayant certes sa cohésion interne mais constituée par la multiplication de ces éléments. Ceci est d’autant plus vrai s’agissant de la culture maghrébine de façon globale et marocaine en particulier. La pluralité et l’interculturalité existent au sein même de cette culture, ceci est un fait établi par nombre de recherches dans ce domaine557.

Cependant, cet aspect est quelque peu occulté par la plupart des travaux sur la littérature maghrébine de langue française qui se préoccupent plus des rapports entre langue française et culture dite maternelle de l’écrivain maghrébin, en oubliant que cette culture maternelle elle-même se place dans la dialectique des cultures arabe, berbère et africaine, dialectique dans laquelle se joue aussi celle de l’oralité et de la scripturalité.

Ainsi, parler d’interculturalité à propos de la littérature maghrébine de langue française nécessite de placer cette notion à l’intérieur de la pluralité culturelle, maghrébine. De ce point de vue, la production littéraire de Khaïr-Eddine inscrit la question culturelle et identitaire dans l’interculturalité, donnant une grande importance à la dimension berbère, « sudique » mais aussi africaine de la culture marocaine.

Dès lors « la guérilla » annoncée vise à pulvériser les vieux concepts et à se libérer de la tyrannie de l’Autre mais aussi du Même, à affranchir l’identité de tout discours totalitaire, y compris celui de l’ancrage aliénant et oppressif. C’est dire que l’écriture pratique aussi bien le dialogue que la confrontation et s’en prend à l’impérialisme culturel de tous bords.

« La guérilla » est alors une stratégie de résistance qui affirme l’irréductibilité de l’être à des normes culturelles, sclérosées. Pourfendeur de ces normes, l’écrivain est un esprit fondamentalement libre, empruntant toujours les chemins de traverse, construisant l’identité dans cette liberté essentielle, étant ainsi plus à même de figurer l’élément-carrefour entre les différents espaces culturels, d’être passeur de cultures, par essence et par fonction .

Les mettant en présence, les faisant dialoguer et les confrontant, les dépassant aussi, l’écriture de Khaïr-Eddine est le lieu de l’inter-dit de ces espaces culturels et identitaires, lieu à la fois « chiasmatique » et générateur d’une culture plurielle, lieu d’élaboration de l’interculturel et de rencontre de l’ici et de l’ailleurs.

L’oeuvre est aussi en tant que telle, espace de franchissement et d’effraction, projetant l’acte scriptural dans une dimension symbolique dans laquelle apparaît le double sens de l’inter/dit. Les deux termes se rejoignent pour constituer un champ miné où la rencontre et la promiscuité avec l’Autre dévoilent, déterrent ce qui de et en soi est enfoui, terré, censuré, occulté.

Entre l’inter-dit et l’interdit se tissent des liens importants quant au sens et à la signification de l’écriture. A partir de là, l’interculturel prend une signification plus large, évacuant même les délimitations géo-culturelles pour se situer, dans ce qui fait ontologiquement l’être.

Voilà qui place déjà l’interculturel dans la prévalence de l’Autre dans la constitution de soi ; la fermeture à l’Autre étant une sorte d’achèvement à soi. L’interculturalité rappellerait, non seulement, l’inachèvement originel de l’être mais l’inscrirait aussi dans la trace, l’éloignement et la séparation.

L’écriture de Khaïr-Eddine est espace où se côtoient des univers culturels divers, des types de codes différents, entre oralité et scripturalité, des paroles plurielles. Lieu de ces multiples discours, de cet inter-dit de cultures, de codes, de langues, de paroles, elle déborde d’un trop-plein. Cette profusion et cette submersion sous-tendues par un puissant désir de parole masquent le manque et l’inachèvement.

Or, ce manque et cet inachèvement sont liés à une parole cachée, terrée mais qui pourtant travaille l’écriture de Khaïr-Eddine, c’est le discours de l’oralité, la langue et la parole-mère. Cet inachevé maternel, prototype même du manque, qui condamne ainsi l’écrivain à répéter l’absence, la vacuité dans la persistance du mystère d’une douloureuse omission, à écrire aussi à partir de ce qui ne se dit pas.

