CONCLUSION

Ce travail n’entend pas être une étude exhaustive ni de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, ni de la question des rapports entre oralité et écriture en littérature maghrébine. L’approche proposée est bien une lecture par laquelle nous avons pu entrevoir un certain nombre d’éléments mais le mystère de l’écriture reste entier.

Ainsi, au début de la présente étude, nous nous interrogions sur l’impact de l’oralité sur les stratégies scripturales dans l’oeuvre de Mohammed Khaïr-Eddine. Partant d’une saisie de l’oralité qui englobe aussi bien les dimensions anthropologique et linguistique que symbolique et esthétique, nous avons tenté de montrer comment celle-ci est à l’origine d’un projet de renouvellement scriptural et littéraire. Forme nouvelle et déroutante, cette écriture tend à renverser des habitudes de lecture.

Aussi, notre propos fut-il de présenter une approche de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, soucieuse de privilégier tout d’abord les stratégies scripturales par lesquelles l’écriture fraie son chemin vers une esthétique qui se veut à la fois contestataire, en révolte contre les normes traditionnelles et résolument novatrice.

C’est dans les formes scripturales, et non en arrière de ce qu’elles paraissent dire, ou à un autre niveau, que la première partie de ce travail a entrepris la recherche de l’esthétique produite par la littérature telle que pratiquée par Khaïr-Eddine et non celle qui, plus ou moins à son insu, la produit.

Fort de l’idée que le contenu n’est rien en dehors des figures de sa manifestation, celui-ci concordant avec ces figures, telles qu’elles se réfléchissent dans le mouvement qui les engendre, ce travail s’est mis en quête du processus qui s’élabore dans l’organisation textuelle et par lequel l’oeuvre fait jaillir une écriture différente.

Aborder la production littéraire de Khaïr-Eddine à travers les stratégies scripturales mises en place par l’oeuvre elle-même constituait un moyen d’accéder aux textes qui la composent, d’être attentif à ce qu’ils proposent en tant qu’écrits. Il s’agissait de confronter le corpus textuel à son propre champ scriptural, à sa mise en oeuvre qui détermine sa spécificité.

Cherchant à suivre les contours de cette oeuvre si ouverte à toutes les possibilités, nous avons essayé d’en dégager la force dynamique, contenue dans les termes choisis : protéiforme, métamorphoses et mouvements.

Nous nous sommes ainsi efforcée de comprendre comment la pratique scripturale de Khaïr-Eddine privilégie le texte dans une perspective transgénérique. Mettant l’accent sur l’hétérogénéité du corpus proposé, la notion de texte contient le brouillage des genres et le caractère multiforme de l’oeuvre vue en tant que somme et expérience de création, un lieu et un objet qui change et enfin, un travail de l’écriture.

Il s’agissait dès lors de rendre compte de quelques-uns des aspects les plus marquants d’une oeuvre qui s’est écrite tout entière contre les dogmes, notamment littéraires, qu’elle stigmatise à la fois dans sa vision du monde, son élaboration et sa pratique.

L’écriture devient alors dé/figuration en ce qu’elle ne cherche pas le figuratif et le représentatif, se nourrissant plutôt, de façon anthropologique de tout ce qui relève de la difformité et de la monstruosité. Donnant à voir ses manques, l’écriture introduit une faille abrupte où s’évanouissent les formes pures.

Nous avons tenté de montrer comment le principe de fonctionnement du récit : construction/déconstruction est au coeur de la figure sismique récurrente et centrale dans l’écriture de Khaïr-Eddine qui fonde l’oeuvre depuis Agadir. La figure du séisme instaure le texte comme lieu d’affrontement. À la fois multipliés, démultipliés, les récits éclatés apparaissent comme une stratégie de survie de l’écriture, véritable champ miné par de multiples pièges. Celle-ci s’accomplit à travers son dire éclaté, dans la simultanéité et l’instantanéité, auto-générant sa propre identité formelle.

