1.3. L’exil de la parole, la perte de l’origine

L’approche du vide rappelle l’expérience de l’avènement au monde. La parole avance, creuse un écart, déracine mais elle ne peut en aucune manière représenter l’origine. Inconsciemment, il s’effectue dans les paroles une tentative de “deuil de l’origine”. 219 Ainsi que l’écrivait Jacques Hassoun :

‘« Nous passons notre vie à oublier les premiers sons de notre enfance, qui ne cessent de nous travailler comme le levain travaille une pâte qui n’en finit pas de monter. Nous passons notre vie à ruser avec nos terreurs infantiles. Qui oserait dire pourtant qu’ils ne nous rattraperont pas par le trébuchement d’une langue à jamais oubliée ? » 220

C’est dans un article de 1915 que Freud a pour la première fois défini distinctement ce qu’il entendait par “fantasmes originaires”. Par la suite, il ajouta “le fantasme intra-utérin”. Ces fantasmes, objets du refoulement originaire, joueraient le rôle d’une “matrice de l’inconscient”. La quête de l’origine devient intrinsèque aux fonctions du fantasme, car l’inconnu est au coeur de l’origine. Se perdre serait non pas tant quitter l’origine que revenir s’y fondre. Tel était certainement le désir de Thomas dans Thomas l’obscur quand « ‘il poursuivait, en nageant, une sorte de rêverie dans laquelle il se confondait avec la mer. L’ivresse de sortir de soi, de glisser dans le vide, de se disperser dans la pensée de l’eau, lui faisait oublier tout malaise’. » 221

Il devenait la mer elle-même‘. « Et même, lorsque cette mer idéale qu’il devenait toujours plus intimement fut devenue à son tour la vraie mer où il était comme noyé, il ne fut pas aussi ému qu’il aurait dû l’être. [...] Quelle issue ? Lutter pour ne pas être emporté par la vague qui était son bras ? Etre submergé ? Se noyer amèrement en soi ? C’eût été certes le moment de s’arrêter, mais un espoir lui restait, il nagea encore comme si au sein de son intimité restaurée il eût découvert une possibilité nouvelle. Il nageait, monstre privé de nageoires. Sous le microscope géant, il se faisait amas entreprenant de cils et de vibrations. La tentation prit un caractère tout à fait insolite, lorsque de la goutte d’eau il chercha à se glisser dans une région vague et pourtant infiniment précise, quelque chose comme un lieu sacré à lui-même si bien approprié qu’il lui suffisait d’être là, pour être ; c’était comme un creux imaginaire où il s’enfonçait parce qu’avant qu’il y fût, son empreinte y était déjà marquée. Il fit donc un dernier effort pour s’engager totalement. Cela fut facile, il ne rencontrait aucun obstacle, il se rejoignait, il se confondait avec soi en s’installant dans ce lieu où nul autre ne pouvait pénétrer. » 222

Il est facile d’établir un parallèle entre le désir de Thomas de se retrouver dans la mer et celui de retrouver la mère, le réceptacle originaire, le lien originel. Le corps féminin matriciel devient le signifiant du désir fusionnel, le paradigme de l’origine du monde. Le corps de Thomas se confond avec un corps aquatique.

Thomas est renvoyé à lui-même lorsqu’il se trouve face aux difficultés, à la solitude, à la mer qui risque de l’anéantir, à l’agonie, la mort d’Anne. Il se trouve face à ses limites. C’est alors que le désir de transgresser ces dernières survient. Il se fond et se confond aux abîmes nouveaux.

L’espace abolit toute fragmentation, toute césure. Il atteste d’un désir sous-jacent de voir réalisée une indistinction absolue, une unité dans “un lieu sacré”, “un creux imaginaire”. Thomas cherche-t-il à se caler dans un coin du néant, celui dont parle Mallarmé dans Igitur : “la goutte de néant qui manque à la mer” ? Seul ce qui est inaccessible, dissimulé, nous attire et par là même nous fascine.

