3) : Parole scripturale et puissance de l’imaginaire.

L’expérience du langage est à travers le mouvement des mots, ébranlement du langage remis en question en tant que tel. Elle impose de repenser le rapport des mots et des choses.

En effet, lorsque l’écriture pousse le langage jusqu’à ses limites, elle oblige à s’interroger sur la fonction du langage par rapport à la réalité qu’il est censé dire. Le travail sur les formes du langage mène à une interrogation sur l’ordre des choses. Dire ne se ramène pas «‘ à la reproduction d’une signification déjà donnée dans la réalité ’» 567 .

Il s’agit de montrer alors comment à travers la conjugaison de la parole scripturale et du pouvoir de l’imaginaire s’expriment une pensée et une esthétique où se fait sentir l’influence de l’oralité.

L’un des points d’articulation de la pensée et de l’esthétique que dégage l’écriture c’est la symbolique du séisme et du chaos. La fin du récit d’Agadir (p. 142-143) éclaire pour une part, la lecture du texte en désignant le séisme intérieur comme propos fondamental de l’écriture : « ‘C’est donc moi mon rival (. . . ) Une ruine voilà ce que je suis devenu ’» (p. 142).

Ainsi, le projet scriptural qui a tenté la destruction d’un ordre moribond et la construction d’un futur qui s’inspire de ce qu’il y a de meilleur dans l’ancestral : « ‘Il faut bâtir sur du vide voilà. (. . . ) je construirai un beau rire s’égouttant des rosées ancestrales’. » (p. 143), vise la recherche de soi à travers les autres et la réflexion, tout aussi fondamentale sur la littérature et le sens de l’écriture : la destruction/construction préconisées et pratiquées, touchant en premier lieu le champ scriptural et celui de la création.

L’ultime séquence d’Agadir pointe les rapports établis, tout au long du récit, entre l’interrogation obsessionnelle du narrateur : est-il possible de (re)construire à partir de l’anéantissement et de la mort ? et la nécessité d’un projet scriptural nouveau : « ‘Il faut bâtir sur du vide voilà. ’» (p. 143).

Dans sa mise en oeuvre d’un processus d’éclatement et de dispersion, l’écriture de Khaïr-Eddine montre ainsi que non seulement les choses sont absentes du langage mais qu’elles sont aussi absentes à elles-mêmes. Le processus d’éclatement est aussi processus de création d’un « ‘vide où se précipite le langage’ »568 . L’écriture devient alors lieu où le langage comble ce vide tout en masquant sa vacuité. On s’aperçoit alors que le langage ne fait rien d’autre que tenir le discours de ce vide. Il dit les choses comme elle sont, c’est-à-dire comme elles ne sont pas.

Le séisme provoque donc l’effondrement du sens, oblige à des remises en question, expose l’effondrement du mythe identitaire et conduit à une quête du moi et du langage. La littérature est alors approche de l’obscurité, expérience de la descente vers les profondeurs, plongée dans la solitude, confrontation avec la mort569. Tel est le message du « DOCUMENT » (p. 117) et de « LA LETTRE » (p. 127) dans Agadir : « ‘D’ailleurs, il m’est impossible de situer l’endroit. (. . . ) Il m’est impossible de décrire ce lieu-là’. » (Agadir , p. 117-118) .

Ainsi, l’écriture de la rature est hantée, minée par le spectre de la mort et du néant jusqu’au délire et à l’obsession, marqués par le retour cyclique à des thèmes, des lieux, des constructions scripturales, répétées dans le récit, le ponctuant par ces répétitions obsédantes. C’est à travers le jeu des défaillances de la représentation, dans le glissement des réseaux de la signification que fonctionne ici le langage ‘« Disant les choses en leur absence, le langage ne dit finalement rien d’autre que l’absence des choses.’ » 570 .

De là le rapport essentiel du langage à la mort : « ‘le langage de toujours travaillé par la destruction et la mort (. . . ) Une dimension intérieure au langage qui est celle de la mise à mort du langage.’ »571 . Cet aspect fondamental a à voir avec la question de l’inachèvement évoquée dans ce travail, dans la mesure où l’écriture s’applique à révéler cette mise à mort du et par le langage. L’inachèvement et la mort sont au centre de cette préoccupation de l’écriture quand elle invente tout un fonctionnement du langage dans lequel se lit le rapport secret et profond du langage avec la mort. L’oeuvre de Khaïr-Eddine témoigne de ce que le langage porte en soi de mortel.

L’avancée de l’écriture s’assimile alors à ce processus décrit : « ‘Je le répète la route se faisait à mesure que j’écartais mes propres ruines dans ce silence obturé. (. . . ) Il fallait errer pour se rencontrer, voir son image.’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , dans un corps à corps avec les mots « parsemés de trappes » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , rappelant la difficulté de se dire.

Semblable à la traversée d’une étendue chaotique, espace de désolation où les blancs de et dans l’écriture sont autant l’expression de la perte que du vertige de l’écriture, le récit est parfois noyé dans son propre flux ; le chaos laissant la place à la submersion. L’écriture à la fois eau, encre, sang, purulence et sperme « ‘coulerait son encre abondamment écrirait paragraphe par paragraphe ses textes les plus obscènes’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 133) , devenant « éclaboussures » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 133) . Mêlant le sexuel, le scriptural et la mort, l’écriture s’inscrit alors dans l’ambiguïté et la violence du désir.

Il y aurait donc une sorte d’impensé du langage, que la littérature décèle : c’est lui qui fait que, du fond du langage, d’en dessous des mots, ça parle. Mais de quoi est-ce que ça parle ? De cette expérience néantisante, justement : de la mort qui est le secret de tout vrai langage. Toute l’oeuvre de Khaïr-Eddine déplace et déséquilibre le langage, le fait glisser à l’infini, se perdre pour devenir ‘« ce langage d’en dessous (. . . ) , le langage caché dans la révélation révèle seulement qu’au-delà il n’y a plus de langage, et que ce qui parle silencieusement en elle c’est déjà le silence : la mort tapie dans ce langage dernier’. »572 .

