2.2. La répétition, le mouvement générateur de lui-même

Cette recherche du point vide qui constituerait une présence absolue incite les interlocuteurs à ressasser les mots, les expressions pour réaffirmer mais aussi pour mettre en rapport “la chose dite” “avec sa différence”.292 Ce que l’auteur a décelé dans les écrits de Georges Bataille peut s’appliquer aux dialogues blanchotiens.

‘« Quand en général, nous parlons, nous voulons dire quelque chose que nous savons déjà, soit le faire partager à quelqu’un d’autre, parce que cela nous paraît vrai, soit, au mieux, le vérifier en le soumettant à un nouveau jugement. Plus rare est déjà une parole qui, tandis qu’elle s’exprime, réfléchit — et peut-être parce que la disposition à parler ne favorise pas la réflexion qui a besoin de silence, qui a besoin aussi de temps, un temps vide, monotone et solitaire que l’on ne saurait partager, sans gêne, avec un autre interlocuteur à son tour silencieux. Pourtant, dans un certain genre de dialogue, il arrive que cette réflexion s’accomplisse par le seul fait que la parole est divisée, redoublée : ce qui est dit une fois d’un côté, est redit une deuxième fois de l’autre côté et non pas seulement réaffirmé, mais (parce qu’il y a reprise) élevé à une forme d’affirmation nouvelle où, changeant de place, la chose dite entre en rapport avec sa différence, devient plus aiguë, plus tragique, non pas plus unifiée mais, au contraire suspendue tragiquement entre deux pôles d’attraction. » 293**’

Gilles Deleuze a longuement développé cette notion de répétition qui comprend la différence. Il distingue alors deux répétitions : celle qu’il nomme “la répétition du Même”, le concept est parfaitement identifié ; la seconde ‘«  comprend la différence, et se comprend elle-même dans l’altérité de l’Idée, dans l’hétérogénéité d’une “apprésentation”. [...] C’est la répétition secrète, la plus profonde’. » 294

Cette dernière entraîne un déplacement imperceptible ou une suspension dans le temps de la parole, instaurant une variation infime dans la fêlure du temps. Les répliques de L’Attente l’oubli et de Celui qui ne m’accompagnait pas rendent compte de cette secrète différence. Dans ce dernier récit, le dédoublement du narrateur induit celui des mots, des expressions. Les voix se font écho, elles insistent dans un mouvement lancinant pour favoriser l’apparition d’une parole autre. Les paroles du “compagnon” constituent un ‘“ redoublement [qui] n’était pas le cadre du souvenir, mais l’ouverture de l’espace. ’”295

‘“«  J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. J’ai l’impression qu’autrefois vous demeuriez plus dissimulé. Vous étiez peut-être l’extraordinaire, mais je vivais avec l’extraordinaire sans en être troublé, sans le voir et sans le savoir. — Vous regrettez cette époque ? — Non, je ne la regrette pas. — L’extraordinaire. » À la manière dont il le répétait, je pensai qu’il n’avait pas réellement entendu ce mot. Je l’avais remarqué, il aimait les faits, il avait une curiosité étrange, presque une passion pour les événements et les choses les plus simples qu’il entraînait “de son côté” avec une voracité étonnante, pénible, car souvent j’avais l’impression qu’il ne savait pas de quoi il s’agissait, que les mots qui désignaient ces choses restaient opaques pour lui, du moins tant qu’il ne les avait pas longtemps roulés à l’intérieur de sa sphère. Je n’avais cependant pas dû parler tout à fait pour moi, car il continua de m’attaquer sur ce mot : « Est-ce si extraordinaire que cela ? » Je tins bon : « Oui, ça l’était extraordinairement. » ” 296

Le mot “extraordinaire” est décliné successivement en substantif, en adjectif, puis en adverbe. “Le bruissement de la langue”297 s’efforce de faire naître une substance de parole, le langage de l’indicible, une persistance, une trace, fût-ce celles de l’effacement, qui épuisent la parole en désirant nommer.

