3. La faiblesse, le “pleurement sans larmes” 54

La maladie est plutôt le signe avant-coureur originaire d’une étrange douleur. Elle devient faiblesse, fatigue. Mais, curieusement, cette fatigue génère une force, une douceur, décuple l’attention, enthousiasme celui qui l’éprouve. Dans l’échange qui ouvre L’Entretien infini, c’est elle qui fait parler les deux protagonistes, “‘c’est tout au plus la vérité de la fatigue. La vérité de la fatigue, une vérité fatiguée.’”55

La fatigue devient celle de la pensée, de la parole. Les interlocuteurs ne parlent pas de leur préoccupation mais du “‘léger souci au sujet de l’entretien insouciant’.”56

L’épuisement provient également du procès de l’entretien. Dans Celui qui ne m’accompagnait pas, le narrateur décrit avec beaucoup de sagacité l’incidence infime provoquée par l’échange.

‘« Que pouvais-je lui donner ? Un geste, un pas encore, un soupir, un dernier soupir ? Ou bien ses propres paroles que j’aurais désiré maintenir définitivement à l’écart, mais qu’il ressaisissait inlassablement, comme si en elles fût demeuré un reste de vie qu’il voulait réduire encore pour m’en désapproprier, afin que rien ne me restât qui me fût propre ? [...] Oui, je trouve étrange de m’entretenir avec vous, étrange d’y parvenir, étrange d’en rester là ; pourquoi cela me coûte-t-il tant de forces ? Pourquoi ce qui me coûte tant, dois-je m’y consacrer sans relâche, sans le désirer, sans en rien attendre ? Est-ce que je vais continuer à bavarder avec vous ? Cela m’épuise, cela ne m’épuise pas. »57

Une souffrance énigmatique, inavouée, trouble parfois le personnage, ne sollicite aucune compassion, excède ce que le corps ou la conscience ne peuvent contenir.

Dans Le Dernier homme , le narrateur observe et questionne la souffrance du “professeur”. L’amie de ce dernier pressent qu’il faudrait lui procurer une pensée, l’atteindre pour qu’il puisse “ressaisir la douleur”, la souffrance non soufferte. Il est plusieurs fois question de cette douleur non assumée58. Elle témoigne de l’omniprésence d’un vide, de quelque chose qui ne peut s’éprouver, d’une absence qui habite l’être. Cette douleur devient existentielle. Elle atteste la défaite de la métaphore d’une absence. Elle occupe la place de l’impensé, d’ « ‘une réserve et comme un lieu qui serait une sorte de non-pensée, inhabitée, inhabitable, quelque chose comme une pensée qui ne se laisserait pas penser*. ’»59

Cette souffrance inapte à se laisser souffrir, c’est aussi celle que connaît l’homme de La maladie de la mort de Marguerite Duras.

‘« Il y a en vous des sanglots dont vous ne savez pas le pourquoi. Ils sont retenus au bord de vous comme extérieurs à vous, ils ne peuvent pas vous rejoindre afin d’être pleurés par vous. »60

Chez Marguerite Duras, “le pleurement sans larmes” est lié à la présence de quelque chose qui déborde la parole, à la difficulté de trouver les mots idoines, à l’inconnaissable qui précède la parole ou qui en constitue la butée. Chez Maurice Blanchot, il est également lié au fait que “‘nous parlons sur une perte de parole — un désastre imminent et immémorial’”.61

Il y aurait au sein de l’énonciation une résistance quasi proleptique, comme si la parole engendrait un léger mouvement de déni qui ne relève pas de la contention puisqu’elle ne peut être décelée.

Dans Le Dernier homme, le narrateur s’interroge avec beaucoup de sagacité et de discernement sur la souffrance du “professeur ”.