Dans ce fonctionnement, les pièges du sens qui surgissent conduisent à la problématique de la parole dans son rapport avec la culture et l’identité premières, faisant toucher du doigt ce qui semble constituer un noeud essentiel de l’oeuvre et de l’expérience scripturale de Khaïr-Eddine.

Tous les textes analysés crient une impossibilité que l’écriture cherche pourtant à détourner en même temps qu’elle la nomme. C’est alors que les formes scripturales traversées par les questions de perte et de quête et par là même rendues incertaines, mêlées, inattendues, tendent à exprimer une recherche, un désir liés à celui de la parole.

Animée par des pulsions contradictoires, l’écriture chez Khaïr-Eddine se dessine en mouvement narratif toujours en expansion, repoussant toute forme narrative figée. Même dans ses piétinements, le champ récitatif aspire à l’ouverture et à l’existence. Puissant est le désir de perpétuer le récit et la parole ! Fuyant, insaisissable, il prend forme et réalité. La violence qui l’habite en fait l’expression de la mouvance et de la vie.

L’oeuvre comme « lieu fermé d’un travail sans fin » dégage un infini de l’oeuvre exprimé chez Khaïr-Eddine à travers la thématique de l’errance et de l’exil et du « toujours recommencé » . Ainsi, s’élabore et s’organise le texte dans le dynamisme des formes non statiques, ni arrêtées, analogue à celui de la vie, en un procédé qui semble retarder la fermeture de la création sur elle-même, la fin de l’oeuvre réalisée, tant celle-ci reste liée à la vie du créateur, sans doute.

Dans notre investigation de l’oeuvre de Khaïr-Eddine, nous avons tenté de suivre les mouvements de cette écriture à travers quelques aspects qui les constituent comme tels et dans lesquels se traduit la difficulté de mettre en forme une matière « archaïque » présente malgré tout. Celle-ci demeure confrontée à un désir ambivalent, d’expression et d’irréprésentation étayé par « la guérilla » et la non-écriture.

Transgressant les interdits de tous ordres et les convenances littéraires, reculant sans cesse les bornes du dicible, traversée par des mouvements contradictoires, l’écriture oeuvre ici à sa propre remise en question, provoquant le séisme au lieu même de son fondement.

Ainsi, « la guérilla linguistique » renvoie non seulement à une pratique textuelle, à un usage subversif de la syntaxe et à une problématique de la langue qui cachent un rapport au langage mais aussi à un projet littéraire et à la mise en place d’une esthétique où le sens et l’identité sont certainement en jeu.

Le questionnement tenté ici nous a permis de comprendre qu’au-delà d’une lecture qui a toujours interprété ce slogan propre à Khaïr-Eddine, en termes de contestation politique, d’agression et de subversion de la langue française, peut être envisagée une analyse de « la guérilla linguistique » placée dans le champ d’une mise en question de la création verbale. Émergeant dans l’espace même du dire qu’elle entend livrer à la violence du corps et du désir, « la guérilla linguistique » dérègle la langue, en faisant de celle-ci le lieu dialectique d’une esthétique du langage.

Or, cette esthétique fondée sur la violence la plus extrême est sous-tendue par une dimension autre qui conduit au désordre de l’écriture. « La guérilla linguistique » est alors invention d’un langage, objet détruit-reconstruit, qui se débat avec « le corps négatif » et la tyrannie de la langue. Ici, le geste du « creuseur d’abysses », « déterreur » de formes et de styles, qu’est le poète-guérilléro, s’effectue à même la chair des mots, à même le corps de la double langue, pour en extraire une parole en « perpétuelle dépossession » , à l’instar du corps. « La guérilla linguistique » serait ainsi l’acte par lequel l’écriture tente de conjurer cette dépossession de la parole - celle de « je » en particulier - pour la faire émerger dans l’espace de l’étrangeté et de l’extranéité de la langue.

