PREMIÈRE PARTIE :
DILEMME DE LA COMMUNICATION
ET DE L’APPROCHE RÉCIPROQUE

CHAPITRE 1 : QUI PARLE ? L’ÊTRE DE LA PAROLE ET SA PORTÉE ÉLOCUTOIRE

1. De la représentation à l’effacement des interlocuteurs

Les personnages de l’oeuvre fictionnelle de Maurice Blanchot ressemblent à cette “image” qui, dans Au moment voulu, traverse l’esprit du narrateur “la nuit, dans le Sud”, quand il se lève.

‘« Une image, mais vaine, un instant, mais stérile, quelqu’un pour qui je ne suis rien et qui ne m’est rien — sans lien, sans début, sans but —, un point, et hors de ce point, rien, dans le monde, qui ne me soit étranger. Une figure ? mais privée de nom, sans biographie, que refuse la mémoire, qui ne désire pas être racontée, qui ne veut pas survivre ; présente, mais elle n’est pas là ; absente, et cependant nullement ailleurs, ici ; vraie ? Tout à fait en dehors du véritable. »26

Cette présence s’avère bien singulière. Elle ne s’origine pas, loin s’en faut, dans les descriptions de traits physiques ou psychologiques. Si les personnages sont toujours inévitablement, selon Paul Valéry, des “vivants sans entrailles”, des êtres de langage, couleur d’encre et de papier, ils apparaissent dans l’oeuvre de l’auteur encore moins pourvus de consistance mais, paradoxalement, leur présence peut se faire ressentir d’une manière insistante.

Qui sont ces personnages qui souvent déambulent dans les chambres, dans les couloirs ? Ils semblent manquer de corporéité, néanmoins, ils s’écoutent, s’épient, tentent de se dire, acceptent même parfois de se “prêter à un rôle”, aux “apparences de la vie raisonnable”27 ou bien se perdent, se transforment, se confondent avec les éléments naturels28 ou les demeures alentour. En eux, il ne se réalise pas d’équilibre entre les exigences de l’individu — exigences qui le définissent de l’intérieur, qui lui confèrent un certain “caractère” — et les nécessités de la vie sociale qui le définissent du dehors. Ils ne possèdent pas toujours un nom, un titre, une fonction, peu d’occupations. Nous ignorons leur passé. Ils s’effacent. L’éviction de leur propre personne peut s’effectuer dans le temps d’un dialogue difficile. Dans Thomas l’obscur, Anne “‘paraissait s’adresser à Thomas, mais le seul fait qu’elle s’adressait à lui empêchait de discerner son véritable interlocuteur’.”29

A la fin de L’Attente L’oubli, il semble que les voix soient de plus en plus détachées du corps ; cependant, aucun désir de transcendance n’est réellement exprimé. Cette aporie de la représentation ne permet pas de qualifier le récit d’abstrait dans le sens où les mots se videraient totalement de leur contenu, de leur signification.

Dans l’oeuvre de Samuel Beckett, l’absence de signification se traduit par la parole et crée un malaise. Il n’en est rien dans celle de Maurice Blanchot, la parole n’est pas dénuée de sens ; cependant, le récit, tout comme les êtres qui le peuplent, devient quasi impersonnel.

Les incipit ne narrent pas le commencement d’une histoire. Nous sommes d’emblée plongés dans celle-ci comme si elle avait “toujours déjà”30 commencé.31

La voix, elle-même, de ces êtres privés de particularités individuelles, privés de leur “fixité d’être”32, est parfois qualifiée de “pauvre”33. Celle du chant de Claudia, l’un des deux personnages féminins de Au Moment voulu , plus proche de ce qui se tait, saisit le narrateur subrepticement. Elle chante “en blanc”. Quelque chose de très dépouillé se fait entendre. C’est quand elle “laissait très peu entendre”34 que le narrateur lui accorde quelque intérêt.