‘« Tandis qu’il me regardait de cette manière décevante, je crus discerner un commencement de sourire, un petit sourire souffrant, peut-être ironique, peut-être absent. ** L’effet fut immédiat et me heurta avec la promptitude d’un trait de douleur qui me perça dans le plus lointain de mes souvenirs : douleur qui n’était rien d’autre que la sienne. C’était donc cela qu’évoquait la pointe, sa douleur à lui, l’idée qu’il souffrait d’une manière qui n’était pas à notre mesure et pas davantage à sa mesure. ** Je ne dirai pas que je la découvrais seulement maintenant. Je n’y avais que trop pensé, je l’avais évoquée, je l’avais niée, souffrance plus terrible que celle d’un enfant, qui le pénétrait si profondément que de lui n’était plus visible que la faiblesse sans limite et cette douceur qui en était le fruit. Dans les premiers temps, lorsqu’on lui demandait : “souffrez-vous ?”, il répondait toujours : “Non.” Ce “Non” avait beau être très doux, très patient, d’une ténuité presque transparente ; il pouvait bien refuser doucement notre douleur : il s’emplissait d’une douleur inconnue, celle-là sans gémissement, qu’on ne pouvait interroger, ni plaindre, une douleur plus claire que le jour le plus clair.** Ce “Non”, chez un homme qui disait presque toujours Oui, était terrible. Il représentait le point secret de rupture, il indiquait la zone à partir de laquelle il nous considérait, et même notre souffrance, comme disparus. “Pourquoi, avec sa gentillesse, n’accepte-t-il pas de dire : Oui, je souffre un peu, parole qui serait un signe d’alliance ?** Peut-être ne peut-il communiquer ce qu’il éprouve ; peut-être personne n’est-il là pour recueillir ce qu’il souffre.” Je pensais, pour cette raison, qu’il mourait, mais qu’il ne souffrait pas. C’est que nous avions peur de cette souffrance qui risquait de lui survivre s’il ne la souffrait pas jusqu’au bout.** Je n’osais pas me dire ce que je lisais pourtant sur son visage et qu’elle me fit toucher, en me répondant avec une sorte d’horreur : “Comment pouvez-vous dire qu’il ne souffre pas ? Quand il pense, il souffre, et quand il ne pense pas, il a la souffrance nue.” Et elle ajouta avec simplicité : “Il faudrait lui donner une petite pensée qui ne serait pas de la douleur, un petit instant, je crois que cela suffirait.” Elle cherchait donc à lui procurer ce peu de temps, cet unique moment qui lui aurait permis de ressaisir la douleur, de la souffrir ? Un seul instant, mais un instant véritable ? Quelle effrayante complicité, quel instinct, et vers quel abîme il l’attirait, il nous attirait. »62** ’

Le narrateur et son amie ne peuvent partager la souffrance du “professeur” qui se manifeste comme une puissance inconnaissable dans un mouvement de désinvestissement du monde environnant. Ce qui s’offre à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même ne parvient pas à la calmer. Son amie aimerait lui offrir “ce peu de temps” qui lui aurait permis d’appartenir à sa propre douleur, de se l’approprier. Elle ne peut le faire car ’ce peu de temps’ est immémorial.

Le pathos, qui étymologiquement désigne le caractère pathétique, parfois outré, ne remplit plus son rôle.

Cette souffrance n’atteint pas son acmé, le “moi”, nous précise l’auteur, ne crie pas et ne se déchire pas. C’est « une souffrance comme indifférente [...] et neutre (un fantôme de souffrance), si celui qui y est exposé est privé, justement par la souffrance, de ce “Je” qui la lui ferait souffrir. »63 Elle perdure, car elle est destituée de son pouvoir de faire souffrir.

“L’unique moment” devient le point asymptotique vers lequel tendent l’amie et le narrateur. Le recours à la parole tentera de remédier à une certaine déficience.

‘« Pourquoi lui parler, faire parler cette souffrance ?** Il y avait là quelque chose de nécessaire, mais de révoltant auquel je résistais par je ne sais quelle partie de moi-même. »64

Dans L’Attente l’oubli, il est supposé que la souffrance pourrait advenir plus tard, lorsque les interlocuteurs se laisseront peut-être moins “‘porter par la dispersion de la parole’”65 en eux.