La figure de la mort qui revient à chaque livre, à chaque page de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, court sur la surface des choses en éclairant leur réalité de sa lumière singulière. « ‘La mort est douée désormais de ce grand pouvoir d’éclairement (. . . ) La mort, c’est la grande analyste qui montre les connexions en les dépliant, et fait éclater les merveilles de la genèse dans les rigueurs de la décomposition : il faut laisser le mot de décomposition trébucher sur la lourdeur de son sens. L’analyse, philosophie des éléments et de leurs lois, trouve dans la mort (. . . ) Ce grand oeil blanc qui dénoue la vie.’ »573 qu’évoque notamment Histoire d’un Bon Dieu : « ‘Il avait mangé son oeil et n’était plus qu’un mot versé au coeur des gravitations.’ » (p. 132) .

Formant un amoncellement de mots évocateurs d’une réalité d’une extrême noirceur où le mal, loin d’être évacué est pris au sérieux et regardé en face, la densité compacte du récit rend compte de la lente montée de l’angoisse, qui est aussi celle du vide et du silence, en une effrayante danse de la mort. L’intrigue politico-policière dans Histoire d’un Bon Dieu s’organise autour de la mort et du cadavre disparu d’un ami qui « a légué sa dépouille » (p. 151-152) au narrateur parti à la recherche de son « héritage » insolite. Cette enquête s’accompagne d’un sentiment de persécution chez le narrateur poursuivi par ses accusateurs car cette enquête traque aussi le « je » : « ‘C’est moi qui suis en jeu maintenant’ » (Histoire d’un Bon Dieu , p.149) . Saisis dans la même difficulté, l’être et son dire sont renvoyés l’un comme l’autre à un « enfer » (p.189) où se joue la fin/mort du récit et de la parole qui devient alors « grésillement métallique de (l’) être » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 189) comme dans Corps négatif elle s’anéantissait en un « braillement continu » (p. 84) .

L’écriture est au coeur d’une lutte à la fois contre le néant et la mort et contre le sens doxologique et théologique qui menace le langage et engendre, sans doute, cette peur envahissante qui paraît générer l’écriture. Celle-ci ne manque pas de dénoncer, à travers l’histoire collective et individuelle un processus fondé sur la peur et générateur de révolte, dans lequel l’écriture aurait incontestablement une justification, une raison d’être. « ‘Tout un peuple s’annihile (. . . ) soumis à une peur âpre et grotesque. La peur des braises dictées et mille fois commentées par des théologiens qui ont sacqué la langue arabe (. . . ) On m’a surtout enseigné la peur, j’en étais transi’. » (Moi l’aigre , p.36-37) .

Cette peur mortelle, associée à la sacralité de l’écriture, s’inscrit dans le corps/texte qu’elle tatoue en grosses lettres : « ‘AIE PEUR DE MOI, JE SUIS TON PERE ! AIE PEUR DE DIEU ! AIE PEUR ! LE ROI, C’EST LA PEUR’ » (Moi l’aigre , p.38) . Ainsi gravée sur la page blanche, la peur s’infiltre dans le corps du texte comme elle « rampe sur (le) corps et se roule dans (les) méninges » (Moi l’aigre , p. 38) . Tenaillée, l’écriture a « pris cette peur à (son) compte (et) la mort en charge » (Moi l’aigre , p. 37) . C’est sans doute la raison pour laquelle, le langage est toujours chez Khaïr-Eddine à la mesure du mal subi et s’impose comme langage insurrectionnel : « ‘Je l’ai fouettée, mangée, recrachée’ » (Moi l’aigre , p. 37) , annonce l’écriture à propos de l’oeil de la peur/mort. L’acte scriptural se proclame comme tentative violente d’évacuation de l’angoisse de la mort et comme refus de celle-ci.

Dans Une odeur de mantèque , l’espace tout entier, y compris celui du texte et de l’écriture se prête à une traversée de la mort et à une confrontation avec celle-ci. L’omniprésence troublante et pesante « d’un mort, cadavre, ancien tueur, vivant irrémédiable, statue » (p. 46) marque cet espace hanté par la mort, où défilent des « processions » interminables (p. 44-45) et qui se métamorphose au gré de l’écriture jusqu’à l’hallucination : « ‘On devait voyager, moi, l’homme (et) une femme ? Non ! Il n’y avait avec nous que nous-mêmes’. » (p. 45) .

Dans cet espace, obsessionnellement mortuaire, tout semble se diluer, les contours, les repères perdent toute limite, les éléments deviennent incertains et les êtres sont atomisés : « ‘Fallait pour traverser cette eau, s’allumer soi-même ! Sortir de son âme quelque chose (. . . ) non seulement son âme. Quelque chose de rond et d’à peu près aussi dur qu’un atome ! ’» (p. 45) .

Assimilée à une marche erratique, l’expérience scripturale est sans cesse confrontation avec la mort menaçante, comme la ville et les tombes blanches, rencontrées sur la route (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 71-72) et comme la page blanche qui guette toute écriture. Notons le désir réitéré de « continuer (la) route » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 72) dans un univers où « ‘tout n’est que vieille algue pourrie traînant sur une grève de galets couverts de guano ! ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74) , image de la décomposition caractéristique du monde décrit dans l’oeuvre. Aussi, l’écriture s’entreprend-elle comme un rejet de tout ce qui symbolise cette mortelle décomposition et « la route » qu’elle prend est celle de la dissidence.

Animé par une révolte permanente, « je » ne cesse de livrer cette bataille contre les puissances de la mort : « ‘(. . . ) tout s’amenuisait, mais j’étais là ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 171) . « Je » apparaît alors comme celui qui, intervenant dans cette « ‘grave terreur’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 172) , a pour fonction de « ‘rendre raison et désir de vie, rythme et silence interne ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 172) . « Je » est aussi celui qui nomme « ‘autre chose, une nature qui se remembrait, une vraie vie (. . . ) ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 173) .

Au milieu de l’apocalypse, la parole de « je » semble préservée car elle conserve la capacité d’aller hors d’elle, laissant entrevoir un avenir possible pour la parole qui échappe à l’enfermement et à la peur. Rescapé de l’apocalypse, le verbe de « je » reste rattaché à la vie, malgré toutes les tentatives de destruction qu’il a rencontrées sur son long et périlleux trajet.

Habitée par des énonciateurs multiples, ce qui la rend ambiguë, la parole liée au corps et prometteuse de vie, semble ne pouvoir s’inscrire que dans un face à face incessant avec la mort. Ainsi, le récit s’élabore comme parole de défi à la mort, montrant par son processus même d’élaboration laborieuse allant jusqu’à l’extrême de l’illisibilité, cette tentative de conquête de la parole comme acte vital.