La mort si présente dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine n’est-elle pas sans lien avec la recherche d’une maîtrise de cette absence ? L’importance chez lui de l’in figuration inscrit l’être dans l’inachevé et le représente dans sa réelle précarité, alors que la culture tend à le représenter dans un absolu, dans quelque chose qui affirme alors que l’inachevé relativise. L’inachevé esthétique exprimerait la subversion de l’appartenance et confirmerait l’oeuvre comme champ de bataille, lieu conflictuel.

L’interculturel vient nécessairement inscrire un manque en tant que prolongement, écart et échange, c’est-à-dire rien de fini. Il introduit une pensée inopinée, étrangère, une pensée de la différence et de la dissonance. Il pose l’inachevé comme concept esthétique à valeur axiologique et non comme simple accident dans le processus de la création.

Se dessine alors un vaste champ symbolique dans lequel prend sens le rapport entre l’acte de créer et le processus de l’inachèvement. Surgit alors, l’image maudite et vénérée du maternel qui est en question dans l’inachèvement. Il y a dans la création un espace d’inter-dit dans lequel l’inachèvement processuel serait dû « aux blocages » de la créativité.

Se pose alors la question des résistances psychiques en rapport avec les résistances de la matière de création, le corps à corps avec les mots, le rapport avec la langue et les formes littéraires, la matière scripturale avec laquelle se bat l’écrivain. À partir de là, l’inachevé serait-il dans ce conflit, ces résistances à la fois psychiques, sexuelles, symboliques par rapport à la mère en tant que corps, langue et culture, mais aussi formelles, au sens de se rapportant aux formes scripturales ?

Sans vouloir réduire l’oeuvre de Khaïr-Eddine à une lecture étroitement psychanalytique, rappelons qu’une oeuvre peut représenter la figure transférentielle d’une femme-aimée qui donne lieu à l’oeuvre -mère. Nous avons montré plus haut comment le maternel et la parole-mère, en tant que champ symbolique, culturel et identitaire, occupent une place focale dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine . L’oeuvre entreprend un voyage infini vers le lieu « sudique » , lieu maternel, voyage plein de péripéties - que figurent ses différentes étapes, livres, jalons - que la fiction ne différencie guère du voyage onirique. La mort prématurée de Khaïr-Eddine fera que l’oeuvre et le voyage resteront inachevés : triple identification du rêve au lieu et à l’espace, du lieu maternel, de la vie ou sa fiction au voyage, de l’écriture au déplacement mais identification aussi de la mort à l’inachèvement. Le voyage du banni, poète, héros n’est jamais achevé, la mort seule l’inachève.

Cette oeuvre est à la fois porteuse d’un manque et portée par ce manque fondamentalement lié à la parole-mère. Les béances qu’elle exhibe inscrivent un inachevé maternel dont se nourrit l’esthétique de l’inachevé en question ici. Cet illimité-inachevé-inter-dit, présent dans une pratique scripturale qui fait voler en éclats toute clôture, reste lié à d’archaïques retrouvailles avec le maternel.

Le lait/urine qui « matérialise » le je/corps, instrument dont se sert le père pour « ‘allaiter ce papillon’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 59) , être à la fois fragile et éphémère558 dont le symbolisme se rattache aussi à ses métamorphoses, semble suggérer l’élément maternel et féminin curieusement présent et absent de cette scène : « ‘Ma femme dort. Je suis couché auprès d’elle’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 59) . La séquence s’ouvre sur la femme endormie ne laissant d’elle dans la suite du texte que l’élément dégradé de l’urine qui la symbolise.

Il y a ainsi une sorte d’inachevé maternel, d’illimité féminin qui dominent ce passage marqué par une esthétique où par l’irruption de l’inconscient, à travers l’image du papillon et celle des métamorphoses du corps, la parole tente d’enfreindre toute limite, toute clôture et toute loi, privilégiant le monde archaïque, monde sans limite, de fusion et de confusion. L’image finale d’ingestion par le pénis de tout élément intrus (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 60) renvoie en même temps au sexe féminin et à une oralité dévorante, caractérisés par la rétention, l’absorption et la dévoration alors que le sexe masculin est éjaculation/expulsion. Il en est ainsi du texte qui s’élabore au lieu même où se forme la parole, dans une zone indécise où le dit et le non-dit opèrent dans la confusion, dans un incessant va-et-vient entre la fiction et la réalité.

