1.1 Déterritorialisation des lieux et de la parole

Si les corps se révèlent plus par défaut que par excès, il en est de même de l’espace dans lequel ils évoluent et dans lequel s’érige la parole. Les personnages parcourent les couloirs, traversent quelques chambres. L’espace est mal circonscrit, incertain. Dans les pièces, meubles et objets sont extrêmement réduits : une table, un lit, un verre d’eau, une baie vitrée. Le rapport que l’homme entretient avec ce qui l’environne et avec ses proches paraît à tout le moins étrange. Dans Au moment voulu, le couloir symbolise peut-être la division entre Claudia et Judith, provoquée par l’arrivée du troisième personnage. Ce couloir qui mène aux chambres partage l’appartement “en deux régions”.192

C’est parfois dans “‘ce diable de couloir [...] si long’”193 que s’effectuent les prémices de la rencontre. Il mène aux chambres, mais le ’dehors’ pénètre dans la chambre où séjourne Judith et le narrateur :

‘« La fenêtre étant ouverte, elle se leva pour aller la fermer. Jusque-là, je m’en rendis compte, la rue avait continué à passer par la chambre. »194

Même la neige y pénètre.

‘« Le phénomène de la vitre jouait ici un jeu étrange. La neige ne s’y arrêtait pas, elle pénétrait réellement dans la chambre, mais était-ce la neige ? seulement son côté pervers, un rien éhonté et trompeur, quoique vivant. L’air libre ! pensai-je. »195

Cette image participe d’un monde fantastique, comme si l’espace se joignait au champ de la pensée de plus en plus vaste, de plus en plus liée au lieu et au temps.

‘“A moi aussi, le pouls battait joyeusement. Et le chuchotement admirable : « La neige comme dans mon pays... — l’hiver, encore une fois... » Aller plus loin ? Ici et ici, à tout instant.” 196

Le “dehors”, “la région vaine” rejoignent la pensée, le moi, la solitude de l’homme. L’espace est intimement lié au personnage. C’est la fatigue du narrateur dans Celui qui ne m’accompagnait pas, qui “‘creusait l’espace, qui cherchait à y substituer un autre espace plus ténu, un air vide, sans racine.”’ 197

Dans Le Dernier homme, le narrateur pénétra un jour avec son amie dans une chapelle. Mais elle éprouva un tel étonnement qu’elle dut en ressortir :

‘« Elle trouva cette raison : c’était comme imaginaire, on ne pouvait que s’y trouver mal. Il y avait donc, même pour elle, des points où elle n’était plus aussi sûre et où elle se sentait dangereusement éloignée d’elle-même. » 198

Errer est issu du bas latin iterare qui signifiait voyager, et qui a disparu par suite de l’homonymie avec le verbe provenant de errare.

‘« Celui qui est errant s’éloigne du lieu où naturellement il devrait être, du chemin qu’il devrait tenir, du but qu’il se propose : c’est ainsi qu’au figuré errer rappelle l’idée de la vérité dont on s’écarte. » 199 **’

Errer, c’est émigrer, perdre l’enveloppe des lieux. L’étymologie pereger signifie : qui va par monts et par vaux, qui voyage en pays étranger, et qui, dans sa peregrinitas, demeure étranger.

Les personnages, tous porteurs de marques apatrides, signe d’une unité perdue, signe du désir de se tourner vers une limite infranchissable, s’efforcent de se maintenir en marche, “d’aller vers”, pulsion première de la geste pèlerine.

Le lieu incertain annihile toute promesse de demeure, d’enracinement, de protection.

Jacques Derrida, dans l’ouvrage intitulé Demeure, commente les occurrences de ce mot et de ses dérivés dans L’Instant de ma mort de Maurice Blanchot. La demeure recouvre alors son sens étymologique.

‘« Il y a toujours une idée d’attente, de contretemps, de retard, de délai ou de sursis dans la demeure comme dans le moratoire. » 200

Pour souligner “le sentiment de légèreté” et l’être “en attente”, il emploie un très beau terme emprunté à l’ancien français : “la demourance”.201 Tous les personnages blanchotiens se trouvent en état de “demourance”, tels des pèlerins qui voyagent à l’intérieur d’eux-mêmes.

Notes
192.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 30.

193.

Ibid., p. 13.

194.

Ibid., p. 11.

195.

Ibid., p. 82.

196.

Ibid.

197.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 34.

198.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 69.

199.

M. Lafaye, Dictionnaire des synonymes de la Langue Française. Librairie de L. Hachette et Cie, 1861, p. 581.

200.

Jacques Derrida, ’Prière d’insérer’, in Demeure, Maurice Blanchot, Ed. Galilée, 1998, p. 2.

201.

Ibid., pp. 2-3.