Si la parole se répète, se disperse dans un espace et un temps incertains, si elle semble agrandir son espace intérieur, comment peut-elle véritablement s’agréger à celle de l’autre, comment peut-elle se constituer dans l’épanchement d’un “nous” qui s’oppose à l’exiguïté et à la primauté d’un “je” ?
‘« Agitation de parole nullement confuse, — et quand elle se tait, elle ne se tait pas : je pouvais m’en distinguer, seulement l’entendre tout en m’entendant en elle, immense parole qui disait toujours “Nous”. »341 ’Personne ne réside réellement au sein de ce “nous”. C’est ce qu’affirme le narrateur dans Le Dernier homme, quand il se demande quelle est la représentation identitaire voire affective de chacun, celle du ’professeur’, celle de son amie et de lui-même.
‘« Qu’est-ce donc qui l’égare ? Que cherche-t-il de mon côté ? Qu’est-ce qui l’a attiré ? Ce qu’elle est pour moi ? Ce “nous” qui nous tient ensemble et où nous ne sommes ni l’un ni l’autre ? »342 ’Parfois, “l’assise” de ce “choeur” ne se situe pas en “je”, ni “tu”, mais “quelque part vers la mer”.343 Cela prouve à quel point les soubassements de ce “nous” s’établissent hors du sujet et questionnent l’infini à l’exemple de L’Innommable de Samuel Beckett. Maurice Blanchot s’interroge sur la naissance de cette parole. “L’Innommable” se tourne également vers la mer.344 La parole semble provenir d’un lieu indéterminé et extérieur au “je” qui la prononce.
‘« L’Innommable* est précisément expérience vécue sous la menace de l’impersonnel, approche d’une parole neutre qui se parle seule, qui traverse celui qui l’écoute, est sans intimité, exclut toute intimité, et qu’on ne peut faire taire, car c’est l’incessant, l’interminable. »345 ’Celui qui parle, dans le roman de Samuel Beckett, précise que sa tête est loin, que ses paroles sont ailleurs. Dans Le Dernier homme, “ l’immense parole qui disait toujours “Nous” ” incite le narrateur à se tenir “sur la crête de l’étroite ivresse.”346 Un dialogue, comme une incise, interroge magnifiquement ce “nous”, cette voix qui “ ‘a l’ampleur et la force de mondes ajoutés aux mondes.’ ” 347
‘“ « Qu’y a-t-il maintenant hors de nous ? » — « Personne. » — « Qui est le lointain et qui est le prochain ? » — « Nous ici et nous là-bas. » — « Et qui le plus vieux et le plus jeune ? » — « Nous. » — « Et qui doit être glorifié, qui vient vers nous, qui nous attend ? » — « Nous. » — « Et ce soleil, d’où tient-il sa lumière ? » — « De nous seuls. » — « Et le ciel, quel est-il ? » — « La solitude qui est en nous. » — « Et qui donc doit être aimé ? »Ce “nous” n’est pas une myriade de “je”. C’est dans un élan poétique que l’auteur célèbre ce pronom. ‘« “Nous”* : ce mot se glorifie éternellement, il monte sans fin, il passe entre nous comme une ombre, il est sous les paupières comme le regard qui a toujours tout vu. Il est l’abri sous lequel nous nous pressons, ne sachant rien, les yeux fermés, et la bouche aussi est fermée. » ’ 349
Dans la deuxième partie, le “nous” survivrait, cette fois, dans le royaume des mourants. Les interrogations s’enchaînent, précipitées par une force qui les domine. “ Cette agitation de parole ”350 ne constitue ni un monologue, ni un véritable dialogue. Le questionneur n’entend pas de véritable réponse, mais une plainte dont il ne sait reconnaître la provenance : “ en moi ? en toi. ? ”351
Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, p. 88.
Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 112.
Ibid., p.46.
Ibid., p.112.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, extrait de L’Innommable de Samuel Beckett, cité par l’auteur, chapitre intitulé : Où maintenant ? Qui maintenant?, p. 291 :
“Je n’ai rien à faire, c’est-à-dire rien de particulier. J’ai à parler, c’est vague. j’ai à parler, n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai à parler. Personne ne m’y oblige, il n’y a personne, c’est un accident, c’est un fait. Rien ne pourra jamais m’en dispenser, il n’y a rien, rien à découvrir, rien qui diminue ce qui demeure à dire, j’ai la mer à boire, il y a donc une mer.”**
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 290.
Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 112.
Ibid., p. 113.
Ibid., pp. 112-113.
Ibid., pp. 113-114.
Ibid., p. 112.
Ibid., p. 141.