Si la mort est omniprésente dans l’écriture de Khaïr-Eddine, c’est parce qu’elle demeure ce contre quoi, elle se pose comme défi : « ‘Mais je suis encore là pour toi et quelques autres, mort qui n’as pas su me prendre à temps.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 135) . La nécessité, énoncée par « je » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) de ne rien abandonner de soi pour ne pas mourir à soi est celle-là même qui meut le travail scriptural ; l’écriture s’envisage ici comme mouvement et vibration.

Telle est la vision de la mort qui transparaît dans les propos d’Agoun’chich et qui est glorieuse car faite d’honneur, de combat, de justice et de liberté. Le passage relatif à « ‘l’Ombre de la Mort ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) est ponctué par des paroles prononcées par les deux voyageurs qui sont d’importance car révélatrices d’une double vision des choses.

Celle du « violeur » est faite de terreur, de violence panique, d’inertie, suscitées par le songe tant attendu mais qui se présente sous de mauvaises augures, à travers le cauchemar. « le violeur » refuse le voyage vers « Le Nord mortel » (p. 66). L’apparition de « l’Ombre de la Mort » , ainsi nommée par Agoun’chich (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) - alors que pour « le violeur » , la désignation de la mort semble difficile - n’en suscite pas moins d’angoisse et de violence chez Agoun’chich, toutefois, l’angoisse est chez lui génératrice d’action. Agoun’chich est une figure contre la mort qu’il ne craint pas de verbaliser.

Les propos d’Agoun’chich qui incarne, ne l’oublions pas, la légende, résonnent de l’écho d’une voix entendue tout au long de l’oeuvre : «  ‘Cependant, je marche, je vais, je cours, je cherche sans relâche quelque chose qui me fasse désirer la vie.’ »(Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) . Voix d’une voix, celle d’Agoun’chich rappelle dès lors que voyager et écrire nécessite de faire face à la mort. Le créateur n’est-il pas face à la même terreur, à cette « Ombre de la Mort » qui menace la poursuite du processus de la création et le déroulement du voyage scriptural ?

Or, qu’est la mort telle qu’elle apparaît ici aux prémices de ce voyage ? Ombre ou réalité, pour les deux voyageurs-aventuriers, la mort, c’est tuer ou être tué (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) . Toutefois, au-delà de cette expérience propre à leur vie, la mort semble se situer bien ailleurs lorsque Agoun’chich affirme : « ‘Je n’ai jamais déserté ma maison ! Ni tué mon amour pour la terre et pour les êtres ’» (p. 66) , répondant alors aux propos du « violeur » : « ‘Mais j’ai vu le saint. Il était parmi les cadavres. Il m’a dit de ne pas oublier le pays, de ne pas oublier nos morts. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) .

La parole, celle du violeur et celle d’Agoun’chich, rappelle que le double voyage qui s’entreprend - celui du et dans le récit, celui de l’écriture, celui de l’oeuvre, enfin - est à hauts risques. Car, voyager, écrire, c’est affronter ce qui est tapi sous l’écriture et qui y surgit à tout instant - le rêve du violeur qui est en même temps scène d’écriture est là pour le rappeler - , c’est faire face à ses rêves, ses obsessions, ses terreurs, son histoire et son destin avec toutes ses révélations. C’est finalement affronter la mort et maintenir vivant et fort le désir de vie, le désir narratif, le désir d’écriture. Nous sommes là en présence d’une mise à l’épreuve de l’écriture dans cette confrontation aux forces du chaos.

La scène de « l’Ombre de la mort » est donc importante en ce qu’elle réunit « le violeur » , Agoun’chich et « l’Ombre de la Mort » ainsi qu’une présence mystérieuse, très forte, celle d’une voix qui ne cesse de se mêler aux autres. Scène capitale, décisive car il est question à ce stade du récit de continuer ou de rebrousser chemin, dans le voyage et par conséquent dans l’écriture du texte. Faut-il affronter les forces du chaos, aller jusqu’au bout, chercher à comprendre, continuer à « chercher quelque chose qui fasse désirer la vie » ou renoncer ? Agoun’chich, le narrateur(?) , le scripteur (?) ont choisi, garantissant ainsi la poursuite du récit et l’accomplissement de la légende, mettant aussi en marche un processus inéluctable.

Légende et vie d’Agoun’chich - et sans doute toute l’oeuvre de Khaïr-Eddine - se tient au bord d’un désir, poussé à l’excès, à l’affût de quelque chose qui ne vient pas, jusqu’au délire. Serait-ce la quête du point d’équilibre, la cohérence du monde, l’accord entre soi et les autres, évoqué par Agoun’chich (p. 66) , au début du voyage, cette espèce d’harmonie fugitive ? Cette recherche donne, en tout cas, l’exacte mesure de la pensée et du projet qui portent toute l’écriture de Khaïr-Eddine.

Ainsi, la cité dans laquelle pénètrent les deux voyageurs du Sud est lieu menaçant où rôdent « ‘des spectres blafards ’» (p. 93) . Or, si les ombres et les visions qui peuplaient la montagne « sudique » n’avaient rien d’effrayant parce qu’elles pouvaient libérer l’imaginaire et indiquer une relation de symbiose avec l’espace de la montagne, ces « spectres blafards » auxquels se mêle « ‘un relent de bauge’ » (p. 93) sont la marque d’un espace de mort.

Cette traversée entrevue dans sa longueur, son aridité, sa douleur, semble comme un parcours sans fin, vers quelque chose d’inaccessible. Un tel parcours est symbolique de ce que véhicule le langage. Limite qu’il ne cesse de transgresser, le langage en action dans cette écriture la fait surgir comme « absolue limite » . On découvre « ‘le lien du langage à la mort au moment où il figure le jeu de la limite et de l’être. ’»574 . L’écriture est bien expérience des limites, confrontation avec la mort, découverte de soi qui suppose cette mort/naissance à soi.

Se pose aussi la question de l’exil par rapport à la terre, à l’identité et à soi, ainsi que les risques qu’il contient. Agoun’chich décide de prendre le risque en poursuivant le voyage. L’exil ainsi décidé est en quelque sorte une forme de combat contre la mort, c’est une épreuve.