Cette tentative menée au sein de l’écriture place « la guérilla linguistique » au lieu même de ce qui est perdu/retrouvé, celui d’une réalité sous-jacente, d’une présence à saisir dans les ratures dont l’écriture se couvre, comme autant de remises en question d’elle-même, comme si elle était traversée, du fait de « la guérilla linguistique », par un mouvement organique venant perturber ses structures.

Or, cette dynamique de forme et de mouvement, aussi puissance de transformation permanente se révèle dans sa paradoxale stratégie de création et de destruction, dans sa capacité de faire et de défaire, caractéristiques l’une comme l’autre dans leur contestation même de l’écriture en tant que telle. N’est-ce pas là le drame de cette oeuvre ?

L’enlisement constaté de l’énonciation met en évidence la mise à nu à laquelle se livre « l’écriture raturée d’avance » . Celle-ci joue toutefois de la pluralité constitutive du sens et de la forme du langage ; une transformation s’opère alors dans et par cette expérience scripturale.

En cherchant à rejoindre cet ailleurs auquel elle doit son émergence et sa métamorphose, à s’aventurer dans un espace qui la transfigure, l’écriture pénètre un lieu, celui-là même dans lequel elle s’origine, en proie aux violences, aux mutations et aux déchirements, pour affronter une interrogation/vérité jusque là insoupçonnées.

L’approche de cette densité scripturale, ainsi entraperçue par l’étude des stratégies déployées nous a mené vers la quête de l’oralité perdue qui travaille l’écriture et qui est en liaison étroite avec l’exigence répétée d’une parole plurielle et ouverte. N’avons-nous pas à chaque fois relever que le texte chez Khaïr-Eddine s’achève en ouverture, « s’inachève » en quelque sorte ? Le texte n’est jamais clos, le récit n’a ni début, ni fin, même si à chaque fois, nous avons dégagé un trajet saisissable. Il apparaît que ce dernier conduit immanquablement vers une parole qui reste ainsi en suspension comme en expansion, en devenir, sûrement

En nous attachant, dans la seconde partie de cette étude, à montrer comment la parole est mise en avant dans l’écriture, nous avons cherché aussi à pointer la tentative de cette dernière de se faire parole agissante. En décryptant la présence dans le texte de situations de parole en acte, nous avons eu à coeur d’analyser comment l’écriture est toujours à la recherche de la parole monologuée, dialoguée, émise par différentes voix, toujours en quête d’une énonciation active et dialogique et d’un rapport de communication.

De ce point de vue, tout porte à penser que l’importance du théâtre dans l’écriture de Khaïr-Eddine tient à ce qu’il est lieu d’élaboration de stratégies langagières, révélatrices et transformatrices des rapports. Le théâtre montre que la parole - et non seulement la langue - est soumise à des lois, à des règles du jeu que le discours théâtral utilise et exhibe, que le langage ne peut être compris que comme celui d’un locuteur en situation. Le théâtre est bien ce qui montre la question du langage, de l’énonciation, de la parole vive, de la parole en acte.

L’écriture de Khaïr-Eddine trouve dans le théâtre ce qui se pose à elle en tant que parole scripturale dans son rapport à l’action et à la liberté et incite à considérer le langage du point de vue de ces éléments. Il y a dans le théâtre la mise en forme d’une dialectique parole-action, où la parole est un facteur de changement dans l’action, et, par un choc en retour modifiant ses propres conditions de production. Telle est la problématique même de la parole telle qu’elle se déploie dans l’écriture de Khaïr-Eddine.

Espace de contradictions, à la fois aire de jeu et mime du réel, signe et référent, le théâtre chez Khaïr-Eddine participe d’une démarche artistique, esthétique, scripturale qui montre le langage en situation imaginaire, certes, mais visible et concrètement perceptible.

