Les occurrences du mot “mourir” s’avèrent très nombreuses chez Maurice Blanchot, aussi bien dans ses essais que dans ses romans et ses récits.
‘« Mourir : comme si nous ne mourions jamais qu’à l’infinitif. Mourir : le reflet sur la glace peut-être, le miroitement d’une absence de figure, moins l’image de quelqu’un ou de quelque chose qui ne serait pas là qu’un effet d’invisibilité qui ne touche à rien de profond **et serait seulement trop superficiel pour se laisser saisir ou voir ou reconnaître. Comme si l’invisible se distribuait en filigrane, sans que la distribution des points de visibilité y soit pour quelque chose, non pas donc dans l’intimité du dessin, mais trop à l’extérieur, dans une extériorité d’être dont l’être ne porte aucune marque. »73**’Ce “miroitement d’une absence de figure” ne concerne pas n’importe quelle mort, c’est une mort à soi, lorsque cependant nous vivons. Georges Préli, dans La force du dehors, distingue chez l’auteur “deux statuts de la mort”. “‘Une mort personnelle et une mort générale’”. 74 Une mort qui signe la fin d’une vie et celle qui n’en finit pas de mourir, celle qui est “associée à la parole.”75
‘« Et la vie ne sait rien du mourir, n’en dit rien, sans pourtant le confiner au silence ; il y a, tout à coup et depuis toujours, un murmure parmi les paroles, la rumeur d’absence qui passe dans et au-dehors du discours,** un arrêt non silencieux qui intervient, là où le bruit de l’écriture, ordonnance du sombre curateur, maintient un intervalle pour mourir, alors que mourir, l’intervalle même peut-être, ne peut pas y avoir lieu. »76 ’Mourir, dans sa forme passive, ne requiert pas d’événement intercurrent, il n’est nullement inscrit dans un temps linéaire et ne présente aucun rapport avec la vie, fût-ce un rapport d’affaiblissement.
Cette conception du “mourir” résiste à l’entendement car elle suggère un mouvement irréalisable, irreprésentable.
‘« Le mourir est non-pouvoir, il arrache au présent, il est toujours franchissement du seuil, il exclut tout terme, toute fin, il ne libère pas ni n’abrite. Dans la mort, on peut illusoirement se réfugier, la tombe marque l’arrêt de la chute, le mortuaire est l’issue dans l’impasse. Mourir est le fuyant qui entraîne indéfiniment, impossiblement et intensivement dans la fuite. »77 ’C’est peut-être ce “franchissement du seuil” qui se réalise dans L’Arrêt de mort. La première partie relate la mort de J., mais à l’appel de son prénom, prononcé par le narrateur, elle revient à la vie.78 Comment comprendre cette résurrection, cet “arrêt de mort”79, cette histoire qui relève du fantastique alors que le narrateur nous informe au début du récit qu’il va nous dire la vérité ? Pour une fois, les événements sont datés. Ils ont lieu en 1938, pendant “les jours troubles de Munich”.80 Lorsque J. revient à la vie, le narrateur n’est pas effrayé, il accueille les événements d’une manière tout à fait naturelle. Il n’interroge pas le caractère prodigieux de la situation car, à ce moment précis, il se sent porté, attiré par celle qui vient de s’animer. Il prend à peine conscience de “l’étrangeté de la situation” 81 quand J. se met à parler et demande : “Depuis quand êtes-vous là ?” 82
‘« Je me penchai sur elle, je l’appelai à voix haute, d’une voix forte, par son prénom ; et aussitôt — je puis le dire, il n’y eut pas une seconde d’intervalle — une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée, un soupir qui peu à peu devint un léger, un faible cri ; presque en même temps — de cela aussi je suis sûr — ses bras bougèrent, essayèrent de se lever. A ce moment, les paupières étaient encore tout à fait closes. Mais, une seconde après, peut-être deux, brusquement elles s’ouvrirent, et elles s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas, sur le regard le plus terrible qu’un être vivant puisse recevoir, et je crois que si à cet instant j’avais frémi et si j’avais éprouvé de la peur, tout eût été perdu, mais ma tendresse était si grande que je n’eus même pas une pensée pour le caractère singulier de ce qui se passait, qui me parut certainement tout à fait naturel, à cause de ce mouvement infini qui me portait à sa rencontre, et je la pris dans mes bras, tandis que ses bras me pressaient,** et, à partir de ce moment, elle fut non seulement tout à fait vivante, mais parfaitement naturelle, gaie et presque guérie. »83 ’Nous assistons à quelque chose qui serait plus fort que la mort, qui ne parviendrait pas à s’éteindre, qui s’affranchirait de celle-ci, la transformant en une “irréalité ravissante.”84 L’auteur utilise ce syntagme adjectival à propos de la IXème Elégie de Rilke dans laquelle ce dernier « ‘a mis en lumière le pouvoir qui nous appartient, à nous de tous les êtres les plus périssables, de sauver ce qui durera plus que nous. ’»85
Il parle alors de notre privilège, celui d’avoir la capacité de retenir une vie qui ne cessera de naître86, emboîtant le pas à celle qui ouvre les tombeaux. Il évoque à maintes reprises cette naissance qui perdure au-delà de la mort. Dans Une voix venue d’ailleurs, l’auteur rappelle un extrait d’un poème de Samuel Wood :
Il y aurait un “non-être comme naissance et un non-être comme mort”88. La vie se situe dans l’entre-deux. Avec la naissance ‘apparaît “la dette silencieuse [...] par rapport au non-être perdu’”89. La question : “‘Pourquoi y a-t-il un double non-être ?’ ”90 n’induira pas de réponse acceptable pour l’entendement.