‘« Des voix liées harmonieusement à la désolation, à la misère anonyme, j’en avais entendu, je leur avais prêté attention, mais celle-ci était indifférente et neutre, repliée en une région vocale où elle se dépouillait si complètement de toutes perfections superflues qu’elle semblait privée d’elle-même : juste, mais d’une manière qui rappelait la justice quand elle est livrée à toutes les fatalités négatives. Instants peut-être courts ; certes, rien d’émouvant ni d’intéressant ».35

Cette voix relate peut-être un passé lointain. Elle n’annonce rien, ne signifie rien. Elle renvoie plutôt à une terra incognita, une zone d’ombre désertée du sens dont elle aimerait être porteuse. C’est une phonè désarmée. Elle est peut-être “‘à la recherche de quelque chose qui fût le début, l’espoir de son propre chant.’”36

Le chant replié sur lui-même s’intitule : Es fällt kein Strahl. 37* Le titre allemand, cette absence de rayons, cette absence de lumière renforcent l’étrangeté du chant. Nous devrions préciser : “le chant à venir”.

‘«  Sa voix était merveilleuse, d’une extraordinaire retenue : elle aussi avait replié ses ailes, et son vol, retranché au sein d’un élément plus rare, son vol se poursuivait à la recherche du seul bonheur de chanter, tandis qu’elle-même attendait, affirmait, impassible, que le chant ne commencerait pas. »38

Ce chant aurait-il ainsi quelque parenté avec le chant des Sirènes ? L’auteur nous rappelle que celles-ci ne chantaient pas, ou du moins pas encore, “leurs chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir”39 conduisent à un au-delà, au “pas au-delà”40 où ‘« il n’y avait plus qu’à disparaître, parce que la musique, dans cette région de source et d’origine, avait elle-même disparu plus complètement qu’en aucun autre endroit du monde [...] chant de l’abîme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abîme et invitait fortement à y disparaître. »41

Ulysse, attaché au mât d’emplanture, ne ressortira pas triomphant de son aventure privée de risques puisque le chant “impossible” qu’il désirait entendre si ardemment devient un chant humain. Il va désormais naviguer dans le récit :

‘« Elles l’attirèrent là où il ne voulait pas tomber et, cachées au sein de l’Odyssée* devenue leur tombeau, elles l’engagèrent, lui et bien d’autres, dans cette navigation heureuse, malheureuse, qui est celle du récit, le chant non plus immédiat, mais raconté, par là en apparence rendu inoffensif, ode devenue épisode. »42

La voix, le “Je” qui parle, peuvent être rapprochés du “Je” qui narre dans la mesure où celui-ci tend vers un point étranger, : « ‘“ce point” était la passion en ce monde, et la passion du monde ne pouvait que chercher ce point.’ »43

Une certaine voix devient impossible au coeur de la parole. Absente du discours, elle nous plonge vers un au-delà ou un en deçà qui échappe à toute préhension.

C’est encore Claudia qui affirmera avec violence au cours d’un dialogue étrange avec le narrateur “‘sur le ton de l’ironie la plus dure. Je parle’ !”44 Cela devient “‘un mot humain ordinaire [...]. C’était privé de sens’”45. Seule la voix semble requérir, à ce moment là, celui qui l’écoute. Elle fait naître chez le locuteur et l’allocutaire un frisson, une peur, comme si cette voix, trahie forcément par le dicible, révélait sa défaillance. La séduction ne s’opère pas par le grain, la coloration de la voix, l’aspect d’un corps, d’un visage mais par le mystère qui s’en dégage et qui exerce un curieux pouvoir sur l’autre. Les traits physiques se réduisent à quelques linéaments très insuffisants pour présenter une image de la personne.

Au début de Au moment voulu , le narrateur arrive chez une amie, Judith, qu’il n’a pas vue depuis longtemps. Il la trouve “étonnamment peu changée”.46 Nous apprendrons peu de choses sur son aspect physique, sinon qu’ « ‘elle était parfaitement la même, non seulement fidèle à ses traits, à son air, mais à son âge : d’une jeunesse qui la rendait étrangement ressemblante. ’» 47

La focalisation interne offre ici un champ à tout le moins très restreint. Il est difficile de se représenter Judith dans ces conditions. De la même façon, pour présenter Claudia, le narrateur insiste sur l’impression ressentie de visu et non sur la description des traits.

