1.4. Le désastre

Les mots dont la gestation s’avère difficile voire impossible résonnent parfois dans des lieux qui rappellent une catastrophe inénarrable, un désastre. Maurice Blanchot donne de nombreuses définitions de cette notion — l’une des dernières élaborées par l’auteur.

Elle renvoie, entre autres, à l’impossibilité de penser l’insigne catastrophe, les camps de concentration.

‘« Comment dire : Auschwitz a eu lieu ? » 232
« Le nom inconnu, hors nomination :
L’holocauste, événement absolu* de l’histoire, historiquement daté, cette toute-brûlure où toute l’histoire s’est embrasée, où le mouvement du Sens s’est abîmé, où le don, sans pardon, sans consentement, s’est ruiné sans donner* lieu à rien qui puisse s’affirmer, se nier, don de la passivité même, don de ce qui ne peut se donner. Comment le garder, fût-ce dans la pensée, comment faire de la pensée ce qui garderait l’holocauste où tout s’est perdu, y compris la pensée gardienne ?
Dans l’intensité mortelle, le silence fuyant du cri innombrable. » 233

L’auteur a beaucoup parlé des camps de concentration, de l’impossibilité d’écrire sur la réalité d’Auschwitz.

‘« Que le fait concentrationnaire, l’extermination des Juifs et les camps de la mort où la mort continue son oeuvre, soient pour l’histoire un absolu qui a interrompu l’histoire, on doit* le dire sans cependant pouvoir rien dire d’autre. Le discours ne peut pas se développer à partir de là. Ceux qui auraient besoin de preuves, n’en recevront pas. Même dans l’assentiment et l’amitié de ceux qui portent la même pensée, il n’y a presque pas d’affirmation possible, parce que toute affirmation s’est déjà brisée et que l’amitié s’y soutient difficilement. Tout a sombré, tout sombre, nul présent n’y résiste.
La connaissance à tout moment de ce qui est insupportable dans le monde (tortures, oppression, malheur, faim, les camps), n’est pas supportable : elle fléchit, s’effondre, et celui qui s’y expose s’effondre avec elle. La connaissance n’est pas alors la connaissance en général. Tout savoir de ce qui partout est insupportable, égarerait aussitôt le savoir. Nous vivons donc entre l’égarement et un demi-sommeil. Savoir cela suffit déjà à égarer. » 234

Il n’est pas possible d’affirmer que l’auteur établît, dans Le Très-Haut, une description métaphorique pour représenter la guerre, l’extermination, mais le récit du narrateur enfermé dans un immeuble, un bloc devenu un dispensaire, alors que la police traque, contrôle, arrête, tue, s’avère troublant.

Henri Sorge essaie de communiquer à travers une cloison avec son ami Dorte, très malade lui-aussi.

‘« La fosse. — Quoi ?On travaille là-bas.Taisez-vous.* Cela devait se passer du côté des terrains vagues où il prétendait souvent reconnaître des bruits de terrassement, mais je ne surprenais que le même fond de silence : en somme, rien, peut-être un léger piétinement. Ce qu’il avait dû entendre, c’étaient les bruits de voiture. A n’en pas douter, dans le lointain roulaient des camions, de lourds camions, ou une longue suite de camions. [...] Dorte me demandait si j’avais entendu le convoi. Quel convoi ?* Il répéta sa question lentement, puis se tut. » 235

Nous pourrions multiplier les exemples qui évoquent l’invasion, l’anéantissement, l’horreur. Dans ces lieux étranges, les êtres ne communiquent plus comme à l’accoutumée.