‘« C’est une énigme, et l’énigme du commencement révèle qu’il y a * un rapport avec ce qui n’a aucun rapport.91 »’L’arrêt de mort se double d’un arrêt de naissance.
J. renaît au moment où le narrateur l’appelle par son prénom. Avoir un nom, porter un nom, c’est se porter au-delà de soi, c’est aussi être présent, du latin præsens, être à l’avant de soi, s’inscrire dans un mouvement de pro-jet. C’est littéralement exister au sens étymologique de “se tenir hors”. L’art de porter son nom signifie dès lors cette capacité à se porter soi-même. Le nom est un mémorial d’enfance, une part de l’enfance naissante que l’on porte en soi.
Le personnage qui meurt et qui revient à la vie n’est pas nommé entièrement dans le récit. Le lecteur ne connaît que l’initiale J. alors que la soeur du narrateur est identifiée sous le prénom de Louise. Dans la deuxième partie, l’amie avec qui le narrateur connaîtra une histoire d’amour troublante, est nommée tantôt Nathalie, tantôt N. ou bien N(athalie). Nous pouvons supposer que J. parvient à se distancer suffisamment d’elle-même, ce qui lui confère la capacité de se tourner vers quelque chose d’effrayant qu’elle ne sait pas nommer.
‘« Son sommeil avait ce caractère étrange de se dissiper en un instant, de sorte que, derrière son sommeil, elle semblait demeurer éveillée et là être aux prises avec des choses graves où je jouais un rôle peut-être épouvantable ».92 ’Le narrateur qui veille sur J. représente sans doute la mort capable de lui faire approcher “une vérité au regard de laquelle [la sienne] perdait tout intérêt”,93 sinon comment expliquer ce curieux dialogue entre l’infirmière et J. ?
‘“ « Avez-vous déjà vu la mort ? — J’ai vu des gens morts, mademoiselle. — Non, la mort ! » L’infirmière fit signe que non. « Eh bien, vous la verrez bientôt. » ” 94 ’C’est après être revenue à la vie que J. s’adresse de nouveau à l’infirmière :
‘“ « Maintenant, lui dit-elle, voyez donc la mort », et elle me montra du doigt **. Cela avait un air tranquille et presque amical, mais sans sourire.” 95 ’Cette étrange exhortation n’effraie pas le narrateur. La mort s’immisce dans le récit d’une manière presque insignifiante, comme si elle ne créait pas l’événement. A la fin de la première partie, le narrateur précise :
‘« Il faut que ceci soit entendu : je n’ai rien raconté d’extraordinaire ni même de surprenant. L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis plus maître d’en parler. »96 ’Il se pourrait que ce fût “le mouvement de mourir” 97 qui importât plus que tout le reste. Il se pourrait que le narrateur à son tour se retrouvât face à quelque chose de terrible. Dans la deuxième partie, il s’interroge sur la lutte qu’il mène : 98
‘« Qui donc m’a aveuglé ? Ma clairvoyance. Qui m’a égaré ? Mon esprit droit. Qui fait que maintenant, chaque fois que ma tombe s’ouvre, j’y réveille une pensée assez forte pour me faire revivre ? Le premier ricanement de ma mort. Mais, sachez-le, là où je vais, il n’y a ni oeuvre, ni sagesse, ni désir, ni lutte ; là où j’entre, personne n’entre. C’est là le sens du dernier combat. » 99 ’Nous avons l’impression que J. et par la suite le narrateur détiennent une force, un pouvoir capable de défier la mort elle-même. A la fin de la première partie, J. meurt à nouveau. Nous l’apprenons au détour d’une phrase. La suite revêt un caractère énigmatique : quel est ce regard posé sur le narrateur, au moment de la mort, qui se perpétue ? Est-ce à nouveau non point la mort mais “le mourir” qui se déploie ? Mourir, cet infinitif conserve son enveloppe dépouillée, impersonnelle, mais se dote d’un pouvoir atemporel, qui n’est plus un temps hors du temps mais le hors temps lui-même, à l’écart de toute diachronie et de toute synchronie.