Le voyage au coeur de l’imaginaire est aussi une mise à l’épreuve car il mène le voyageur à la confrontation avec la mort. Celle de la soeur ressurgit dans le désir d’Agoun’chich de la revoir en ce séjour « des âmes régénérées » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 85) . Cependant, il découvrira qu’un regard échangé avec la mort est totalement périlleux : «‘ Car si tu la revoyais, tu deviendrais fou et tu perdrais le chemin du retour. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 85) . C’est aussi pour cette raison que tout s’évanouit aux abords du « lac sombre » (p. 86) , autre séjour des morts. La disparition de la jeune fille en « une boule irradiante » (p. 86) qui l’avait introduit dans cet univers parallèle, marque la fin de cet instant où la pensée magique s’est inscrite dans la fluidité du vécu.

Ambiguïté et revanche de la fiction sont au coeur même de la vie d’Agoun’chich, dans ce qui a contribué à sa légende et à son nom. Ainsi, c’est la puissance magique et libératrice du masque qui déjoue la mort - plus loin, le caïd Ighren échappe à ses ennemis en se déguisant (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 101) - crée la légende et la vie, comme l’art de conter ; triomphe de l’imaginaire ! Agoun’chich est un être qui se situe dans ce trouble entre l’être et le non-être.

Il est à la fois dans un univers particulier, celui du Sud pris entre histoire et mythe et hors de celui-ci, en pleine marginalité, en totale rupture. Notons que le narrateur le désigne dans cette scène par son prénom, le rendant ainsi plus familier, plus intime, à un moment où il le fait basculer dans l’imaginaire du masque, dans l’étrange. Décidément, l’écriture s’inscrit résolument dans « la légère fissure » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 24) qui annonçait la légende promise ! Par le procédé du glissement, l’apparition de l’insolite, par la mise en place d’« ‘une esthétique de la surprise’ »575 qui reste en rapports étroits avec celle de la métamorphose et de la contestation-destruction, l’écriture s’affirme ici dans sa volonté subversive, cultivant le désordre esthétique.

Or, la légende va évoquer la lente agonie de la culture du Sud à travers la figure d’Agoun’chich qui ne va pas cesser d’évoluer dans un naître-mourir jusqu’à la disparition finale. Vivre, c’est apprendre à mourir, l’écriture va rendre compte de la mort des choses et des êtres comme accomplissement. Vivre, c’est devenir mais devenir, c’est disparaître : tel est le parcours d’Agoun’chich et de l’écriture dans la lente mort à soi. « ‘On raconte encore de nos jours que ce pays existe et que, au cours du grand cataclysme, les gens qui vivaient là ont été engloutis par le sol mais on ajoute aussitôt qu’ils ne sont pas morts et qu’on peut entendre leurs voix et les cris de leurs animaux quand on passe à proximité’. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 22) .

L’écriture va rendre compte de ce processus de transformation lié à la mort et qui est au principe même de l’oralité. Ainsi se dégage une fertilité de la mort, à l’origine même du récit et dans le pouvoir d’engendrement de l’écriture. Que ce soit la lente agonie du Sud évoquée dans la première partie du livre, celle du passé individuel du narrateur de cette première partie ou encore la mort de la culture et des légendes, « Eternelle rupture » , « fissure » ou « tronc d’arbre mort » , la mort est inévitablement mouvement vers quelque chose. C’est ainsi que les ancêtres évoqués « ‘balisent de leur fantastique lumière la route obscure et tortueuse’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 20) .

Tous les personnages ont un lien constant avec la mort, partie intégrante de leur vie. Ils meurent tous d’une mort violente et héroïque. L’écriture ne tente-t-elle pas de saisir comment surgit la mort ? Elle va jouer, en quelque sorte de la provocation de la mort comme élixir de vie. C’est dans le savoir mourir que va se dérouler le récit qui retrace des événements chargés d’un potentiel de mort.

Or, le savoir mourir est aussi celui de la parole en acte. Tout le récit de Légende et vie d’Agoun’chich va se déployer par rapport à un invécu que représente aussi la mort et que figure symboliquement le voyage vers le Nord qu’Agoun’chich ne connaît pas, lieu de son mourir à soi, lieu aussi de la mort-accomplissement du récit qui inscrit son propre parcours à la fin du livre : « Tiznit, Rabat, Casablanca » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 159) .

Si la pensée et l’esthétique de Khaïr-Eddine sont dominées par le chaos et la mort, on peut dire que l’un et l’autre sont en lien avec un imaginaire où se pose la question de la métamorphose. Les morts-renaissances successives du texte sont là pour illustrer ce phénomène. Le chaos et la mort sont perçus du point de vue de leur pouvoir de transformation. La mort provoque souvent un changement dans le discours du narrateur et de ce fait le régénère à un moment d’impasse et d’anéantissement entraînant une frénésie langagière, comme le montrent Le déterreur et Une odeur de mantèque .

Le texte semble trouver un mode d’expression dans l’évocation de la décomposition et du pourrissement de tout. Marquée par un onirisme angoissant, la parole semble combler les béances terrifiantes laissées par le cataclysme inaugural qu’elle ne finit plus de nommer.

L’imaginaire ouvre alors à « je » les « univers parallèles » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 45) . Tout y apparaît et disparaît de façon inexplicable, où le temps et l’espace sont réduits à néant, où l’être métamorphosé en « homme-poisson-chien » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 44) est transfiguré par la mort en « entité libérée » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 46) .

« Cette étrange pérégrination » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 164) à laquelle s’apparente le trajet de l’écriture conduit « dans les arcanes de la mort » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.166) qui ronge « les racines inertes de l’Histoire » des hommes et de la terre et où « tout vira au bleu-vert »(Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 162) , laissant « le corps sans réminiscence » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 166), vers cette exigence : « Il faut que ça change ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 167) .

L’irréel et la fantasmagorie marquent ces textes où l’écriture erratique procède à une sorte de descente et de fouilles où réapparaissent toujours les mêmes scènes de fuite576, des visions cauchemardesques : « J’étais une porte » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , de réification : « ‘Un enfant s’interposait entre nous tel un produit pharmaceutique’. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , de folie et de mort : « ‘Dehors, c’était la folie. Un nom qui erre, zigzague, frétille, éclate, s’arrête, reprend du terrain, stagne, se redresse pupille au poing, accroche des obstacles dangereusement dissimulés alentour, se précipite et racle dans un hurlement qu’il est seul à entendre l’énormité des lumières givrées de son imagination reptilienne dont il ne se souvient que par bribes (. . . ) ’» (Histoire d’un Bon Dieu , p. 130).