Dire et faire au théâtre revient au même. L’accent y est mis sur les conflits de langage, les stratégies du discours, le travail de la parole des personnages et la manière dont cette stratégie retraite et remodèle à tous les instants la situation de parole et les rapports des protagonistes. Le théâtre montre à l’aide du langage la dynamique propre des rapports humains, telle que l’exhibe la stratégie des actes de parole.

Or, dans sa tentative de se faire parole vivante et en acte, l’écriture de Khaïr-Eddine se place dans un entre-deux, entre oralité et écriture. Ceci induit un processus dans lequel la littérature pratiquée ici se situe plus dans des failles, des plaques sismiques, dans un espace constamment en mouvement et en proie au phénomène tellurique.

Alors que l’écriture est organisation, structuration, maîtrise, elle fonctionne chez Khaïr-Eddine à contrario, elle est déconstruction, déroute, dérive en tant que système et ordre écrasant. Toutefois, elle révèle aussi un paradoxe : celui d’être un Dire fondateur. C’est justement l’émergence de l’oralité qui contribue à cette entreprise de déconstruction/construction de soi et de l’oeuvre.

Cet aspect d’une parole scripturale qui s’en prend à la parole normative, participant à l’avènement d’une parole autre, n’en constitue pas moins un acte de destruction, de non-dire et de non-savoir qui revêt une dimension tragique. L’écriture s’installe alors dans l’absence d’une parole, dans les silences d’une oralité qui se situerait alors dans cet espace entre le dire et l’écrire.

Nous avons vu comment les manipulations, les déformations, les altérations et les créations dans la langue, dont nous avons donné maints exemples dans l’oeuvre, brouillent les distinctions génériques classiques et ouvrent le champ scriptural à l’oeuvre de l’oralité, obligeant à s’interroger à la fois sur la notion même d’écriture, de production du sens et de l’ordonnancement des savoirs.

Cette parole agissante, tellement présente, théâtralisée, recherchée, rêvée, fantasmée, arrachée de haute lutte construit dans la trame de l’écriture une relation et une interaction avec l’espace de l’oralité et son discours. En effet, en cherchant à libérer la syntaxe et, par là, à libérer le langage de sa valeur exclusive d’outil de communication, cette stratégie dévoile ce qui résiste au système de la langue de communication et de représentation parce qu’indicible, irreprésentable.

Il s’agit de donner à entendre une altérité radicale qui n’est pas tant celle d’une langue étrangère que celle de l’étrangeté même de la langue, et en premier lieu de la langue dite « maternelle » . En ce sens, l’écriture permet de voir que le passage de l’oral à l’écrit est lui-même en corrélation avec le vécu d’un autre passage relevant de la symbolique familiale et sociale et ayant sans doute un rapport avec le maternel et le paternel.

Ainsi, se dessinerait dans une figure du continu, un corps scriptural, matriciel, manifestant sans doute le désir de fusionner avec un autre corps, celui de l’espace « sudique » : corps et parole profondément liée à la mère, si présent dans toute l’oeuvre de Khaïr-Eddine. L’écriture, parole unificatrice donc, permettrait la réalisation de cette fusion ou sa tentative, tout en assurant sa permanence. Khaïr-Eddine ramène à la surface du langage des choses indicibles et rehausse au niveau de l’écrit la langue de l’oralité.

L’écrivain tente de trouver une autre voie/voix mais ce qui ne trouve pas de mots pour se dire, c’est souvent ce que la société n’a pas cru devoir retenir du vécu foisonnant de l’enfance, qui se rattache au « corps inaugural » , tout ce qui n’a pas eu droit de cité et qui pourtant conserve un immense potentiel créatif, ces couches profondes laissées en jachère sont aussi les plus innovatrices.