La séquence finale (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 171-173) inscrit les ultimes propos de « je » dans un mystérieux et énigmatique féminin, absent : « ‘Je ne la revis plus. Elle n’existait plus’. » (p. 171) , le laissant « agitant dans mes nerfs un fouet jamais vu » (p. 171) qui rappelle le ‘« poème/claquant qui agitait mon sang avec/des visages de femmes pas encore contemplés.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 146) .

Ainsi, cette disparition étrange de « Elle » - dont on se demande si elle renvoie à un élément narratif, déjà mentionné dans ce qui précède ou si elle constitue une présence-absence qui vient accentuer l’ambiguïté des choses - mène le récit vers une perte irrémédiable, un manque absolu et un inachèvement tragique : « ‘ils n’étaient rien de moins qu’un déchet de la vieille intelligence. ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.173).

De là cette contradiction dynamique : celle du fantasme où l’oeuvre s’origine dans les profondeurs inconscientes et où le vécu de l’enfance tient une place essentielle mais le fantasme originel apparaît comme radicalement insuffisant à fonder ce qui constitue l’oeuvre en tant que création. Une véritable lutte s’engage : il s’agit de créer des structures nouvelles contre l’érosion de la mort.

Dans Une odeur de mantèque , tout en surgissant de cet enfer intérieur, demeure une image dominante, celle de « ‘L’Utérus, autre bête dont ils se défiaient. . . Bête qui les fomenta, les ayant vomis crus courant sur les insanités dont s’honore cette glèbe !’ » (p. 119) . Cette image, associée à celle de l’eau du « oued sale » (p. 119) ou celle contenue dans cette nécessité : ‘« Fallait, pour traverser cette eau s’allumer soi-même !’ » (p. 45) , ou encore « ‘cette eau roulante (que) nous tentons de traverser’ » (p. 47) ou précédemment ces « rafales d’eau qui le transperçaient » (p. 118) constituent des symboles majeurs et matriciels d’une écriture de la dévoration, de la béance, du gouffre et de l’engloutissement mais aussi de l’enfantement.

L’écriture s’apparente alors à une oralité dévoratrice et menaçante. « L’Utérus » que la double majuscule amplifie, apparaît comme une béance diabolique : « larme vraie du Diable » (p. 119) . L’écriture génère ce monstrueux qui se manifeste à travers toutes les anomalies textuelles, déjà relevées.

Manque du manque, absence de l’absence, cet inachèvement processuel semble de l’ordre du pathologique. Il aurait à voir avec un trop plein. 559 . Or, le manque, la béance, le trou sont une nécessité à toute création. Celle-ci n’est-elle pas aussi confrontation au manque féminin, à l’engouffrante béance de la femme, posant ainsi la question de la castration symbolique par rapport à ce manque féminin ?

Se produit alors ce que l’on rencontre souvent dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine, « ‘l’oeuvre effleure l’inachèvement dès lors qu’elle ranime d’insupportables blessures ’»560. L’oeuvre est alors plaie, souffrance. Elle est sans cesse menacée d’abandon, celui-ci ayant à voir avec celui de la mère chez Khaïr-Eddine. L’écriture est alors travaillée par la perte de la parole mère, corps féminin perçu en terme d’incomplétude et de dépossession. L’inachevé devenant oeuvre de l’abandon et abandon de toute oeuvre. Revient sans cesse dans celle de Khaïr-Eddine, la question de la dispersion, de l’émiettement de l’esprit, lorsque la parole pleine, celle du souvenir fait face à la parole vide du silence et de l’oubli.

Cette plongée, dès le début du texte, d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants dans le nocturne et le refoulé, dans les profondeurs effrayantes de prime abord de la vie et de l’humanité, figure l’entreprise scripturale comme saut dans un vide terriblement énigmatique. Si celui-ci signifie, d’une part, qu’on ne sait pas où on va, il exprime, par ailleurs, une vacuité, un manque, une absence, une perte à combler mais que l’écriture inachevée ne fera que creuser. Celle-ci se propose alors de ramener à la surface du langage le refoulé et l’indicible. C’est pourquoi, elle s’entreprend dans une lutte âpre, longue, difficile et dans une incertitude totale.