Or, si l’oeuvre de création est lumière, jaillissement et triomphale victoire sur soi et les éléments, elle peut être aussi plongée dans « ‘les ruisseaux et les sanies (dans) la ténèbre du monde ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 47) , terrible lutte intérieure : « ‘Et chaque fois que tu veux en savoir plus long, des monstres acerbes sortent des ridicules habitudes qui te soutiennent, tentent de t’assassiner, sont là en vue de t’interdire d’acquérir la peau ancienne qui fleurit dans tes gènes, te mène à loisir vers le rêve ou vers la déchéance, anneaux noirs cassant dans ton corps les aigres êtres qui te propulsaient.’ » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 47) .

Opère alors l’imaginaire du bestiaire hanté par la mort, comme dans la « ville zoologique » (Agadir , p. 38), d’où « je » n’a pas « réussi à en sortir. » (Agadir , p. 39) et qui génère un dire où l’on glisse d’une réalité à une autre : « ‘Le papillon était assis sur un rubis au fond d’un cratère. Mon père l’allaitait. Tout mon corps servait d’outre à lait’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 59) . Travaillée par cet imaginaire, « l’écriture raturée d’avance » se plaît à troubler le sens jusqu’à plonger le texte dans une extrême étrangeté : « ‘J’ai visité la maison souterraine. Le sol s’est refermé au-dessus de moi. Je n’ai pas dit sésame (. . . ) J’ai tenté de sortir de la demeure en la hissant’. » (Agadir , p. 37).

Le récit bascule dans un lieu d’étrangeté refoulée, « ‘Nous n’acceptons pas d’étrangeté ici’ » (Agadir , p.38), d’intériorité interdite, « ‘Je suis à l’intérieur côté défendu de la ville zoologique ’»(Agadir , p.38), d’animalité première où le fantastique côtoie le merveilleux parodié (Agadir , p.37-40), univers où les animaux remplacent les hommes, à moins que ces derniers ne soient animalisés. Le lecteur est ainsi projeté dans une intériorité de plus en plus confuse, l’imaginaire du bestiaire rendant le texte monstrueux dans sa multiplicité et sa difformité. L’écriture est alors brouillée par l’intrusion du fantastique, l’ambiguïté, l’hésitation et l’incertitude qui lui sont liées577.

Le bestiaire qui fait partie de l’univers familier de cette figure de la montagne sauvage qu’est Agoun’chich introduit une présence inquiétante. Ainsi, la scène qui se déroulaient au village du caïd, lors de la fête donnée en l’honneur des arrivants (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 120) montrait une bande de chiens féroces qui « ‘attendaient qu’on leur tournât le dos pour emporter un bouc entier, mais comme on veillait, un gourdin noueux à portée de la main, ils se contentèrent d’entrailles luisantes et de bas morceaux. Ils raflèrent ce butin médiocre en grondant furieusement, puis ils gagnèrent la rocaille. »’ (p. 120) .

Cette vision rejoint celle des « bêtes fauves » (p. 131) que représentent pour Agoun’chich les agresseurs de son pays, ainsi que le réquisitoire contre l’Occident que profère le narrateur (p. 131-132) , de même qu’elle renvoie au festin sinistre auquel se livrent ‘« les vautours qui s’étaient donné rendez-vous sur leur charogne’ » , les chiens « ‘disputant violemment aux rapaces des lambeaux de viande sanglante ’» , les corbeaux qui « attendaient que les chiens et les vautours se fussent gavés pour se jeter à leur tour sur les dépouilles. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 133) . Ici le bestiaire est mis en avant pour exprimer une certaine vision du monde et de l’être. Celle-ci reste rattachée à la mort perçue ici à travers ce que l’écriture nomme « le banquet macabre » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 134) .

L’imaginaire du bestiaire et l’esthétique de la métamorphose rejoignent très souvent chez Khaïr-Eddine l’image de la mort-putréfaction, vision très récurrente où le corps mort-vivant, à la fois cadavre et corps vivant rend la présence de la mort dans la vie. L’image du « ‘corps gros comme un âne en putréfaction ’» (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 65) - que l’on trouve déjà dans Le déterreur - est annonciatrice de la mort à venir, notamment celle de la mule d’Agoun’chich.

Or, la décomposition et la putréfaction sont aussi porteuse de fertilité et donc de vie, constituant en cela un imaginaire de l’organique, fondamental dans l’écriture de Khaïr-Eddine. La figure symbolique d’Agoun’chich s’inscrit dans le champ scriptural comme figure rebelle, épique dont la vie prend place dans la mort même. Nous dirons alors qu’Agoun’chich est un être symboliquement, plusieurs fois mort avant même que d’être né.

En effet, le desperado est mort pour ses ennemis qui assassinent sa soeur par méprise - soeur qu’il va porter en lui comme corps mort et qui justifie tout le récit, illustrant ainsi l’idée que tout homme porte en lui « la femme disséminée » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 79) - . Agoun’chich est mort dans et par son nom berbère : « tronc d’arbre mort » - ainsi, ce qui meurt en lui, c’est une forme d’identité inscrite dans le nom même - . Or, cette mort-là est aussi résurrection car le tronc d’arbre en question va renaître à travers Légende et vie d’Agoun’chich 578 .

La mort/renaissance se place au coeur de l’écriture, de là, sans doute cette « présence démembrée » (Une odeur de mantèque , p. 82) qui donne un sens à la parole de l’inachevé, semblable à ces « sauterelles que les femmes enfilent dans de longues épines de palmier-dattier » (Une odeur de mantèque , p. 82), image arrachée à la mémoire, symbolique du cycle de la vie-mort-vie. C’est bien ainsi que fonctionnent la parole et le texte qui se nourrissent du principe même qui les menace, disparaissant par le processus qui les fait naître. Ainsi, de la lente décomposition de la mémoire et du discours, le texte en « décombres » à l’instar de l’espace, fait parfois surgir des fulgurances, des images intenses de mort mais aussi de vie.