L’écriture de la parole-mère serait révélation d’un vide situé entre l’absence définitive et la présence totale, sans être ni l’une, ni l’autre. Au vu de nos analyses, Il nous paraît que ceci se fait dans la violence de l’écriture qui introduit nécessairement l’idée soulignée d’une présence qui se manifeste aussi au niveau symbolique, qui dit la séparation et l’absence d’une parole dont l’écriture garderait les traces qui la pervertissent en tant que telle. Nous serions alors dans quelque chose de très complexe, énonçant à la fois la vie et la mort de l’oralité mais qui n’en pointe pas moins la force de la parole qui travaille l’écriture décryptée ici.

En abordant aussi bien les procédés, les figures et la symbolique qui s’y rattache, cet aspect de notre travail a cherché à montrer que le discours de l’oralité se manifeste dans l’écriture de Khaïr-Eddine à divers niveaux. Servant de point de départ et de référence, l’oralité conduit vers l’écriture de la modernité. Le renversement des valeurs morales et artistiques est mis en parallèle avec celui de l’écriture, de la littérature et du langage. Cette forme de gestion de l’oralité vient alimenter l’écriture qui emprunte mais aussi détourne et métamorphose cette oralité qui s’inscrit en tant que discours, rhétorique et esthétique.

Si le «il était et il n’était pas» traduit l’ambivalence du rapport avec la culture de l’oralité, il figure aussi le mouvement dans lequel l’écriture cherche à l’inscrire. Il manifeste également la tentative de faire sortir l’oralité de la « momification » et de la rendre vivante dans le champ de l’écriture, même si ce n’est pas son lieu. Si la remise en question caractérise ce rapport à l’oralité, en tant que lieu de l’identité, il reste que cette remise en question sert aussi les stratégies scripturales de Khaïr-Eddine, contribuant ainsi à sa dynamique et à sa réalisation.

L’oralité prend place dans quelque chose qui est, sans doute, en contradiction avec l’écriture mais dont les structures travaillent néanmoins cette écriture qui se veut « organique » et traversée par le mouvement même de la parole. Nous avons analysé la présence de celle-ci, notamment dans le théâtre et la poésie lesquels figurent bien le pont entre ce qui est et ce qui n’est pas.

L’intrusion de la structure orale dans le champ scriptural relève de cette dynamique fondamentale qui meut l’écriture, empreinte de beaucoup de violence et de révolte, entre ce qui est et ce qui n’est pas, car l’oralité s’inscrit, s’énonce dans sa propre mort, la parole disparaît dans l’acte qui la produit, ici dans l’écriture.

Le trajet de la tradition orale à l’écriture constituerait ainsi un rite de passage. L’éloignement serait fondateur de l’écriture de l’oeuvre où surgirait la question de la dépossession en tant que détournement d’éléments appartenant à l’oralité mais en même temps subversion de l’écriture par cette intrusion. L’oralité vient nourrir l’oeuvre, est génératrice de textes qui disent en même temps sa perte.

Ainsi, l’écriture semble rendre compte de ce processus dans lequel elle se dessine elle-même comme éloignement, lieu d’exil, perte d’un rapport privilégié avec l’univers de l’oralité. N’affirme-t-elle pas le dessaisissement que figure la nomination poétique en même temps acte de création, tout d’abord de soi ? Ce développement de soi reste tributaire de cette rupture avec l’ordre de l’oralité.

Dès lors la faille qui traverse l’oeuvre de Khaïr-Eddine est à mettre en rapport avec la constitution même du Dire qu’elle énonce comme lieu d’une tentative à la fois nécessaire et impossible, celle d’exprimer une oralité, nécessairement et irrémédiablement perdue dans l’espace de l’écriture. Ce que révèle l’expérience littéraire de Khaïr-Eddine c’est à travers les creux et les manques de sa parole d’écriture, l’espace vide, l’absence même qui s’y inscrit, parole porteuse de sa propre inquiétude ; absence d’où l’écrivain tente de parler, par laquelle son oeuvre et sa vie communiquent.