‘« Elle avait le visage le plus fin, je veux dire que les traits avaient une sorte d’enjouement et d’extrême fragilité, comme à la merci d’un air autre, plus concentré, intérieur, et que l’âge ne demandait qu’à durcir. Mais c’est justement ce qui n’avait pas eu lieu, l’âge avait été étrangement réduit à l’impuissance. »  48

Le personnage manifeste surtout sa présence par celle de sa parole. Loin de faire concurrence à l’état civil, loin de nourrir “les archives de l’histoire des moeurs”,49 il demeure seulement à la merci d’événements contingents.

Notes
26.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, Gallimard, Coll. ’L’imaginaire’, [1951, 1979], 1993, pp. 151-152.

27.

Maurice Blanchot, Au moment voulu , p. 54.

28.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, nouvelle version, Gallimard, Coll. ’L’Imaginaire’ [1950], 1992, pp. 11-12 : Thomas nage et se confond à la mer : la vague devient son bras.

Maurice Blanchot, Aminadab, Gallimard, coll. ’NRF’ [1942], 1991, p. 227 : Lucie se confond avec la demeure.

29.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 63.

30.

L’auteur juxtapose souvent ces deux adverbes. Nous y reviendrons dans le deuxième chapitre, lorsque nous évoquerons la répétition.

31.

Quelques exemples d’incipit :

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 7 : ’En l’absence de l’amie qui vivait avec elle, la porte fut ouverte par Judith.”

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, Gallimard, Coll. ’L’Imaginaire’ [1957], 1992, p. 7. ’Dès qu’il me fut donné d’user de ce mot, j’exprimai ce que j’avais dû toujours penser de lui : qu’il était le dernier homme.’

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, Gallimard, Coll. ’L’Imaginaire’ [1953], 1993, p. 7. ’Je cherchai, cette fois, à l’aborder.’

Maurice Blanchot, Aminadab, p. 7. ’Il faisait grand jour. Thomas qui jusque-là avait été seul vit avec plaisir un homme d’aspect robuste, tranquillement occupé à balayer devant sa porte.’

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 9. ’Thomas s’assit et regarda la mer.’

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, Gallimard, Coll. ’NRF’ [1962], 1991, p.7. ’Ici, et sur cette phrase qui lui était peut-être destinée, il fut contraint de s’arrêter.’

Maurice Blanchot, Le Très-Haut, Gallimard, Coll. ’L’Imaginaire’ [1948-1975], 1988, p.9. ’Je n’étais pas seul, j’étais un homme quelconque. Cette formule, comment l’oublier ?’

32.

Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, Librairie Arthème Fayard, 1982 et Radio-France, 1982, Coll. “Biblio Essais”, pp. 40-41. Nous reviendrons sur cette absence de “fixité d’être” lorsque nous évoquerons, dans la deuxième partie, la voix de la neutralité et la notion de l’ “Il y a”.

33.

Maurice Blanchot, Au moment voulu p. 69

34.

Ibid.

35.

Ibid., pp. 68-69.

36.

Ibid., p. 70.

37.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 71.

38.

Ibid., p. 71.

39.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 9.

40.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, Coll.’NRF’, [1973], 1992, p.8. C’est le titre du premier essai fragmentaire de Maurice Blanchot. Dès le début du livre, l’auteur conduit ’le pas au-delà [...] hors du temps’.

41.

Maurice Blanchot, Le livre à venir, pp. 9-10.

42.

Ibid., pp. 11-12.

43.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 145.

44.

Ibid., p. 120.

45.

Ibid.

46.

Ibid., p. 8.

47.

Ibid., pp. 8-9.

48.

Ibid., p. 10.

49.

Propos de George Sand au sujet de l’oeuvre de Honoré de Balzac.