‘“ Il lui demanda à voix plus basse : «  Mais souffrez-vous ? » — « Quand vous me le demandez ainsi, je sens que, plus tard, bien plus tard, je pourrais souffrir. » ”66

Le conditionnel présent augmente l’hypothèse improbable de la souffrance “à souffrir”. L’auteur associe cette dernière à une sorte d’arrêt du temps car “‘le présent de la souffrance est l’abîme du présent’”67 et l’arrêt d’une connaissance immédiate.

C’est parfois la faiblesse, la fatigue, un mystérieux malaise qui accaparent les êtres. Dans Au moment voulu, le narrateur réalise que son absence perturbe Claudia.

‘« Quand j’eus découvert que le fait de n’être pas avec Claudia se traduisait — pas toujours il est vrai — par les différents malaises dont j’ai parlé, [...] eh bien, j’allai au plus simple. »68

Or ces malaises n’ont été évoqués nulle part. Leur origine ne s’élucide pas dans l’espace intertextuel. Elle est exclue du récit. Ces malaises prouvent combien peu d’indices, de références sont révélés. Ils deviennent presque les signes ne désignant qu’eux-mêmes, ils deviennent leurs propres référents. Le vocable “malaises” ne renvoie plus au monde. Ils indiquent une faiblesse mais en tant que signes vidés de leur substance et travaillés par la question : “Qu’avez-vous ?”69

La défaillance procure aux personnages une sorte de vertige, — le sol se dérobe à leurs pieds, ils trébuchent dans une abyssale “erreur”, en oublient les gestes les plus élémentaires — ou bien leur prodigue une force insoupçonnable, un calme, une immobilité, une solitude sereine.

‘« La faiblesse, nous dit l’auteur, c’est le pleurement sans larmes, le murmure de la voix plaintive ou le bruissement de ce qui parle sans paroles, l’épuisement, le tarissement de l’apparence. La faiblesse se dérobe à toute violence qui ne peut rien (serait-elle la souveraineté oppressive) sur la passivité du mourir. »70**’

Que signifie ce vocable “mourir”, substantivé ? « ‘cet infinitif inerte, agité d’une neutralité infinie, qui ne saurait coïncider avec lui-même : infinitif sans présent’ »71 ?

Notes
54.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, pp. 38-39.

55.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. XVI.

56.

Ibid., p. XVII.

57.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, pp. 113-114.

58.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, pp. 53, 86-87, 93, pp. 128-129 : ’Là où tu es, il y a comme la souffrance que je n’ai pu souffrir, une souffrance qui repousse sur les bords l’obscurité et le souvenir de la vie.’

Ibid., p. 131 : ’Pensée par qui je suis sans souffrance et en qui je souffre si loin de moi, jusque là où je ne suis pas, toi qui, au centre de ta transparence, as ce tourment que tu nous dérobes : ne me crois pas indifférent à ton sort, je m’y attache plus que je ne devrais.’

59.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 173.

Ibid., p. 174, au sujet de Simone Veil, concernant la ’force pure avec laquelle elle a préservé le vide’.

Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion d’impensé que l’auteur évoque très souvent.

60.

Marguerite Duras, La maladie de la mort, Minuit, [1982], 1997, p. 27.

61.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 39.

Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, Gallimard, coll. ’L’Imaginaire’ [1948, 1977], 1991, p. 81. Nathalie communique au narrateur, ’un sentiment absolument douloureux, dépossédé et comme privé de lui-même ; son souvenir devenait le désespoir sans expression, qui se cache sous les larmes mais ne pleure pas** qui n’a pas de visage et transforme en masque celui qu’il emprunte.’

62.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, pp. 85-87.

63.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 63.

64.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 94.

65.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 159.

66.

Ibid.

67.

Maurice Blanchot, ’Comment découvrir l’obscur’, La Nouvelle Revue Française, n°83, 7e année, 1er novembre 1959, p. 873. Ces écrits sont repris dans L’Entretien infini, pp. 57-69.

68.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 66.

69.

Ibid., pp. 66-67.

’Je ne voulais pas recommencer les ’Qu’avez-vous, qu’avez-vous’, ni tourmenter par des questions un trouble qui n’avait pas envie de s’exprimer.’

70.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 38.

71.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 147.