Lorsque des vocables, des expressions se rassemblent, se répondent dans leur différence d’intensité et de résonance, le dialogue fait penser à un véritable duetto. Citons les deux dernières pages, très belles, de L’Attente l’oubli :

‘“« Lorsque je me tiens devant toi et que je voudrais te regarder, te parler... » — « Il la saisit et l’attire, l’attirant hors de sa présence. » — « Lorsque je m’approche, immobile, mon pas lié à ton pas, calme, précipité... » — « Elle se renverse contre lui, se retenant, se laissant aller » — « Lorsque tu vas en avant, me frayant un chemin vers toi... » — « Elle glisse, se soulevant en celle qu’il touche » — « Lorsque nous allons et venons par la chambre et que nous regardons un instant... » — « Elle se retient en elle, retirée hors d’elle, attendant que ce qui est arrivé arrive » — « Lorsque nous nous éloignons l’un de l’autre, et aussi de nous-même, et ainsi nous rapprochons, mais loin de nous... » — « C’est le va-et-vient de l’attente : son arrêt » — « Lorsque nous nous souvenons et que nous oublions, réunis : séparés... » — « C’est l’immobilité de l’attente, plus mouvante que tout mouvant.  » — « Mais lorsque tu dis “Viens” et que je viens dans ce lieu de l’attrait...  » — « Elle tombe, donnée au dehors, les yeux tranquillement ouverts. » — « Lorsque tu te retournes et me fais signe...  » — « Elle se détourne de tout visible et de tout invisible. » — « Se renversant et se montrant. » — « Face à face en ce calme détour. » — « Non pas ici où elle est et ici où il est, mais entre eux. » — « Entre eux, comme ce lieu avec son grand air fixe, la retenue des choses en leur état latent. » ”298

La répétition surligne une pensée, comme s’il fallait inscrire un mouvement générateur de lui-même. La pensée s’irradie dans les résonances, les retrouvailles de mots pour laisser, en vain, une marque. Les voix, les rôles s’inversent, se déplacent. La scansion de la phrase ne s’alourdit pas pour autant, ne devient pas obsessionnelle. La phrase musicale, inquiète, en instance dans sa tension cataphorique, emboîte le pas à celle qui précède. L’homme et la femme, ou les deux voix, restent dans une attention infinie, réciproque. Le récit s’enroule et se déroule tel un anneau de Moebius dont les faces, diversement éclairées, n’ont de cesse qu’elles ne s’échangent. La répétition de l’attente, de l’oubli, d’actes manqués naît, tout comme les faits de style, de la rencontre d’un acte volontaire et d’un acte involontaire. La parole est création de paroles.

‘« Elle parle, parlée plutôt que parlante, comme si sa propre parole la traversait vivante et la transformait douloureusement en l’espace d’une autre parole, toujours interrompue, sans vie. »299

La parole ressasse le secret qui l’habite. Les mots, dans leur phrasé, cherchent à vaincre ce qui se dérobe.

‘« Ce que l’on appelle répétition n’est que le retour indéfini d’une forme qui cherche à s’accroître par son insistance, par son alliance avec la durée, par le fait qu’elle s’impose et tire de soi à force de patience et de longueur autre chose et plus qu’elle-même. »300

La répétition peut générer des figures qui entraînent la réversibilité, un certain retour.

‘« Ce qui parlait en elle, c’était l’approche, approche de parole, parole de l’approche, et toujours s’approchant, dans la parole, de la parole. » 301

Cette figure stylistique nommée antimétabole maltraite, conformément à sa définition,302 la relation de causalité mettant ainsi en évidence le mouvement asymptotique qui s’effectue pour accéder à sa propre parole. Cette figure est renforcée par l’épanodiplose303 qui permet de conjoindre les deux syntagmes nominaux par le mot parole. Cette redondance du vocable parole, ce mouvement alternatif donnent l’impression qu’elle est sans fin, sans limites, sans contour, et “‘déjà obscurcie par l’oubli’.”304

Cette répétition peut être conçue, selon Gilles Deleuze, comme une “rime généralisée”.305 Un mot, qui ne devient pas une syllepse, ‘«  pris en un seul sens [...] exerce sur ses voisins une force attractive, leur communique une prodigieuse gravitation, jusqu’à ce qu’un des mots contigus prenne le relais et devienne à son tour centre de répétition. » ’ 306 La fonction de contiguïté supplée la fonction de similarité.307

Au coeur même de l’entretien, la parole façonne.