‘« Au-delà des bâtisses incendiées, des gardiens nous observaient, l’un debout sur le seuil d’une grossière petite guérite, les autres dans la rue, la matraque à la main. Plus loin, toutes les maisons étaient marquées et entraînaient la rue dans un désert. Je m’aperçus que quelques personnes parlaient, et rien n’était plus étrange, parce qu’elles parlaient sans se regarder, sans se rapprocher, à une distance infinie les unes des autres, comme si les mots n’avaient été que le complément d’une présence neutre,** de sorte que ce bruit ressemblait au tapotement de Dorte sur le mur. De Dorte, je me rappelais des propos presque analogues. Il semblait que les gens qui avaient mis le feu aux maisons étaient des locataires de l’immeuble d’en face ; c’était un assez gros immeuble dont le rez-de-chaussée était occupé par un magasin de confection. Ils avaient dû se convaincre que la maladie couvait derrière ces fenêtres dont seule la rue les séparait et, plutôt que d’attendre une évacuation en règle, ils avaient jeté plusieurs bidons de pétrole et transformé rapidement leurs voisins en brasier. « Il faudrait brûler toutes ces bicoques, dit quelqu’un à mi-voix. – Oui, il faut mettre le feu à tout ça. » Et chacun se mit à répéter cela doucement. C’était comme un mot d’ordre couvant dans la cendre, une parole morte, à laquelle le feu donnait un aspect brillant. »236

Il est difficile de mesurer la véracité de ces propos car le narrateur qui est aussi le héros du roman, Sorge, est un être malade, en proie souvent à une sorte d’hyperesthésie mais il est également un être affaibli par la maladie, à qui tout le poids de la vie est devenu étranger. Cela entraîne chez lui un rapport particulier aux choses, il semble adhérer à elles.237 Son état nécessite l’abandon d’une continuité isotopique : nous sommes amenés à suivre ses visions où les corps et les lieux se détruisent, où tout se transforme pour rechercher ce qui proviendrait du fond des âges.

Ces lieux terribles hantent la mémoire de Sorge qui se trouve parfois saisi par les images “d’un passé horrible” 238. Dans la chambre de l’ancienne maison familiale, avec sa soeur Louise, il se remémore une partie de son passé où il était le souffre-douleur de cette dernière. Il se met à souffler sur la laine d’une vieille tapisserie. Il se forme un nuage de minuscules papillons. Cela entraîne une vision hallucinatoire. Il s’interroge sur ces apparitions, sur l’image qui l’épie.

‘« Qu’était-ce donc ? Un escalier en ruines ? Des colonnes ? Peut-être un corps couché sur les marbres ? Ah ! image fausse, image perfide, disparue, indestructible ; ah ! certes quelque chose d’ancien, de criminellement ancien, j’avais envie de la secouer, de la déchirer et, me sentant enveloppé d’un nuage d’humidité et de terre, je fus saisi par l’aveuglement manifeste de tous ces êtres, par leur démarche follement inconsciente qui faisait d’eux les agents d’un passé horrible et mort pour m’attirer moi-même dans le passé le plus mort et le plus horrible. »239**’

Bien souvent, les personnages ne pénètrent pas dans les lieux, le monde extérieur. Ils s’y heurtent. Les choses appartiennent moins aux êtres qu’ils n’appartiennent eux-mêmes aux choses. Les consciences ne trouvent pas plus d’appui au-dehors qu’en elles-mêmes et lorsqu’elles s’effondrent, elles tentent de les entraîner dans leur chute. Les personnages semblent poussés par un vertige et ils ne vivent qu’en approchant les abîmes, ‘“sans appui sur soi, ni sur rien d’autre.”240 ’Au sein de ces abîmes se loge une parole à la fois intime et étrangère à l’être. “‘Cela se prononçait très loin d’ici, très loin même de l’espace, et comme au dehors, là-bas dans la région vaine, et pourtant aussi en moi’.” 241

Notes
232.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 216.

233.

Ibid., p. 80.

234.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 156.

235.

Maurice Blanchot, Le Très-Haut, p. 145-146.

236.

Ibid., p. 153.

237.

Maurice Blanchot, Le Très-Haut, p. 135.

238.

Ibid., p. 58.

239.

Ibid.

240.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 53.

241.

Ibid., p. 111.