Déterrer ce qui se terre et se tait conduit l’énonciation en des « contrées sinistres » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 11) d’où surgissent des images de mutilation, d’inaccompli et d’inachevé : « ‘Ici, les hommes n’avaient ni pieds, ni jambes, ni bras’ » (p. 12) . L’écriture exhibe d’emblée une monstruosité, coutumière chez Khaïr-Eddine, à travers le zoologique : « ‘ils ne se distinguaient des autres créatures que par un ventre ballonné et une bouche sans dents d’où pendaient une langue pareille à la trompe du tamanoir’. » (p. 12) . L’acte scriptural devient dès sa naissance mise en scène du manque, de la déformation et de la monstruosité.

L’inachevé est là dans le manque, la perte et la quête de la langue-mère qui subsiste dans l’écriture comme inachèvement, comme quelque chose qui n’a pas accès à l’écriture mais qui s’inscrit en elle comme trace. C’est sans doute ce qui produit cette écriture à trous, éclatée, fracturée, fragmentaire et ce, d’autant plus que la langue qui dit la mère reste inaccessible à celle-ci.

Subsiste dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine quelque chose qui ne cesse pas de s’écrire, ouvrant l’esthétique à une pensée de l’inachèvement et de l’illimité. C’est pourquoi, l’oeuvre vestigiale est aussi pleine d’un remplissage qui rejette le vide, l’absence, l’abandon et la mort. Inépuisablement quelque chose s’évade, s’échappe, s’élabore, se reconstruit, exhibant une faille abrupte où s’évanouissent les formes pures. L’écriture travaille dans la béance, l’inachèvement, le vide révélé entre l’absence définitive et une présence totale.

De ce point de vue, l’écriture de Corps négatif permet de dégager un certain nombre d’éléments significatifs quant à la présence de l’esthétique de l’inachevé dans le fonctionnement du récit. Par exemple, le contenu et le déroulement de la séquence (p. 23-24) rendent compte du processus qui travaille l’écriture. Ce segment narratif se situe entre deux blancs de l’écriture et de la mémoire. Il manifeste ainsi l’émergence soudaine et difficile de la parole mémorielle « ‘gorgé(e) (de ce) chant (qui) tissait au fond du silence de longues et infinies trames’ » (p. 23), celle-ci bute dans son élan pour se dire sur ces « remparts de pisé » (p. 23), « ‘son ouverture heurtant dans un attentat d’ombre épaisse la lumière du dehors.’ » (p. 24) .

La parole qui tente de s’exprimer dans Corps négatif révèle ses origines profondes et inconscientes et nécessite la recherche d’un sens enfoui dans les couches les plus obscures de l’être. Le texte se construit alors tel ce tableau qui pourrait aussi bien figurer le récit : « ‘Alors les tons jusque-là indifférents changeaient, s’enroulaient, se coagulaient dans les pailles et les détritus qui semblaient rythmer une ancienneté sur laquelle s’attardait l’oeil un instant avant de charger l’escalier aux marches craquelées, bourrées de résidus. Son ouverture heurtait dans un attentat d’ombre épaisse la lumière du dehors. Puis il serpente horizontalement, tourne en angle visant d’un trait une issue, remonte et coupe net une largeur’ » (p. 24) . La suite de la séquence poursuit ce qui semble correspondre au trajet même de l’écriture : « ‘on jurerait que tout l’univers y donnait par saccades, dressé, pointé vers l’incohérence, jusqu’à ce que finalement, il nous encombre avec son vertige palpitant et plus fort quand, au bout du trajet, nous tombons en même temps que la ligne des dernières marches (. . . ) au point que l’on se demande si la sève ne contient pas le mobile du délabrement ; mais en fait, l’on ne prête jamais assez d’attention à tant d’éboulis’. » (Corps négatif , p. 24) .