C’est pourquoi la troisième partie de cette recherche avait pour objet de réfléchir sur ce qui apparaît paradoxalement à la fois comme un écart et un lien dans ce trajet de l’oralité à l’esthétique scripturale. Ce qui travaille le langage de l’oeuvre contient au plus profond de son déploiement les marques de son lieu d’origine et d’initiation, le « corps inaugural » qui renvoie à l’espace culturel, linguistique, identitaire du Sud marocain, dans lequel le parler maternel berbère a imprimé, de façon irrémédiable ‘« ce qui ne pourra s’effacer dans aucune autre langue apprise, même si ce parler inaugural tombe en ruine et en lambeaux.’ ». 585 .

Le manque semble ainsi être au fondement même de la relation oralité-écriture. S’il s’inscrit dans l’insuffisance du langage que la parole en acte tente de combler, le manque évoqué peut correspondre aussi à un « hiatus » allant jusqu’au rejet de la fonction communicative du langage, jusqu’au refus de la parole. Il faut alors rechercher dans cette absence les signes d’une obsession douloureuse, dans cette vacuité de la parole, le trop-plein d’une présence sourde et essentielle.

Or, il nous a semblé que c’est dans l’acte d’écrire le corps que se révèle la double déchirure de la chair et celle du langage, le corps s’installant dans les mots en même temps que ceux-ci s’ouvrent au corps dans l’aventure risquée de l’accès à soi et à l’Autre.

C’est aussi la raison pour laquelle, nous avons insisté sur la tentative de l’écriture de se faire voix. L’importance de la voix dans l’écriture de Khaïr-Eddine est sans doute à rattacher à la valeur de celle-ci, non seulement dans l’univers et le discours de l’oralité, mais aussi à ce qui constitue le mystère paradoxal de la voix, qui plus est dans le champ de l’écriture, de s’inscrire au lieu même du corps de l’être tout en lui donnant corps.

Or, tout texte ici semble comme le produit de cette « imagination éventrée » qu’évoque en l’occurrence Corps négatif (p. 84) , l’acte scriptural mis en scène dans l’écriture même, s’assimilant à une éventration, à un accouchement brutal et à un évidement violent. Le corps négatif ainsi expulsé par l’écriture se transforme en cri insupportable, figurant alors l’intolérable mais est aussi un corps en oeuvre par le processus même de la création.

Le Dire qui s’énonce dans cette oeuvre porte donc les marques d’une absence et d’un manque qui sont l’un et l’autre à la fois rattachés à l’être en tant que tel et à l’individu inscrit dans une mémoire personnelle et collective et dans un espace linguistique, culturel et identitaire.

Nous avons essayé de le montrer à plusieurs reprises, les défaillances du discours, son dysfonctionnement, ses lacunes et ses manques obligent à remonter vers le refoulé, le déplacé et le travesti dans l’énergie d’une mémoire blessée et douloureuse. Les mots parlent d’autre chose, d’une chose autre. En même temps, ils pointent l’interdit et la libération dans lesquels s’inscrit toute parole.

S’impose la nécessité de renouer constamment un dialogue entre les parties les plus profondes, les plus inconscientes et les plus élaborées de soi, y compris celles qui sont projetées, en avancée dans un idéal de soi. Telle est la tentative de l’écriture du « je » : mettre en avant le noyau organisateur de la création qui est à la fois, indissolublement le vécu de son propre corps et le corps de l’oeuvre qui l’inscrit et l’organise dans l’espace.

Aussi, l’écriture fragmentaire si caractéristique de cette oeuvre traduit à travers la discontinuité, la rupture, la fracture, la mutilation, la violence et la blessure, l’informe qui travaille contre toute forme finie et définie, tout en témoignant de la dislocation et du déplacement de la pensée.

Écrire à partir de ce qui ne se dit pas ou plus entraîne cette écriture fragmentaire, expression d’une impossibilité à lier, à assembler les morceaux, à assurer unité et continuité - même si la fonction structurante de l’écriture apparaît nettement - mais expression aussi d’un refus et d’une affirmation.