Dès lors et tel est le sens d’Agoun’chich , en tant que « tronc d’arbre mort » , à la fois vide et absence du langage, ce sur quoi il s’édifie aussi, apparaît le pouvoir de métamorphose du langage. Cette métamorphose est renaissance, celle du mythe, celle de la légende, celle de la parole tout simplement, « ‘dire autre chose avec les mêmes mots, donner aux mêmes mots un autre sens’. »579 . N’est-ce pas là le propre même de la littérature quand elle travaille à partir de la faculté du langage de s’absorber en sa propre absence, de s’abolir ? C’est aussi, comme nous l’avons vu à maintes reprises, le principe même de la parole et à travers elle de l’oralité.

Cette pensée et cette esthétique se nourrissent ainsi d’un matériel onirique servant de source d’inspiration féconde, vitale et permanente. « ‘Je suis toujours demeuré celui qui n’honore que l’Ombre, les choses fugitives et inaccomplies’. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 75) . Il y a là tout le paradoxe d’une oeuvre créatrice qui se situe bien dans ce « monde interférent »(Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 79) , à l’interstice des contrastes là où se faufile la sensibilité toujours en éveil du poète.

La pratique du langage chez Khaïr-Eddine conduit à la recréation de l’univers, à la construction d’un monde, à une véritable invention mythique. « ‘Le mythe existant n’est pas celui d’un recouvrement d’origine mais d’existence future ’» 580. Dans son avancée Agadir s’achemine vers un éclatement du texte après une ultime confrontation de « moi » avec lui-même à travers la figure ancestrale du « vieillard » (Agadir , p. 139-142). Celui-ci est porteur d’une parole salvatrice : « Je te libère par la parole car je ne pourrai pas t’accompagner » (Agadir , p. 141), qui dit en même temps l’échec et l’espoir, parole ouverte, acceptée par « moi » et intériorisée.

Le poème, unique bagage : ‘« Je partirai avec un poème dans ma poche, ça suffit.’ » (Agadir , p. 143), constitue alors la forme privilégiée de cette parole restructurante et fondatrice d’un « je » , jusque-là en dérive mais qui trouve dans cette parole poétique une force unifiante, créatrice et de projection dans l’avenir : « ‘Je vais (. . . ) ailleurs’ » (Agadir , p. 143). Si auparavant, la confusion et l’incohérence étaient l’aspect dominant du texte, celui-ci formule de façon claire dans son projet final, son choix d’une parole ouverte sur l’ailleurs, tout en s’inspirant de l’ancestral.

L’acte poétique consiste alors à libérer l’expression verbale de toutes les règles formelles pesant sur elle, pour en faire surgir un contenu originel et authentique, saisi à la source même, à l’état sauvage. Entre « c’est le matin » (Agadir , p. 9) et « l’aube » (Agadir , p. 143) s’installe le récit d’Agadir dans une atmosphère de naissance commune. Ainsi, le langage lui-même devient un événement, le flux des mots révèle sa nature authentique. Rien n’existe avant lui, si ce n’est l’absence de sens.

Mouvement giratoire de l’écriture qui a ainsi accompli son oeuvre de destruction/construction et qui garde malgré les entrelacs, les illusions et les mensonges qu’elle recèle581 des potentialités régénératrices et prometteuses. L’écriture de Khaïr-Eddine révèle une fois de plus que les mots ne sont pas l’autre face des choses, mais qu’ils sont en eux-mêmes une réalité.

Agadir montre que l’oeuvre de Khaïr-Eddine mène cette expérience loin de la conception représentative du langage pour laquelle l’ordre des mots et l’ordre des choses s’équivalent. Surgit une mise en perspective du langage, dans laquelle les mots sont aussi des choses qui se métamorphoseraient l’une dans l’autre.

Dialectique, ambiguïté, construction et déconstruction, résistance et mort sont au coeur de cette puissance de l’écriture qui porte le désir narratif qui est aussi désir de vie contre la mort. Le processus déclenché est alors puissance destructrice et force structurante. Voilà qui donne un sens à cette quête formulée par Agoun’chich « ‘Ce qui importe, ce qui prime tout le reste, y compris ton existence et la mienne, c’est l’accord qu’on passe ici ou là, de temps en temps, avec soi-même et avec les autres. . . Cette espèce d’harmonie fugitive qui vous condamne à vivre ou à périr.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) . Il nous semble que dans cette recherche, se révèle aussi la puissance du dire, celle de la parole d’Agoun’chich, agissante face à la menace de la mort.

Cette parole scripturale va ainsi s’attacher à sortir de l’oubli et de « ‘l’histoire subvertie par des émergences antagonistes et reconquise au profit de dynastes dominateurs’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 24) , une part détruite par cette histoire amnésique, celle de l’identité perdue, de cette « mer intérieure » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 22) rebelle, insoumise et revendiquée, restaurée ici par l’écriture dans le mystère de son nom, de son pouvoir, de sa grandeur et de sa destruction décidée, pour se la réapproprier et la faire exister.

Le retour du mythe se ferait sous forme de morcellement d’histoire. Or, le nom même de l’ancêtre fondateur « Oufoughine »582 montre qu’exister implique cette sortie de soi, qu’évoque Sartre et inscrit l’« ‘Eternelle rupture commencée par une brisure décisive’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 23) que symbolise le cataclysme, naissance violente, présents ici, comme dans toute l’oeuvre de khaïr-Eddine.

C’est à le rappeler que s’attache l’écrit mobilisateur en affirmant « ‘les ruptures, les saluts qui portent très haut ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 73) . S’effectue alors un sursaut où l’écriture retrouve le dynamisme qui l’anime habituellement chez Khaïr-Eddine. Elle se charge d’une énergie nouvelle après tous les ratés qu’elle a subis jusque-là : « ‘Nous ne voulons rien rétablir mais donner une voix neuve à ce que nous considérons digne d’émerger de ce cloaque ’! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74). Voilà qui précise le sens de l’écriture dans son désir, son élan vers une parole qui viendrait du corps et porté par l’imaginaire : « ‘les plis de chacun conservent une ardoise ancienne (où) il y a marqué partout (la) rupture et (la) déchéance ! »’ (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74) .

Or, c’est bien dans la puissance esthétique d’un imaginaire nourri par le « sudique » que puise l’écriture de Khaïr-Eddine. Cet imaginaire est porté par la force de la pensée magique, mais aussi, la capacité mobilisatrice de la légende qui va, à l’instar d’Agoun’chich, jusqu’au bout d’elle-même.