Pratiquant la rature, les retouches, entrecoupant le texte de réflexions sur son propre déroulement, l’écriture de Khaïr-Eddine place les techniques de digressions, d’emboîtements et d’enchâssements dans un désordre processuel, une discontinuité scripturale qui traduisent l’inachèvement de l’être dans celui des mots. Ces mêmes techniques figurent aussi l’inter-dit évoqué ici, création de formes semi-ouvertes - nombreuses sont chez Khaïr-Eddine, les promesses de récits, les phrases suspendues, les fins de livres où se manifestent des aboutissements, mais sont-ils des achèvements ? - la clôture étant toujours différée.

Présente dans l’écriture de Moi l’aigre , cette esthétique déconstruit, fragmente, effrite, brouille et livre une oeuvre éparse, écaillée, parcourue par un étrange mal-être, comme cet « ‘oiseau-homme-caillasse qui atrophiait dans ses mouvements tout ce qui pouvait le faire ressembler à un être humain.’ » (Moi l’aigre, p. 9-10) . Débris et fragments ininterrompus, singulier flux d’images, « ‘l’oeuvre effrangée’ »561 tente d’exprimer un manque à être par la mise en forme discursive de la mutilation, de la dévoration, de l’engloutissement et de la mort.

Ainsi, la remontée vers le géologique premier que figure l’ultime énoncé de Moi l’aigre : « nous vaincrons ceux qui ont changé leur monde mais pas le Monde et qui nous expliquent le sang en délestant la terre de son froid minéral originel » (p. 158) , s’effectue dans la remise en question du langage, dans sa destructuration et la formulation d’une exigence de liberté du langage. Ceci se réalisant dans une plongée aux sources de ce langage, dans « ‘cette nuit conceptuelle ’» (Moi l’aigre , p. 153) , dans cet « originel » (p. 158) par lequel le livre s’achève mais dans l’absence de toute clôture, sans point final. Ajoutons que ce « froid minéral originel » qui constitue l’aboutissement du livre et de son écriture, qui est aussi sa mise au monde, est symbolique de l’état initial du processus du saisissement créateur ainsi que de la sensation de frisson et de froid qui préside à celui-ci : « ‘toute mise au monde est aussi une mise au froid’. »562 .

A la fois déferlement heurté et brutal de mots-coulées, mots-« saccades » (Corps négatif , p. 11) , mots-saignées, transe du langage jusqu’au « vertige » (p. 24) et à « l’incohérence » (p. 24) , Corps négatif s’inscrit dans cette esthétique de la chute et « du délabrement » (p. 24) qui donne un texte fragmenté dont les éléments sont semblables à des « éboulis » (p. 24). Notons que ceux-ci reviennent ailleurs sous forme de « gravats » (Corps négatif , p. 18-19), de « miettes » (Corps négatif , p.18) et de « paquets d’eau » (p. 13) qui apparaissent plusieurs fois dans le texte. Ce dernier reste le lieu où « ‘Tout charriait mes pensées’ » (Corps négatif , p. 23).

Si le narrateur ne sait plus qui il est, le texte, quant à lui, ne sait plus où il en est ! Semblable à ce « livre jamais ouvert » , au fond d’une cave et qui fait peur (p. 102) , Histoire d’un Bon Dieu , livre-cave dans lequel on pénètre ‘« en vue d’y voir clair’ » (p. 102) est travaillé par le processus de l’effritement. « À peine étais-je dans la cave que tout s’effritait » (p. 102) , dit le « Bon Dieu » à propos de sa tentative de saisie de lui-même à travers « ce fameux écrit » (p. 92) , l’écrit-poème de sa vie. Tel semble être le processus suivi par le récit pris dans une problématique de la parole qui a du mal à se fixer dans une continuité et une logique narrative.

Si tous ces éléments semblent appartenir au même puzzle qui reste à reconstituer, leur éclatement dans l’espace textuel participe de cette écriture en perte d’elle-même, parfois réduite, à « ‘un mot versé au coeur des gravitations’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 132) , dans ce chaos narratif parsemé de « mots-trappes »(Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , à l’instar de ceux que nous avons relevés et mis en évidence par leur typographie. Toute lecture se heurte à eux, obligée de considérer le mal être, la blessure et l’échec qui se crient à travers chacun de ces mots : « ‘Tes mots roulent dans le sable, t’expulsent, réintègrent tes débris et t’étudient’. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 102) .