‘« Il s’agit de tenir et d’entretenir.
— De là, peut-être le sens de notre entretien.
— En ce tour qui est rythme, la parole est tournée vers ce qui détourne et se détourne. C’est une parole rare : elle ignore la précipitation, comme le refus d’aller plus loin ou le doute qui oscille avec égalité. Elle est la plus franche en son travers, toujours persistant dans l’interruption, toujours en appelant au détour, et ainsi nous tenant comme en suspens entre le visible et l’invisible ou en deçà de l’un et de l’autre. »308

La parole se fait ‘“ l’écho antérieur d’elle-même, le retentissement de ce qui n’a pas encore été dit.’ ”309

Les mots creusent, façonnent sans relâche pour tenter d’accoster le lieu impossible, le “lieu sans lieu”310 ; pour cela, il est nécessaire de parler, de questionner l’autre. Les mots se répètent d’une réplique à l’autre, d’une question à l’autre, d’une réflexion à l’autre, parfois d’un livre à l’autre.

Dans L’Entretien infini, l’interlocuteur rapporte le souvenir d’une conversation entre deux hommes, “du reste très différents”.311 Or, “le plus fort des dialogues”312 provient des propos repris, un peu différemment, par l’allocutaire :

‘«  — [...] là, rien ne s’était développé, ni opposé, ni modifié ; et manifestement le premier interlocuteur apprenait beaucoup et même infiniment de sa propre parole répétée, non pas à cause de l’accord et de l’adhésion, mais au contraire par la différence infinie ; car ce qu’il avait dit en tant que “Je” à la première personne, c’est comme s’il l’avait exprimé à nouveau en tant qu’ “autrui”, et qu’il eût été ainsi porté dans l’inconnu même de sa pensée, là où celle-ci, sans s’altérer, devenait pensée absolument autre. **
— Pensée échangée.
— Pensée plutôt soustraite à l’échange, je veux dire à la transaction et au compromis.
— [...]
— Il faudrait donc penser que la répétition est l’insistance d’une interrogation qui interroge à divers niveaux sans pour autant s’affirmer en termes de question. Répétition répétant non pour envoûter, mais pour désensorceler la parole même et plutôt pour l’estomper que pour l’enfoncer.
— La répétition répond à “l’instinct de mort”, [...], c’est-à-dire répond à la nécessité ou au conseil de cette discrétion qui pose entre être et néant l’intervalle propre à la parole. »313

L’entretien reformule, complète, déplace les propos énoncés sur la répétition. C’est une mise en abyme qui témoigne du flot continu de la parole qui, en se déplaçant, se développe “comme en elle-même”314 et non selon le déroulement des explications rhétoriques. “‘L’insistance d’une interrogation qui interroge’” constitue le moteur de l’échange.

Il s’effectue un travail d’engendrement à partir d’un point imaginaire, d’une inscription archaïque. Même dans une demande qui exprime quelque chose de matériel, l’objet évoqué répétitivement semble inaccessible, dépourvu de toute réalité.

Dans Au moment voulu, la demande répétée du verre d’eau procure une sensation étrange au narrateur :

‘«  Les mots : “Donnez-moi un verre d’eau” me laissèrent le sentiment d’un froid terrible. »’ 315Les vocables “verre d’eau” ne sont pas des signes dont les références auraient partie liée avec le monde. Ils sont à la fois signes et référents. L’objet devient une sorte d’embrayeur qui n’aurait d’autre référent que lui-même, qui s’actualise en se représentant sans cesse graphiquement. Le verre désigné comme signe devient la matière de l’écrit.

Les personnages qui dialoguent, dispensés de tâches fastidieuses, d’obligations, voient “l’événement” se perpétuer, mais toujours différemment. Dans le dialogue, ce dernier, considéré comme l’avènement de la parole, perd lui aussi, nous l’avons vu, son référent. Il erre indéfiniment sans pouvoir s’inscrire dans le temps. C’est la vie réduite à une peau de chagrin, en apparence, ou plutôt à rien, mais c’est ce qui permet à cet événement de survenir.

