1.2. L’effondrement imperceptible

Rien n’est “territorialisable” dans les récits et les romans de l’auteur. Il est beaucoup question de chute, celle qui est liée à un effondrement imperceptible, invisible et involontaire de l’être ou de sa parole. La chute s’effectue dans le vide. Parlant du roman d’Albert Camus, l’auteur démontre combien chez Mersault, le vide joue un rôle moteur, permet une avancée – fût-elle vaine.

‘« Il y a, certes, en lui et autour de lui, une forte provision d’absence, mais ce vide, cette distance n’est qu’une réserve de chemin, la possibilité de se dérober, d’aller toujours plus loin, s’il le faut, et de ne laisser, à qui le saisira, qu’un simulacre et une défroque. » 202

Dans Au moment voulu, le vide ne permet rien. Il peut être lié à une certaine ivresse.

‘« Je dus revenir dans la pièce, je n’avais pas l’impression de marcher, je buvais l’espace, je le rendais en eau ; ivre ? gorgé de vide. »203

Le vide est attirant, il se loge dans l’indifférence mais dans la passion de cette dernière. Le narrateur, traversé par “un frisson terrible”,204 chavire et mesure “l’étrangeté de [la] force” 205 du frisson.

‘« Il ne me donnait sûrement aucun ordre, il ne m’interdisait rien, ni de frayer avec l’espace, ni d’agir à ma guise, mais, le moment venu, il m’éparpillait à travers des abîmes et des abîmes**, — ce qui, toutefois, c’était là l’étrange, ne dépassait pas pour moi la vérité d’un frisson. » 206

Dans le roman d’Albert Camus, la chute est liée à la recherche de la faute.

‘« Dans le vide, dit-on, les corps lourds et les corps légers tombent ensemble d’un mouvement égal, et par conséquent ne tombent pas. C’est peut-être cela, la chute, qu’elle ne puisse plus être un destin personnel, mais le sort de chacun en tous. [...]
Nous tombons. Nous nous consolons de tomber en déterminant imaginairement le point où nous aurions commencé de tomber. » 207

« ‘Plutôt que le monologue [de Mersault] qui fuit le monde,208 [l’auteur entend] le monologue de la chute tel que nous pourrions le pressentir, si nous pouvions un moment faire taire le bavardage de la vie stable où nous nous maintenons par nécessité. Le personnage qui parle prendrait volontiers figure de démon.’ »209 Nous chutons “à notre insu”210 vers des gouffres inconnus. Nous nous trouvons dans l’impossibilité d’arrêter le mouvement descendant. « ‘A certains moments, nous nous apercevons que la chute dépasse de beaucoup notre mesure et que nous avons en quelque sorte plus à tomber que nous n’en sommes capables.’ » 211 Si nous l’appréhendons, il s’opère alors une sorte de dédoublement, dont nous devenons le spectateur.

La chute liée au vertige par lequel s’effectue un dédoublement est celle que connaît le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas. Alors que son compagnon lui intime de parler, il perçoit l’effondrement que peut susciter une parole.

‘“Il y eut près de moi un rapide bruit de chute, chute mate, sans profondeur. « Qu’est-il arrivé ? », dis-je à voix basse. Sa curiosité fut aussitôt mise en éveil : Oui, qu’est-il arrivé ? — C’était comme un bruit de chute, comme si quelqu’un était tombé à mes pieds, juste quand j’ai eu fini de vous parler. — Vous veniez de parler ? — Je venais de vous dire... Mais je ne demeurai pas sur ce mot,** j’y demeurai d’autant moins que le même incident qui l’avait amené en prit la place : pas tout à fait le même cependant, c’était plus proche, cela semblait pouvoir passer le seuil, le silence se soulevait sous l’effort dont je pressentais la pulsation gigantesque, un cri, la folie d’un cri au sein duquel tout se briserait, plus qu’un cri, une parole, mais déjà cela s’était effondré, le cri n’avait pas été délivré et, moi non plus, je n’en étais pas délivré.”212 ’ ‘«  Mais parfois nous avons la chance de trouver auprès de nous un vrai compagnon avec qui nous nous entretenons éternellement de cette chute éternelle, et notre discours devient l’abîme modeste où nous tombons aussi, ironiquement. »213**’

L’espace dans lequel résonne le mot n’évoque pas toujours un lieu abyssal effrayant. Il peut suggérer la gaîté, la légèreté. Cette dernière gagne de “tout son poids” le narrateur de Au moment voulu dans sa “chute introspective”.

‘«  Que je sois descendu si loin de moi-même, dans un lieu qu’on peut, je pense, appeler l’abîme et qu’il m’ait seulement livré à l’espace joyeux d’une fête, le resplendissement éternel d’une image, il se peut que l’on s’en étonne, surprise que je partagerais si je n’avais éprouvé la charge de cette légèreté infatigable, poids infini d’un ciel où ce que l’on voit demeure, où les confins s’étalent et, nuit et jour, le lointain brille avec l’éclat d’une belle surface. »214 ’ ‘« Tous les mots sont adultes. Seul l’espace où ils retentissent, espace infiniment vide comme un jardin où, bien après qu’ils ont disparu, continueraient de s’entendre les cris joyeux des enfants, les reconduit vers la mort perpétuelle où ils semblent naître toujours. » 215

La véritable chute est celle que connaît Anne dans Thomas l’obscur au moment de mourir. Elle est aux prises avec une sorte de “machine aspirante”.216 Elle tombe dans un monde irreprésentable, irreprésenté, 217 dans lequel “l’absence de l’absence”, le néant est “sans cesse dévoré par un néant plus pur.”218

Les mots retentissent peut-être dans un lieu similaire, un lieu qui pourrait s’apparenter au non-lieu de l’origine. La chute devient alors ce hors temps qui épuise tout commencement.

Notes
202.

Maurice Blanchot, L’Amitié, Gallimard, Coll. ’NRF’ [1971], 1992, p. 231.

203.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 77.

204.

Ibid., p. 76.

205.

Ibid., p. 78.

206.

Ibid.

207.

Maurice Blanchot, L’Amitié, pp. 232-234.

208.

Ibid., p. 234.

209.

Ibid.

210.

Ibid.

211.

Ibid., pp. 234-235.

212.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, pp. 154-155.

213.

Ibid, p. 235.

214.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 160.

215.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà , p. 31.

216.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 69.

217.

Ibid.

218.

Ibid.