Le texte se déroule dans un univers où se télescopent les différents ordres temporel, spatial, religieux, humain, animal et élémental, où tout se décloisonne pour mêler toutes les dimensions, où les images se heurtent, récusant en même temps les structures syntaxiques et les catégories logiques et sémantiques par la dislocation de la phrase563, imposant pour finir une parole et une pensée affranchies des structures dictées par la logique.

La pratique du décloisonnement, celui des formes, des genres, des discours et des cultures, met en place une esthétique des commencements où l’oeuvre commence là où elle finit. Cette même esthétique fait du déplacement l’essence même de l’expérience scripturale. L’écriture nomade qui inscrit l’inachèvement, serait le propre de l’écriture. Khaïr-Eddine montre qu’écrire, c’est s’aventurer à l’infini dans un espace d’errance. L’écriture nomade est perpétuellement dans l’inachèvement comme la marche dans laquelle l’horizon se déplace à mesure. La pensée de l’inachèvement est pensée errante, son impossible accomplissement justifie à lui seul son recommencement interminable dans l’espace littéraire.

Khaïr-Eddine voyage fiévreusement, indéfiniment, dans la réalité comme dans sa fiction littéraire ; le rêve est le lieu de cet espace habité par le « sudique » alors pensé comme espace qui se découvre quand on le répudie. L’expérience comme déplacement fait de cet espace sa référence, c’est avant tout dans le voyage intérieur qu’elle déploie sa spécificité et sa nouveauté. On note chez l’écrivain la prégnance du lieu, de l’espace, du transport et du déplacement, ainsi qu’une nette importance de la métaphore du car toujours en provenance ou en partance vers le Sud.

L’écriture est chez lui, pensée en mouvement, revenant sur ses pas, en éternel retour sur elle-même, avançant à coups de déconstruction, construction, reconstruction. Tel est le principe de « l’écriture raturée d’avance » . Nous avons vu comment l’écriture rature le sens unique du texte et l’univocité du langage en abolissant les distinctions génériques et comment elle contraint à interroger la rature et sa signification, formulant un questionnement essentiel de l’écriture et mettant en place une esthétique de l’inachevé.

On connaît l’importance dans l’oeuvre de Khaïr-Eddine de la fragmentation, du chaos qui d’Agadir à Mémorial rappellent l’inachevé du monde et de l’être. La poétique du chaos, de la violence, de la destruction, du vide jamais comblé, plutôt creusé, travaille une oeuvre vestigiale dans laquelle le chaos est à la fois préalable destructeur et force créatrice.

Annoncé par « la pierre vide » (Agadir , p. 121), le retour du séisme et de l’effondrement de la ville, relevé comme séquence-repère dans le texte, réactive un moment fondamental du récit, ainsi que sa dimension incantatoire, retrouve l’aspect formel du langage poétique, celui de la voix intérieure, de ce « cri suffoqué » (Agadir , p. 121) par lesquels le narrateur formule son désarroi face à son interrogation majeure : « ‘Faut-il bâtir sur l’emplacement de la ville morte ?’ » (Agadir , p. 126). La création doit-elle se faire à partir de la mort et du chaos ? La quête de la ville à bâtir n’est-elle pas aussi celle d’un langage à réinventer ? Trouver la configuration de « LA NOUVELLE CITE »564 (Agadir , p. 123) - préoccupation reprise plusieurs fois dans le récit565 - corps fragile dont la topographie reste introuvable, faisant l’objet d’une quête perpétuelle, n’est-ce pas aussi la métaphore de la recherche scripturale ?

Comme dans Agadir, une catastrophe tellurique s’est produite, condamnant l’écriture naissante d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants à une fragmentation inévitable ; « au début le chaos » , tel est le sens de cette première séquence du texte. L’écriture émerge alors d’un chaos originel, d’un monde qui n’en est pas un : « ‘(. . . ) cette fausse clarté (. . . ) nature (. . . ) faussé(e) par de monstrueux primates (. . . ) » ’(p. 9-10) . L’écriture ne propose pas un monde structuré et hiérarchisé, comme tendrait à le faire traditionnellement le roman dont se réclame le livre, mais elle annonce le retour d’un univers refoulé et d’un temps oublié : « ‘Encore cet abominable lieu ! (. . . ) Tout se passera là (. . . ) à ras de terre si tant est que ce monceau d’atrocités en est une. ’» (p. 9-10) . L’écriture brise aussi le ‘« silence pesant et insupportable (qui) s’établit sur toute chose durant le jour’. » et déjoue la « ‘Terreur que la nuit gonfle de son grondement lorsque la mer proche bat son plein. ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 9) .