Ainsi, l’écriture met en présence un lieu, saisi entre son passé glorieux, son présent incertain et son avenir menacé, entre un réel hésitant et problématique et un imaginaire de plus en plus grandissant et envahissant, au point de devenir un lieu si mythique, si inventé qu’il n’est plus localisé. C’est tout ce processus de transformation de l’espace concret et organique en Sud mythique et légendaire, transfiguré par l’imaginaire qui est à l’oeuvre dans l’écriture des premières pages de Légende et vie d’Agoun’chich.

Si l’espace est un creuset d’images suscitant la génération du texte, son expression par l’écriture va donner lieu à une constellation d’images et à une représentation multiple. Source de la fonction créatrice, il est à son tour investi par l’imaginaire et d’objet contemplé devient par cette investigation objet transformé. Ainsi, l’écriture de l’espace « sudique » laisse apparaître une double construction dans la composition même du livre entre l’évocation par le discours d’un Sud actuel et réel (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 9-21) et celle par le récit de la légende d’un Sud ancestral et imaginaire (p. 22-158) , introduit par le rituel « Il était une fois » (p. 22) . Cette double construction textuelle s’accompagne aussi d’une double représentation du lieu.

Espace concret et organique, le Sud se manifeste dans l’oeuvre par ‘« son caractère géographique unique (qui) le différencie nettement des terres du Nord. À mesure que l’on s’en approche, il s’annonce géologiquement.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 9) . Caractère unique de ce lieu qui inscrit sa différence et surtout, dimension géologique de cet espace dont la description physique annonce déjà le glissement vers l’imaginaire : « ‘Tout est à l’échelle cosmique en ces lieux où la géologie et la métaphysique se mêlent en de multiples images qui vous laissent en mémoire une marque indélébile comme le sceau magique de la sérénité blanchie par les souffles purs de la genèse.’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 18) .

C’est le même imaginaire « sudique » qui incite les deux voyageurs à venir chercher dans le sanctuaire : « ‘une idée précise de leur destin’ » (p. 55) à travers « un songe favorable » (p. 57) . Ainsi, l’imaginaire est prise en compte de ce qui va advenir. Le voyage vers le Nord, « ‘aventure autrement périlleuse’ » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 55) suscite le besoin de rêve comme maîtrise de l’avenir. Un tel projet de voyage génère la nécessité du songe pour conjurer ce qui s’annonce déjà comme « ‘une écriture sinistre tracée par les doigts inexorables de ces deux diables. . . et d’autant plus incrustée dans les mémoires qu’elle suscitait autour d’elle des images de mort. ’» (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 56) .

Le propos de l’écriture est bien de narrer cet univers et les légendes qui l’habitent. Elle semble elle aussi jeter un dernier regard, à l’instar d’Agoun’chich, sur ce monde qui s’en va dans un flux engloutissant, à la fois marche du temps et de l’histoire et cataclysme naturel. Aussi, la dernière image rendue du Sud l’est dans une dimension mythique expressive de l’idée que l’écriture cherche à faire passer ici, celle d’un monde englouti mais aussi de la force de l’univers et de la nature « sudiques » « ‘Toute la nature s’engourdissait d’un bloc et l’on entendait des craquements sinistres au fond des gorges. Des vents violents balayaient le flanc des pics menaçant de déloger les roches les mieux scellées. Les grandes tempêtes duraient parfois des semaines ; elles arrachaient comme de vulgaires fétus les palmiers majestueux qui jalonnaient les oueds. Elles s’accompagnaient de pluies diluviennes qui emportaient tout sur leur passage. Les maisons de terre s’écroulaient, les arbres flottaient sur des torrents impétueux, mêlés aux cadavres des hommes et des bêtes’ » (Légende et vie d’Agounchich , p. 139-140) .

Double symbolisme de la destruction et de la régénérescence qui rejoint celui, maintes fois constaté, de l’écriture. L’écriture du flux et du courant souterrain situe le phénomène naturel dans un contexte symbolique et la description se confond avec la légende par le gigantisme de la vision restituée. L’envoûtement opère, la fascination prend toutes ses puissances et l’écriture mythique s’impose par là même. L’événement possède une structure cachée.

Cette vaste image de la nature en hiver se déploie en légende pour symboliser un monde en situation d’engloutissement où les êtres sont voués à n’être plus que des cadavres. Le monde à venir ne ressemble en rien à celui qu’Agoun’chich laisse derrière lui sans vraiment le perdre, puisqu’il part avec pour bagages essentiels les légendes et les croyances qui se rattachent à cet espace. Or, cette légende qu’il incarne, notamment par son choix d’être un « ‘errant magnifié par des visions sans borne.’ » (p. 138) est force protectrice dans un monde qui se transforme.

Cet effacement de l’espace « sudique » contient dans sa démesure même les germes de l’originel, du génésique. Se superpose une sorte de sens second et tout ce qui y advient a un sens plus ou moins caché. Par le symbolisme de l’eau, s’effectue la promesse d’une renaissance-résurrection. Au moment où le récit touche à sa fin, n’est-ce pas rappeler quel était le désir de l’écriture, à travers son propre désir narratif : faire renaître la légende et restaurer ce mythe dont il est dit : « ‘Il ne resterait d’eux qu’un mythe vague et fugitif impossible à reconstituer (les pièces maîtresses du puzzle de leur existence auraient depuis longtemps brûlé comme autant d’archives redoutables) . »’ (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 135) ?

Il nous semble que c’est en étant porté par une pensée et une esthétique identiques, pourchassant la pensée du système tueur, que Mémorial travaille à l’effondrement des forces destructrices et à l’étranglement des systèmes par la mise en scène de la lutte que leur livrent les forces de résistance et de libération :

« les maillons des chaînes se brisent (. . . )
se brisent à la médiane de l’interlope (. . . )
alors les endorphines déchaînèrent
en ses multiples corps
la ruée vers son être informe ;
des ancêtres masqués huèrent
l’ordonnateur des décrets, (. . . )
le Génie endémique les fourvoya,
loin de toute raison ;
les transplanta comme
s’il y eût eu en eux un formidable
foudroiement (. . . ) » (p. 24) .