De ce point de vue, l’oeuvre de Khaïr-Eddine est le lieu d’émergence d’une vérité littéraire mais qui se poserait elle-même comme un véritable écheveau. L’oeuvre est ainsi porteuse d’une expérience radicale laquelle reste commune à toute la littérature en tant qu’expression d’un rapport fondamental au langageet ouverture sur un espace singulier.

Cette expérience dégage une pensée qui accompagne l’oeuvre et coïncide avec une incessante réflexion que la littérature effectue sur soi en même temps qu’elle produit ses textes. En introduisant dans la parole scripturale la force de son imaginaire, l’écriture de Khaïr-Eddine révèle son effet proprement philosophique qui désagrège tous les systèmes de pensée, en faisant passer entre eux le mouvement d’une réflexion polyphonique, commune et partagée, qui procède de la circulation libre des schèmes énonciatifs et narratifs et des images. Nous avons essayé de montrer que c’est l’émergence de l’oralité dans l’écriture qui ouvre cette possibilité.

Retenons que le rapport spécifique de la production littéraire de Khaïr-Eddine à un espace culturel et identitaire, tel qu’il procède du libre jeu de ses formes et des diverses modalités de son énonciation, avec la dimension de gratuité ludique qui le caractérise, est essentiellement critique. Au moment même où la littérature, notamment maghrébine de langue française, réfléchit ses propres discours, s’installe dans cette réflexion une distance interne, interdisant de les identifier à des systèmes de pensée déterminés, définitivement refermés et repliés sur eux-mêmes.

L’oeuvre de Khaïr-Eddine rend compte du désordre du sens à travers celui du langage et la (dé)construction scripturale car le séisme n’est pas uniquement d’ordre extérieur mais aussi intérieur. Il fait voler en éclats toutes les conventions, y compris celles qui touchent la parole, l’écriture et la littérature.

N’est-ce pas à « l’ouverture » du langage-cadavre que procède l’écriture de Khaïr-Eddine ? Lorsqu’il nomme « la fonction organique de l’écriture », le regard anatomique de Khaïr-Eddine ne désigne-t-il pas le corp(us) des mots ? Espace du corps, espace des mots, espace des choses, triple éclatement qui vide langage et réalité de leur substance vivante. La littérature telle que Khaïr-Eddine la pratique donne à voir les choses du point du vue de leur mort, tendant ce mortel miroir dans lequel le réseau des êtres et des choses se dénoue.

Tous les textes auraient pour objet la non-adhésion du langage à soi, l’écart qui sépare toujours ce qu’on dit de ce qu’on en dit et de ce qu’on en pense : ils font apparaître ce vide, cette lacune fondamentale, elle-même manifestation d’un lien impossible à défaire qui rattache l’écriture à une parole qui cherche à dire quelque chose qui est sans cesse menacée de mort. N’est-ce pas là le propre même de la littérature quand elle travaille à partir de la faculté du langage de s’absorber en sa propre absence, de s’abolir ?

Dans cette expérience singulière, la littérature se présente comme une mise à l’épreuve, une interrogation, portant sur les conditions de possibilité du langage. La littérature telle que nous l’avons appréhendée ici, ramène le langage à lui-même, en montrant qu’il dit ce qu’il est. Elle reconstruit l’espace à l’intérieur duquel il se meut, elle instaure un jeu dans le système de ses significations, qu’elle rature, dévie, enraye.

Autrement dit, la littérature montre ici la rupture à travers la marche dérangée du langage. L’impossibilité constatée renforce ainsi la violence et l’incohérence de l’écriture, la difficulté de la parole à se dire, à se formuler parce qu’elle a été mutilée à l’origine. Entre la résurgence d’un passé toujours présent et la tentation irrésistible de l’exil, l’écriture de Khaïr-Eddine semble à jamais portée par l’écho et la nostalgie de l’ailleurs. C’est pourquoi le silence en jeu avec la parole est aussi silence de la mémoire, silence de l’éternité et silence de l’écriture qui cherche ses mots. C’est enfin, le silence de la mort contre laquelle l’écriture et la littérature mènent une lutte à mort !