Ici, l’esthétique de l’inachevé apparaît dans ce chaos qui précède la création. Une vie, un rêve, un peuple toujours errants figure ce magma obscur, habité d’un grouillement au début de la création, qui semble le matériau premier d’où toute création prend sa source et son origine. Le processus déclenché reste douloureux au début. Les souvenirs vivants veulent être dégagés, verbalisés. Ici l’écriture n’est pas seulement quelque chose qui vient remplacer une réalité défaillante, c’est aussi quelque chose qui fait face au chaos, qui veut résister au désordre général. Agadir , l’oeuvre dans son ensemble montrent qu’écrire ce n’est pas seulement un manque à combler, c’est aussi instituer un ordre qui rassemble tous les éléments dans l’enceinte circonscrite de l’écriture dont le créateur entend maîtriser les divers éléments.

Il y a à l’oeuvre dans l’écriture et la pensée de Khaïr-Eddine une puissance d’inachèvement, un inachèvement revendiqué. Toute son expérience scripturale insiste sur la confrontation aux forces du chaos qui détermine l’acte de créer, tout entière traversée par un désir puissant d’échapper à un devenir fatal, elle est mue par un refus fondamental du néant et de la mort. L’inachevé exprime avec passion cet acte qui s’inscrit dans le conflit. C’est ici que prend sens l’alliance de l’écriture et des ruines dans leur pouvoir d’évocation de ce qui n’est pas, de ce qui n’est plus observable de part en part sous nos yeux, de ce que nous ne pouvons plus entendre. Khaïr-Eddine écrit bien à partir de ce qui ne se dit pas ou plus.

Dans Agadir, il est question d’un monde anéanti, cachant un espace souterrain que l’écriture explore en un travail que les derniers mots du livre formulent ainsi : « ‘Mais on continue d’errer de forer On se fore On est trop dur’ » (p. 142). Les textes abordés ici entreprennent la poursuite du même type d’approche à propos du moi souterrain et du mythe identitaire, d’une histoire individuelle et collective, marquée par le pouvoir, sondée dans ses arcanes les plus profonds et les plus obscures.

L’écriture qui s’énonce par bribes comme dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 9-15) rend compte de façon énigmatique d’un univers en dégénérescence, d’une préhistoire monstrueuse où tout n’est que « corps amorphe » (p. 13) . La mémoire de ces êtres sans « ‘corps solides (. . . ) bulles évanescentes’ » ne peut fonctionner que dans la monstruosité de la dévoration. « ‘Ils se souvenaient par bribes, se resituaient dans un temps que la mémoire de l’être qu’ils avaient dévoré leur restituait aisément.’ » (p. 14) .

Il y a un parallèle à établir entre ces êtres épars qui traversent l’espace scriptural et la vacuité du monde dont il rend compte aussi. L’écriture devient alors dé/figuration en ce qu’elle ne cherche pas le figuratif et le représentatif, se nourrissant plutôt, de façon anthropologique, de tout ce qui relève de la difformité et de la monstruosité.

Avec l’esthétique de l’inachevé, nous sommes dans une pensée du sporadique, du parcellaire et du lacunaire, dans un faisceau de pensées et de paradoxes. Il faut rechercher la vérité du surgissement, du désordre et de la naissance des fragments épars qui constituent l’écriture de Khaïr-Eddine. Le fragment comme parole « insulaire » 566 se démarque de toute pensée de l’aboutissement mais recherche plutôt le processuel, la mise en acte, l’accomplissement, en tant que chose en train de se faire, plus que l’aboutissement. Ici s’impose le lien avec le processus de la parole en acte tel que nous l’avons appréhendé plus haut.