La dimension spatio-temporelle, la présence élémentale, en particulier le feu, les puissances telluriques, les phénomènes naturels, un bestiaire fantastique nourrissent ainsi cette pensée de la trace, développée notamment dans Mémorial, travaillent la langue, le rythme et les images de cette poésie cosmique qui puise dans le terrien, le biblique et le mythique, sa propre profondeur pour rendre compte de l’opacité de l’être que la pensée du système et de l’absolu ne peuvent réduire. Dominée par la force du mythe à l’oeuvre dans la cosmogonie ou l’évocation des grandes figures de l’histoire humaine, l’écriture poétique jaillit des sources de l’humain dans sa relation/fusion avec la matière dans laquelle s’inscrit aussi l’histoire de l’Homme : « ‘l’être-ici, en toi, terre/flagellée par le Néant, /par les doutes et les redoutes (. . . )’ » (Mémorial , p. 37).

Ainsi, l’imaginaire est ici créateur de lieux communs. La pensée de la trace dessine et met en relation ces lieux communs par l’imaginaire de l’identité-relation, éclairant la dimension multiple de l’être qu’incarne cette « ethnie réelle » (Mémorial, p. 57) vers laquelle chemine le poème. Cette poétique de la relation, qui rejoint celle de l’oralité, où la fonction de l’imaginaire pousse à concevoir la globalité insaisissable de ce chaos-monde, est valorisation de la propension au changement. Elle s’inscrit contre les figements dans des essences ou des absolus identitaires qui sont alors balayés par le souffle indomptable et irréductible du monde qui anime la poésie de Mémorial.

Tel semble être le propos de Mémorial qui saisit « ‘dans le froissement des robes de la nuit plantureuse (. . . ) de la nuit somptueuse/où s’infléchit le poids de ta couronne, Ishtar.’ » (p. 53 et 57) , la complexité et l’irréductibilité de l’être, inscrit dans une vision universelle et essentielle, perçu en une pensée transculturelle. L’infini éclatement et répétition à l’infini des thèmes du métissage, du changement et de la multiplicité sont autant d’enrichissement de l’imaginaire.

À la fois réceptacle, creuset, les mots deviennent gardiens et pourvoyeurs de ce qui est menacé de disparition. Autrement dit, c’est dans la transmission, la répercussion, la tradition au sens étymologique, latin du terme, que s’inscrit le projet scriptural, même si l’oeuvre de Khaïr-Eddine est toute en ruptures et fragmentations.

Il est bon de noter ici que la conception de l’écriture analysée à travers le fonctionnement du texte et les éclairages qu’il donne parfois de lui-même ne se confondent pas avec une vision conservatrice et sclérosée de l’idée de transmission, de tradition mais s’entendent bien dans le sens de mouvement vivant, de présence dynamique, de chose en train de se faire qui se situe dans un perpétuel devenir que rend bien ce credo de « je » : « ‘Tout ce qui est en toi doit subsister pour donner lieu aux ondes ’» (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) . Voilà qui est au principe même de l’oralité telle qu’elle est étudiée ici. Tel est bien le travail incessant de l’écriture qui tente de faire « subsister » en elle, les images d’un univers enfoui en soi, « capables à elles seules de donner des textes miroitants »583.

Du corps à l’imaginaire en passant par la mémoire, ce troisième volet de notre travail s’est fait progressive investigation d’une expérience littéraire qui montre que si l’écriture de Khaïr-Eddine porte au plus profond d’elle-même une pensée et une esthétique marquées par l’oralité, celle-ci est loin de constituer un enfermement dans le singulier et le spécifique mais construit de bien des manières des passerelles avec l’universel.

L’oeuvre de Khaïr-Eddine rejoint ainsi la littérature, notamment maghrébine, inscrivant son engagement par rapport à la réalité humaine, la plus lointaine et la plus universelle et aussi la plus proche et la plus spécifique, dans la singularité, l’écart, la différence, la rupture, et « cette étrangeté féconde, dans un dialogue avec ce référent qui serait impossible depuis l’intérieur d’une clôture sur l’identique. Véhicule majeur de définition de l’Identité, la littérature ne vit que dans un vacillement des identités et de leurs marges. Toute délimitation rigoureuse des frontières signifierait la mort des champs culturels ainsi artificiellement délimités et enclos. »584. L’oeuvre de Khaïr-Eddine est le lieu même de cette dialectique, pointée ici.

Notes
567.

Pierre MACHEREY. A quoi pense la littérature ? . Paris : P. U. F.

coll. « Pratiques théoriques » , 1990, p. 183.

568.

Michel FOUCAULT. Raymond Roussel . Paris : Gallimard,

coll. « Le chemin » , 1963, p. 69.

569.

Maurice BLANCHOT. L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955.

570.

Pierre MACHEREY. op. cit. p. 188.

571.

Pierre MACHEREY. ibid. p. 61-62.

572.

Michel FOUCAULT. op. cit. p. 87. Voir aussi l’étude du Déterreur et

la question de la mort qui se cache derrière chaque page

blanche.

573.

Michel FOUCAULT. Naissance de la clinique. Paris : PUF,

1963, p. 145.

574.

Michel FOUCAULT. Critique , n° 195-196, août-septembre

1963, p. 764.

575.

Jean BURGOS. Op. cit. p. 35.

576.

Notamment d’un couple dans Corps négatif et Histoire

d’un Bon Dieu .

577.

Voir Tzvetan TODOROV. Introduction à la littérature fantastique. op.

cit.

578.

Abdelkébir KHATIBI parle dans Triptyque de Rabat

d’écrivain inventif au sens de non identifié par ses

contemporains. La non-identification, c’est faire le mort,

être masqué, en un désir de clandestinité mais en même

temps, il laisse des traces derrière lui.

579.

Michel FOUCAULT. Raymond Roussel . op. cit. p. 124.

580.

Nabile FARES. op. cit. p. 202.

581.

« Je leur raconterai des choses belles et fausses...Je serai considéré

grâce à mes mensonges » (p. 142-143) .

582.

En berbère : « ce qui sort de quelque chose » .

583.

In « Le retour au Maroc » . op. cit. p. 13.

584.

Charles BONN. « L’érotique du texte, la différence et l’étrangeté »

in Imaginaire de l’espace et espaces imaginaires. Publication de la

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Casablanca I, 1988,

p. 142.