Le désir de Thomas de se confondre au milieu aquatique transforme ce dernier à la mesure de son imaginaire et non l’inverse, ce qui sous-entend que le désir est illimité. Celui-ci, inscrit au coeur de l’absence, de l’oubli, nourrit une certaine nostalgie, celle de l’éternité. Désirer, manquer d’astres, c’est désirer une origine toujours dérobée, le savoir absolu. Dans ces conditions, Thomas ne peut entretenir que des rapports étranges avec Anne qui agonise, meurt, vit de nouveau, se transforme non pas, tel Grégor dans La Métamorphose de Kafka, en un gigantesque insecte aux nombreuses petites pattes 223 mais en marchant “‘avec les huit énormes pattes comme sur deux jambes fines.”’ 224

‘« Sur le chemin, il la vit venir comme une araignée qui était identique à la jeune fille et, parmi les cadavres disparus, les hommes vidés, se promenait dans le monde désert avec une tranquillité étrange, dernière descendante d’une race fabuleuse. [...] Son corps noir, son aspect féroce qui faisait que lorsqu’elle allait fuir, on aurait pu croire qu’elle allait mordre, n’étaient pas différents du corps habillé d’Anne, de l’air léger qu’elle avait quand on essayait de la voir de près. Elle avançait d’une manière saccadée, tantôt dévorant l’espace en quelques bonds, tantôt se couchant sur le chemin, le couvant, le tirant d’elle-même comme un fil invisible. » 225 ’ ‘« Elle changeait sans cesser d’être Anne. » 226

Si “ la “carapace” de la solitude ** semble ainsi l’image qui se serait animée dans le thème impressionnant de La Métamorphose ”, 227 c’est aussi celle qui enveloppe Anne et Thomas. Anne éprouve le besoin d’interroger Thomas, son identité, mais nous avons vu que la demande : « — Au fond, qui pouvez-vous être? »228 se transforme en «  — Mais qu’êtes-vous ? »229 comme si l’abîme qui les habite effaçait leur individualité et empêchait l’acte d’échanger. La parole qui vient de si loin ne provient pas de l’obscur abîme matriciel, l’origine étant une absence d’origine ; telles sont l’ambiguïté, la souffrance, la jouissance des mots qui s’annulent, se contredisent, s’égarent dans les répliques.

‘« Il l’environnait comme un gouffre. Il tournait autour d’elle. Il la fascinait. Il allait la dévorer en transformant les paroles les plus inattendues en paroles qu’elle ne pourrait plus attendre. » 230

Dans ces conditions, le dialogue, d’un laconisme éperdu, ne peut pas informer. Il fait seulement état de la tentative vaine d’exprimer l’indicible.

‘ ‘« — Ce que je suis...
— Taisez-vous. » 231 ’ ’

Anne somme Thomas de se taire au moment où il allait peut-être essayer de se définir. Elle redoute la trahison des mots. Ils semblent emmurés dans des paroles “ à naître ”.

Notes
219.

Régine Robin, Le Deuil de l’origine, Une langue en trop, la langue en moins, Presses Universitaires de Vincennes, Coll. ’L’imaginaire du texte’, 1993, p. 9.

L’auteur reprend cette notion de Freud pour s’interroger sur l’impossibilité pour l’écrivain de posséder complètement sa ou ses langues : ’Impossible [...] de faire corps avec sa langue natale ou maternelle, d’habiter complètement son nom propre ou sa propre identité, impossible de coïncider avec soi-même ou avec un quelconque fantasme d’unité du sujet’.

220.

Jacques Hassoun, L’Exil de la langueFragments de langue maternelle — Point Hors Ligne, 1993, p. 71.

221.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 11.

222.

Ibid., pp. 11-12. C’est nous qui soulignons dans la totalité de cet extrait.

223.

Franz Kafka, La Métamorphose, Classiques étrangers, 1996, p. 40.

224.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 47.

225.

Ibid., p. 46-47.

226.

Ibid., p. 46.

227.

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, p. 113.

228.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 51.

229.

Ibid.

230.

Ibid., p. 53.

231.

Ibid.