Toute l’écriture de Khaïr-Eddine tend à montrer la fragmentation et l’émiettement présents dans l’univers - Mémorial en est un bon exemple - les êtres aussi s’inscrivent dans la mouvance, le provisoire, d’incessantes transformations, ignorant l’immobilité et dissolvant le contour des choses. Son écriture est disruptive, l’inachevé s’y inscrivant à la fois comme style et comme processus inhérent à la création.

Une vision planétaire expose dans Mémorial une perception apocalyptique de ce monde livré à la monstruosité et « au museau des armes » (p. 27) , en proie à la violence, ravagé par les guerres, menacé par la catastrophe nucléaire (p. 37) et la mort des cultures : « ‘Mais si tu remontais d’où tu chutas, /entendrais-tu le râle/du Silence et des Sciences ?’ » (p. 18) , dominé, enfin, par une douleur universelle qui trouve dans la figure du Christ son expression la plus symbolique : « On le tua au Golgotha, /tout l’univers se convulsa » (p. 31) .

Mémorial est ainsi rythmé par le cri du monde car le monde qui se dessine ici est le théâtre où se déroule le conflit entre les forces de destruction et celles de la régénération et de la libération : « ‘et des Déluges mémorables hurlèrent (. . . ) /et l’innocence saigna dans le pistil des fleurs ; /des dieux déroulèrent l’extrémité du ciel/en images effroyables’. » (p. 10). La vision planétaire qui donne lieu à l’écriture de l’apocalypse, du chaos et de l’effondrement libère de nouveaux espaces de pensée.

Lieu de la relation et du multiple qui constituent un mode propre à l’imaginaire, sortie de soi et rencontre avec l’Autre, le poème se confirme ici, dans Mémorial comme rupture et écart, comme expérience de la multiplicité à travers l’espace et du changement à travers le temps. L’inachevé renvoie au foisonnement possible de visions itinérantes, à des formes entre-closes et toujours en constitution, des formes en gestation.

Dans Mémorial , le monde est énergie diffuse, flot, flux, flottement, traduisant l’inachèvement constitutif de l’homme. L’écriture, discours intermittent, parole discontinue, écriture d’effraction, rend l’immédiat, l’éphémère, le mouvement. Or, ici, l’écriture tient plus d’une expression par parcelles d’une pensée en mouvement revenant sur elle-même.

L’esthétique de l’inachevé dont nous avons tenté de déceler quelques signes dans ces propos nous semble procéder, pour une part importante, des relations étroites que l’écriture entretient avec l’univers de l’oralité. En effet, l’inachevé perçu tant à travers le fonctionnement du texte et les mouvements de l’écriture, est aussi contenu dans les propos mêmes de l’écriture. Cette écriture lacunaire traduit l’inachèvement dans son être et dans son origine même. Rien de ce qu’elle secrète n’est jamais vraiment achevé en raison des mouvements incessants qui l’animent.

Ainsi, l’inachèvement est ontologique, inscrivant la dimension universelle de l’oeuvre que nous étudions ici. A cet aspect ontologique s’ajoute celui qui concerne le rapport avec la culture, la langue et tout cet espace que nous avons souvent nommé « parole-mère » et dont la présence dans l’oeuvre se manifeste sous cette forme inachevée.

Pourtant cette esthétique de l’inachevé qui exprime le manque à être, est portée à son tour par une force qui en fait aussi une esthétique créatrice et sous-tendue par une pensée. Ce dynamisme et cette pensée sont à rechercher dans le travail des mots où se rencontrent deux éléments prépondérants dans l’oeuvre.

Notes
556.

À l’instar des écrivains maghrébins de sa génération.

557.

Voir notamment les travaux de Gilbert

GRANDGUILLAUME.

558.

Symbolique de la femme. Cf. Dictionnaire des symboles.

op. cit. p. 727.

559.

Claude LORIN. op. cit. p. 205.

560.

Claude LORIN. ibid. p. 166.

561.

Claude LORIN. ibid. p. 202.

562.

Didier ANZIEU. Créer/Détruire. Op. cit. p. 103.

563.

Par exemple : « Majestueusement » est une phrase dans

Histoire d’un Bon Dieu (p ; 188) .

564.

En gras dans le texte.

565.

P. 20, 21, 37, 38, 122, 126.

566.

Claude LORIN. op. cit. p. 239. À propos de Nietzsche et de l’écriture

fragmentaire.