La parole se déplace, laissant les interlocuteurs sans repos, dans une attention mutuelle infinie, ils ne sont pas privés de toute demande ou de toute réponse qui aurait un objectif perlocutoire. Cette notion de perlocution a été définie par J. L. Austin : ce qui est dit “produit quelque chose. ”316

J. L. Austin oppose énonciation performative et énonciation constative ; la première permettant d’effectuer quelque chose par la parole elle-même, la seconde permettant d’exposer des faits.317 L’énonciation des répliques est plutôt constative même si le fait d’énoncer est un acte. Cette parole, cependant, n’est pas celle de l’inaction. Elle agit d’une manière invisible, en profondeur, elle déstabilise les interlocuteurs.

Elle ne se fixe dans aucun morcellement du temps. Passé, présent et avenir s’intriquent. La voix narrative pointe ce qui se serait passé “il y a des siècles”318, ce qui n’a pas commencé mais recommence. Dans Au moment voulu, c’est le narrateur lui-même qui éprouve le vertige du mouvement incessant, sans origine.

‘“ Je fus seulement traversé par un sentiment d’épouvante, et par ces mots, en qui tient ma bonne foi : « Mais est-ce que cela recommence ? A nouveau ! à nouveau ! » ” 319

Il n’est pas possible de maintenir un instant la préhension des mots, de l’événement. Tout se dérobe, d’où la nécessité de répéter, voire de ressasser. Ce verbe suggère une scansion plus forte, inlassable. L’auteur emploie souvent ce terme ou ses dérivés. “Le ressassement” apparaît dès 1951 dans le titre d’un recueil de plusieurs récits.320

Cette notion est associée au flux incessant de paroles qui ne livrent rien de substantiel.

‘« Ce ressassement sans termes de mots sans contenu, cette continuité de la parole à travers un immense saccage de mots, telle est justement la nature profonde du silence qui parle jusque dans le mutisme, qui est parole vide de paroles, écho toujours parlant au milieu du silence. » 321

Cette notion est également liée à celle de “l’éternel retour”. Il n’est pas très aisé de comprendre cette expression nietzschéenne, car le monde de la représentation subit un total renversement. Dans une représentation circulaire du temps, ce qui est voulu en un instant se répètera de nombreuses fois. ‘«  Même si “tout revient”, ce n’est pas le Tout qui revient, mais : cela revient, le retour (comme neutre) revient. ’» 322

Le moi participe au tout. L’éternel retour induit la disparition de toute vie personnelle. La matière se meut éternellement. Tout est en devenir et tout ce qui devient revient si cela n’a pas été en relation de présence à soi.

L’expression nietzschéenne est commentée à maintes reprises par l’auteur.323 Ce qui revient est donc le mouvement même de la répétition. L’auteur ajoute :

‘«  Mais la loi du Retour est sans exception, elle ne saurait être dépassée, tout se répète, tout revient : limite de la pensée. Penser ou affirmer cette loi, c’est aussi parler à la limite*, là où la parole qui affirme affirme la parole comme ce qui transgresse toute limite : posant toute marque, c’est-à-dire toute écriture, à partir d’une ligne de démarcation nécessaire à dépasser en tant qu’indépassable.  » 324

La parole ne peut se faire l’écho de celle qui serait antérieure et qui donnerait fin à toute parole répétitive.

Claudia affirme au narrateur que Judith “ est parfois  loin, très loin ”, bien plus loin  que dans le passé. 325

Il ne reste plus qu’à trouver la légèreté nécessaire pour participer au ‘“ mouvement perpétuel, ce caprice infini, [...] mouvement vivant et cherchant la vie’ ”,326 ‘“ se faire des yeux dont le regard puisse embrasser des millénaires ’”327, trouver du sens et du non-sens, tout en sachant que ce qui importe est la recherche elle-même.

Avec l’extériorité, la parole est “toujours déjà perdue.”328 L’auteur juxtapose souvent ces deux adverbes qui brouillent la temporalité, en repoussent les limites et renforcent l’idée d’une absence d’origine. La dernière page de Le Pas au-delà illustre dans un dialogue cette parole répétitive qui ne parvient pas à livrer un contenu. Il ne subsiste qu’une parole qui se livre en pure perte.