‘ « Deux ou trois minutes plus tard, son pouls se dérégla, il frappa un coup violent, s’arrêta, puis se remit à battre lourdement pour s’arrêter à nouveau, cela plusieurs fois, enfin il devint extrêmement rapide et minuscule, et “s’éparpilla comme du sable” **.“Les poussières de vocables” se sont muées “en poussière de sable”. 101 La deuxième partie du récit relate une histoire d’amour entre le narrateur et N., laquelle ressemble étrangement à J.. Le narrateur étreint le corps de N., bien vivant mais mortellement froid. 102 Il remarque “‘cette flamme morte et vide de ses yeux’”.103 N. paraît le fixer, mais son regard se porte “à l’infini”104, par delà la présence de l’être.
Le récit se termine par un véritable hymne adressé non point à la personne aimée mais à la pensée pour laquelle le narrateur a donné toutes ses forces. La pensée en fait de même‘, « de sorte que cette force trop grande, incapable d’être ruinée par rien, nous voue peut-être à un malheur sans mesure, mais, si cela est, ce malheur je le prends sur moi et je me réjouis sans mesure et, à elle, je dis éternellement “Viens” et éternellement, elle est là. »’ 105
Cette injonction “Viens”, que nous rencontrons dans d’autres récits, ce tutoiement de la pensée convoque l’imminence d’une présence, de paroles106, d’un pas au-delà de la rive.
‘« Belles heures, paroles profondes auxquelles je voudrais appartenir, mais qui, elles aussi, voudraient m’appartenir, paroles vides et sans lien. Je ne puis les interroger et elles ne peuvent pas me répondre. Elles demeurent seulement auprès de moi, comme je demeure auprès d’elles. C’est là notre dialogue. Elles se tiennent immobiles, elles sont comme dressées dans ces chambres ; la nuit, elles sont la dissimulation de la nuit ; le jour, elles ont la transparence du jour. Partout où je vais, elles sont là. » 107 ’L’injonction s’adresse parfois à une personne, le plus souvent, alors, sous la forme du vouvoiement, dans le ’cercle de l’attrait”.108
‘« C’est donc bien un mot d’autorité ? — Mais aussi d’intimité. — Un mot violent. — Mais ne portant que la violence d’un mot. — La portant loin. — Atteignant le lointain sans lui porter atteinte. — Par ce mot, ne l’arrache-t-il pas au lointain ? — Il l’y a laissée. — Elle est donc toujours au plus loin ? — Mais c’est le lointain qui est proche. »109 ’Quand l’homme de L’Attente l’oubli formule “cette invitation impérieuse”,110 la femme s’approche, se gardant peut-être d’être “trop familière dans son étrangeté”. 111
Evoquant cette souveraine prière, sous la forme d’un dialogue qui semble faire écho à L’Entretien infini, Jacques Derrida souligne que l’appel mystérieux est effectivement destiné aux paroles, à la pensée. 112 L’appel convoque “un lointain si épuisé”, “une douleur si effacée” 113 que le lien qui s’établit entre les personnages et les paroles demeure “effroyablement ténu”. 114
‘« — Ecoute quand je dis viens. * Je hurle et retiens un murmure que personne n’aura entendu, cette unique fois, dans le lieu clos et transparent. Mon cri est très impérieux et très doux, il t’obéit, il te répond. Son urgence te laisse l’éternité pour me donner, la première, l’affirmation que je répète une fois encore, l’unique fois. Viens * — parle et ne profère rien, crie mais cependant, patiemment, silencieusement, sur chacun de nos corps s’écrit. Tu l’entends ici, maintenant, toi-même, au plus près de toi, comme si tu venais de le prononcer mais tu t’en souvenais et t’en souviendras éternellement, dans l’oubli même où il nous aura laissés, quand ce qui enfin à l’autre sera arrivé... » . 115 ’L’injonction s’adresse à une personne mais elle convoque également le corps des mots. Il n’est pas facile de savoir si “Viens” est une demande, un désir ou une sommation. Il n’y a pas d’événement qui induise cet appel mais celui-là naît à partir de celui-ci. Cet événement risque de faire une apparition mais il ne se loge dans aucune figure qui réfrénerait son avancée comme si celui qui prononce le mot se désappropriait de sa propre voix. L’appel n’est pas rendu plus exigeant, il fait venir “seulement ce qui demande à venir en l’appel”116.