La parole scripturale apparaît comme une nécessité vitale. C’est sans doute la raison pour laquelle toute fin de récit, tout arrêt de création-narration, toute cessation de la parole correspond chez khaïr-Edine à la mort. Nous comprenons alors pourquoi la littérature telle que pratiquée par Khaïr-Eddine, constitue la revendication criarde de sa propre existence et pourquoi son oeuvre littéraire fait de la rébellion le sens d’une vie.

Ainsi, l’écriture de Khaïr-Eddine s’inscrit dans la perspective d’une littérature de l’excès, soutenue par une logique de profanation à laquelle elle a emprunté ses principes destructeurs. Elle entretient avec la réalité un rapport agressif, d’emblée négateur, criminel mais du même coup, l’acte d’écrire s’est trouvé aussi remis en question dans ses réquisits fondamentaux : car pour effectuer la révélation d’une parole autre la littérature a dû dérégler son ordre propre.

Certes, une lumière sombre surgit de l’oeuvre de Khaïr-Eddine dessinant les contours d’une pensée nocturne et désespérante, terriblement inquiétante parce qu’elle parle d’une perte, d’une dépossession historique, identitaire, d’une « catastrophe ». La recherche sur l’oralité et les stratégies scripturales entreprise ici donne à voir le vide d’une absence ; en parlant de la mort, l’écriture dit que tout est voué à disparaître. N’est-ce pas ainsi qu’il faudrait lire Légende et vie d’Agoun’chich ? En suivant les chemins de l’histoire, on parvient au fond des choses, jusqu’au point où tout doit disparaître. Le devenir, l’immanence, la mort s’enchaînent dans ce sens.

Cependant, émerge cette idée que l’origine fonde l’identité dans la rupture, l’errance et l’exil. C’est ce que dégage l’écriture qui tente de retrouver le lien perdu à travers la chaîne fragile des mots. L’écriture est alors « fissure » et comblement de cette « fissure », évoquée dans Légende et vie d’Agoun’chich.

De l’absence naît la présence. L’oralité et son monde sont dans l’écriture de Khaïr-Eddine à l’instar de ce que Mallarmé rapporte de son éprouvante expérience poétique dans Divagations : « ‘Je dis une fleur... l’absente de tout bouquet.’ »  . Tel est aussi le sort de l’oralité. La dire, c’est non seulement la dire en son absence, mais c’est la dire absente, pour dire qu’elle « est » cette absence et par là même la faire apparaître.

À chaque fois que surgissent tout empêchement, toute difficulté à l’accomplissement de l’acte d’expression et de création, il se produit un réveil de l’écriture sans cesse poussée par l’obsession double de sa mort, d’où l’importance de l’obstacle, de la menace, de la censure, de la perte et aussi de sa survie, de sa continuité. Aussi, le texte et l’écriture deviennent-ils projection dans l’espace et le temps, marche incessante et inachevée.

À travers cette quête, l’oeuvre de Khaïr-Eddine, à la fois si fragmentée dans ses formes et pourtant tellement homogène dans son unicité thématique et surtout dans sa quête scripturale, établit un dialogue avec l’art et la littérature. Écriture sismique et génératrice de formes nouvelles, elle est tout entière traversée par un désir puissant d’échapper à un devenir fatal, mue par un refus fondamental du néant et de la mort. C’est pourquoi la lecture de l’oeuvre de Khaïr-Eddine dont découle le présent travail s’est effectuée dans l’écoute d’un dire qui ouvre sur des espaces multiples. N’est-ce pas le propre de la création que de permettre une telle possibilité ?

Notes
585.

Abdelkabir KHATIBI. Maghreb pluriel . op. cit. p. 191-1992.