‘ “ « Pourquoi ne dites-vous plus rien ? » — « Est-ce que j’ai jamais dit quelque chose ? » — « Vous laissiez, sans que rien fût dit, se dire, à la manière d’un remerciement, l’espoir, la déception qui porte tout dire. »
«  Pourquoi ne dites-vous plus rien ? » — « C’est bien d’être encore capable de répéter cette question à voix basse, chaque fois plus basse : une voix nette, neutre, embarrassée. » — « Je n’ai plus, même sous forme de cette dernière question, une pensée qui vous concerne. » — « C’est bien de renoncer à nous maintenir ensemble dans le discernement d’une pensée. » — « Pourquoi, ce que je ne sais plus donner, me le rendre sous l’illusion que c’est bien ? » — « C’est bien. » ” 329

Les espaces perdus, le temps perdu fonctionnent dans les dialogues comme ce qui anime sans cesse un autre “dire”, en suscitant à tout moment une rupture, un éternel commencement privé de diachronie, une plongée dans les paroles. Cette rupture annihile l’univers commun de pensée, d’intérêt qui logiquement s’installe entre deux interlocuteurs. C’est ce qu’affirme clairement la voix narrative au début de L’Entretien infini.

‘«  Parlant à quelqu’un, il lui arrive de sentir s’affirmer la force froide de l’interruption. Et, chose étrange, le dialogue ne s’arrête pas, il devient au contraire plus résolu, plus décisif, cependant si risqué qu’entre eux deux disparaît à jamais l’appartenance de l’espace commun. » 330**’

L’interruption ‘«  porte, d’une manière énigmatique, l’interdit, se présente elle aussi comme interdite, une exception regrettable, une brèche ouverte dans le cercle[...].
Le pur arrêt, l’arrêt qui interdit, de telle sorte qu’intervienne, par une décision non arrêtée, le temps de l’entredire. » ’ 331

Dans Au moment voulu, le premier dialogue entre le narrateur et Claudia commence par “une déclaration de bienveillance ”332, mais se termine par un incident provoqué simplement par l’ouverture de la porte de la chambre.

Nous reproduisons une partie du dialogue et les remarques du narrateur suscitées par les propos de Claudia. Cela permet d’apprécier l’effet étrange produit par la parole. Nous assistons au jeu d’approche. Peu à peu, le trouble s’installe.

‘«  — Dites donc, ma chère, est-ce pour vous un tel ennui de m’avoir là à présent ?
Peut-être n’étais-je pas en mesure de la surveiller et il me semble que, pendant tout ce temps, je la vis surtout à travers mes paroles, mais je crois qu’elle rougit — légèrement — et, je l’imagine, sous l’effet de ce “ma chère” qui cassait si bizarrement les vitres entre nous.** En tout cas, si elle fut capable de se laisser rougir, sa réponse ne broncha pas :
— Pourquoi donc ? lança-t-elle hardiment (mais après un sérieux silence). C’est là une chose à laquelle il fallait bien s’attendre. Et, pour le moment, les ennuis ne sont pas si grands.
— Pour le moment ! Mais croyez-vous que les choses vont pouvoir en rester là ?
Elle fut prompte à la riposte :
— Elles le peuvent ! elles ne demandent qu’à en rester là, — à moins qu’on ne les en empêche.
— Pour ce qui est des choses, c’est sûr, lui concédai-je, elles le préfèrent. Et naturellement, vous le voudriez aussi ?
— Quoi donc ? demanda-t-elle en hésitant.
— Mais, que les choses en restent là !
Si vigoureuse que fût ma question, elle n’y répondit pas ; elle semblait se refuser à évoquer devant moi ce qu’il lui appartenait de vouloir et de ne pas vouloir. Aussi allai-je grossièrement de l’avant :
— Vraiment, vous le désirez, vous le désirez à ce point ?
— Oui, dit-elle brusquement, plus que tout au monde !
Le silence qui suivit cette déclaration signifiait mal combien de sa part elle était inattendue, bouleversante, comme je me sentis ébranlé, mal à l’aise pour l’avoir provoquée, et dorénavant tenu en respect. Une telle franchise, une reconnaissance aussi loyale de la vérité, comment ne pas lui faire droit ? je dis presque sans y penser :
— Eh bien, comment allons-nous nous en tirer maintenant ?
— Nous en tirer ?
Elle semblait avoir plongé — ou était-ce moi ? — au fond de cette parole qu’elle avait dite ; je voyais bien qu’elle me regardait à présent avec ces mots extrêmes,** affirmée, dressée en eux, et que, devenue à son tour plus que tout au monde, ce qu’elle apercevait devant elle ne lui paraissait que l’ombre, sans doute immense, de sa propre immensité.
— Claudia, dis-je, et je me levai bravement, je crains d’être pour vous quelqu’un d’incommode, de plus incommode que vous ne voulez le reconnaître. Mais, maintenant, ni l’un ni l’autre nous ne pouvons plus l’effacer : il est arrivé quelque chose.
— Quelque chose ?
— Oui, à présent, je suis là !
— Certainement, dit-elle avec un sourire décidé, vous êtes là ! Enfin, plus ou moins. »333