C’est du fond de leur abattement que les personnages poursuivent et interrogent sans relâche la parole qui saurait enfin crier son nom.117 D’où vient véritablement cette parole portée par des êtres qui semblent privés de tout ce qui nourrit une existence, privés de chair, privés d’intention, privés d’histoires ? Existe-t-il différentes paroles ? Certaines — dussent-elles être rares — renferment-elles un dieu caché ou une lumière fallacieuse ?
Nous n’épuiserons pas ces récits, leur lecture ne nous laisse pas en toute quiétude. La maladie, la faiblesse, la mort sont ici vaincues par une étrange pensée, une force qui n’a rien d’occulte et qui ressemble, nous le verrons, à celle de l’amour et au pouvoir de la parole.
Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 109.
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, pp. 130-131.
Georges Préli, La force du dehors ,extériorité, limite et non-pouvoir à partir de Maurice Blanchot, éd. Recherches, Coll. ’Encres’, 1977, p. 53.
Ibid.
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 129.
Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 81.
Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, p. 36.
Ibid. : Le titre du récit signifierait, dans ce cas, la mort arrêtée dans sa trajectoire implacable et non la sentence et l’exécution de la mort.
Ibid., p. 11.
Ibid., p. 37.
Ibid.
Ibid., p. 36.
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 191.
Ibid., p. 189.
Ibid.
Maurice Blanchot, Une voix venue d’ailleurs, ’Sur les poèmes de Louis-René des Forêts’, Cahiers Ulysse, fin de Siècle, 1992, p. 30.
Ibid.
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 30.
Ibid.
Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, p. 45.
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 53.
Maurice Blanchot, L’Entretien Infini p. 544 : ’La parole est plus profondément engagée dans le mouvement de mourir puisque seule elle réussit à en faire une vie seconde, durant sans durée’.
Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, p. 85.
Ibid., p. 86.
Ibid., p. 52.
Expression du poète Edmond Jabès.
Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort, p. 111.
Ibid.
Ibid., p. 112.
Ibid., p. 127.
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, pp. 145-146.
“ Cependant, que cela dépende de moi, de moi à chaque instant, je le sais encore, jusque dans l’oubli et même quand, les regardant, je pressens qu’il me suffirait de dire à l’une d’elles, mais à une seule : Viens, pour qu’elle crie son nom et, sur-le-champ, je sortirais de cette réserve où, même s’il ne se tient pas, je me tiens à sa place, là où, dans la confiance qui est due à l’abîme, j’attends l’instant qui me dira : ’Maintenant, tout est bien, il ne te faut plus parler.’ ”
Ibid., p. 139.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 70-71 :
“ Il savait quel avait été son premier mot à lui, il était sûr qu’en lui disant : ’Venez’ — et elle s’était approchée aussitôt — il l’avait fait entrer dans ce cercle de l’attrait où l’on ne commence à parler que parce que tout a déjà été dit. Etait-il trop proche d’elle ? N’y avait-il plus assez de distance entre eux ? Et elle trop familière dans son étrangeté ?
Il l’avait attirée, c’était là sa magie, sa faute. ’Vous ne m’avez pas attirée, vous ne m’avez pas encore attirée.’ ”
Voir aussi pp. 63, 120.
L’injonction est également présente dans Le Très-Haut, pp. 56, 58, 228, dans L’Arrêt de mort, pp. 111, 127, dans Au moment voulu, p. 130, dans l’écriture fragmentaire de Le Pas au-delà, p. 185.
Ibid., p. 121.
Ibid.
Ibid., p. 71.
Jacques Derrida, Parages, Galilée, Coll. ’La philosophie en effet’, 1986, pp. 9-116.
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 97.
Ibid., p. 98.
Jacques Derrida, Parages, p. 110.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 122.
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 145.