L’exigence au sein de cette relation interpersonnelle ne fait pas moins appel à la sollicitude. Au niveau relationnel, ces échanges favorisent une relation horizontale, “par nature symétrique”.334 Le comportement du narrateur n’est pas différent de celui de Claudia. Aucune divergence n’apparaît eu égard leur relation mutuelle, mais la distance interpersonnelle ne se négocie pas véritablement entre eux, au risque de heurter le partenaire.

Claudia n’est pas le personnage focal, cependant ses remarques et ses questions s’effectuent sur le même jeu d’approche et de distance que celui du narrateur. Il lui arrive d’être, elle aussi, profondément désarmée ou de manifester une ardeur imprévisible dans la riposte, mais c’est surtout le narrateur qui interroge. Claudia réplique en répétant les mots entendus. Ceux-ci infèrent, le plus souvent, une réponse non pas implicite mais très évasive, parfois inexistante.

Au fur et à mesure que se déroule le dialogue, l’incidence insigne d’un seul mot, le déploiement de paroles inaccoutumées perturbent les locuteurs.

Le trouble produit par les paroles répétées, ressassées, induit moins une altération de sens qu’une sorte de béance, un interstice au sein duquel fulgure un langage auroral.

Les personnages ne nous font part de leurs intentions, de leurs impressions qu’à partir du temps présent qui les habite. Ces impressions énoncées appartiennent à la précarité de l’instant et n’entraînent aucune incidence sur l’avenir. Cette distorsion du temps et de l’espace prouve à quel point le dialogue blanchotien ne développe aucune temporalité intradiégétique, propre à l’évolution des échanges. Il ouvre plutôt un espace au sein duquel les paroles essaient de “résonner en mot”.

Provenant de la “verbalité du verbe”335, elles ne donnent pas seulement à entendre, elles ont pour fonction de “faire vibrer l’essence de l’être”.336 A propos du langage dont la fonction première, ontologique ne serait pas de nommer mais de résonner, Emmanuel Levinas parle d’une “excroissance du verbe”337, d’un excès qui, au sein de l’allocution, tente “l’égrènement de l’essence”338 de l’être.

La menace du désastre, d’un effondrement pèse au travers des répliques comme si une parcelle de temps devenait beaucoup plus le lieu de l’égarement qu’une progression de sens. Pour cette raison, la parole ressasse pour essayer de circonscrire une réalité silencieuse, irreprésentable qui ne s’enferme dans aucun concept. Elle fait plutôt obstacle à la pensée elle-même comme s’il était totalement impossible de définir l’être en termes de pensée et de paroles.

L’écho “oublieux du temps” s’ouvre sur un espace indéterminé où s’achemineraient des paroles antérieures aux répliques, tout amphibologiques qu’elles pussent paraître. Chaque instant du temps mémoriel se tourne du côté d’un mystère qui préexiste au temps. Les personnages apaisent le temps “‘en faisant de chaque moment une inquiétude ignorée de la suite’”.339 Ils partagent l’accueil de l’inconnu, une communication qui ne véhicule pas de contenus très significatifs mais des ouvertures de sens où s’affaiblit toute causalité événementielle. C’est dans cette temporalité irrésolue que l’événement manque à son lieu d’être. Celui qui parle s’efface au profit d’un temps immanent au corps de la parole.

Si les énoncés des interlocuteurs perdent leur pertinence, c’est parce qu’il devient impossible de préciser l’intention du locuteur, la valeur illocutoire de l’énonciation. Les personnages ne poursuivent aucun objectif, ne semblent pas s’inscrire dans la linéarité du temps de la parole, ils ne sont pas mieux informés au terme de l’échange comme s’ils n’étaient pas seuls à décider du sens et de la portée de leurs propos. Ils s’égarent, ils se dérobent les uns aux autres puisqu’ils ne parviennent pas à adresser un véritable message mais, au coeur de cette dérobade, ils se tiennent ensemble.

Notes
292.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 318.

293.

Ibid.

294.

Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Coll. ’Epiméthée, essais philosophiques’, [1968], 1993, pp. 36-37.

295.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 26.

296.

Ibid., pp. 87-88. C’est nous qui soulignons dans la totalité de la citation.

297.

Titre des Essais critiques, IV, de Roland Barthes, Seuil, Coll. ’Points Essais’, [1984], 1993, p. 102 : “C’est le frisson du sens que j’interroge en écoutant le bruissement du langage.”

298.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 161-162.

299.

Ibid., p. 150.

300.

Maurice Blanchot, Faux pas, p. 321. Au sujet du style de Charles Péguy, qui “vient en partie de ce rythme qui régla ses pensées.”

301.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 116.

302.

Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (dictionnaire), Christian Bourgois éditeur, Coll. “10-18” [1984], 1990, p. 53.

“Deux phrases font pour ainsi dire entre elles l’échange des mots qui les composent, de manière que chacun se trouve à son tour à la même place et dans le même rapport où était l’autre.” (Littré, cité par Gradus).

303.

Ibid., p. 187 : “Lorsque, de deux propositions corrélatives, l’une commence et l’autre finit par le même mot. [...] Les épanodiploses ont un effet de soulignement, voire de ressassement.”

304.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 150.

305.

Gilles Deleuze, Différence et répétition, p. 33.

306.

Ibid., pp. 33-34.

307.

Ibid., p. 34.

308.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 43.

309.

Maurice Blanchot, L’Amitié, p. 243.

310.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 565.

311.

Ibid., p. 501.

312.

Ibid.

313.

Ibid., pp. 501, 503.

314.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 501.

315.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, pp. 12, 37.

316.

J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, Coll. “Points Essais”, [1970 pour la version française], 1991, p. 181 :

Perlocution : un acte qui, en plus de faire tout ce qu’il fait en tant qu’il est aussi une locution

(i. e. en tant qu’il dit quelque chose), produit quelque chose “PAR le fait” de dire (d’où le préfixe per). Ce qui est alors produit n’est pas nécessairement cela même que ce qu’on dit qu’on produit. (“Je t’avertis”, par exemple, est une perlocution si celui à qui je parle est effrayé — et non simplement averti— par mes paroles.)” (Tous les mots soulignés le sont par l’auteur.)

317.

Ibid., pp. 81-88.

318.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 14.

319.

Ibid.

320.

Maurice Blanchot, Le Ressassement éternel, Minuit, 1951, réédité in Après coup, Minuit, 1983.

321.

Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 320.

322.

Maurice Blanchot L’entretien infini, p. 411.

323.

Principalement dans L’Entretien infini et Le Pas au-delà.

324.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 413.

325.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 110.

326.

Ibid., p. 162.

327.

Nietzsche, Le Gai savoir, Gallimard, Coll. ’NRF-Idées’ [1950], 1975, p. 358.

328.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 180.

329.

Ibid., p. 187.

330.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. XXIV.

331.

Ibid., p. XXVI.

332.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 39.

333.

Ibid., pp. 39-42.

334.

Catherine Kerbrat-Orecchioni, ’La relation interpersonnelle’, La conversation, pp. 41-45.

335.

Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, pp. 60-61. « Le verbe atteint sa verbalité même en cessant de nommer des actions et des événements, en cessant de nommer. C’est là que le mot ’a des façons’ uniques en son genre, irréductible à la symbolisation qui nomme ou évoque. »

336.

Ibid., p. 61.

337.

Ibid.

338.

Ibid., p. 73.

339.

Maurice Blanchot, Au moment voulu, pp. 58-59.