2. “Une parole sans partage” 352

Pour éclairer ce “nous” qui lie les êtres, notamment les interlocuteurs, l’auteur emploie le terme de “communauté”. Ce dernier est également employé par Georges Bataille dans L’Expérience intérieure. 353 Dans un paragraphe intitulé : La “communication”, il écrit :

‘«  Ainsi nous ne sommes rien, ni toi ni moi, auprès des paroles brûlantes qui pourraient aller de moi vers toi, imprimées sur un feuillet : car je n’aurai vécu que pour les écrire, et, s’il est vrai qu’elles s’adressent à toi, tu vivras d’avoir eu la force de les entendre. (De même, que signifient les deux amants, Tristan, Yseut, considérés sans leur amour, dans une solitude qui les laisse à quelque occupation vulgaire ? deux êtres pâles, privés de merveilleux ; rien ne compte que l’amour qui les déchire ensemble.) »354

Pour Georges Bataille, la communauté fut principalement celle des amants. Elle est ici ce qui fait communiquer les singularités, ‘“ une présence d’un être-ensemble ’”, ainsi que le suggère Jean-Luc Nancy dans La Communauté désoeuvrée.355

Celui-ci remet en jeu “ la question de la communauté ”.356 Il rappelle, de prime abord, qu’elle a été disloquée. Jean-Jacques Rousseau est peut-être le premier à en avoir pris conscience. Les Romantiques et Hegel parleront également de communauté perdue.357 Jean-Luc Nancy détermine ainsi « ‘l’expérience moderne de la communauté : ni oeuvre à produire, ni communion perdue, mais l’espace même, et l’espacement de l’expérience du dehors, du hors-de-soi.’ » 358

C’est à partir du texte de ce dernier que Maurice Blanchot, principalement dans La Communauté inavouable, reprend “ une réflexion jamais interrompue ” 359 qui fait également écho aux textes de Georges Bataille. Il présente lui aussi une définition de la communauté qui va à l’encontre de son sens étymologique :

‘«  Même si la communauté exclut l’immédiateté qui affirmerait la perte de chacun dans l’évanouissement de la communion, elle propose ou impose la connaissance [...] de ce qui ne peut être connu : ce “hors de soi “ (ou le dehors) qui est abîme et extase, sans cesser d’être un rapport singulier. » 360

La communauté engage “ la transmission de l’intransmissible ”.361 Nous nous attarderons plus spécialement sur celle qui porte sur la relation de parole. Maurice Blanchot évoque la communauté dans différents domaines. C’est dans La Part du feu, dans un chapitre réservé à René Char, au sujet de Feuillets d’Hypnos, que l’auteur emploie pour la première fois le mot communauté‘. ’Ces notes [...] disséminées parmi des poèmes ’” sont rédigées pendant le maquis.

‘« Peut-être, comme le dit Char, sont-elles affectées par l’événement. Mais c’est l’éphémère de l’événement qui trouve en elles de quoi devenir durable, et même paraîtraient-elles “néant” au regard de circonstances si pathétiques, sembleraient-elles impersonnelles, parce que n’exprimant que les mouvements généraux, le “mimétisme” d’une communauté, ce qu’elles ont cependant gardé de pathétique et de force s’accroît de ne s’être pas dissipé “ à la vue du sang supplicié ”, et écrites par personne, elles sont telles qu’elles ne pouvaient être trouvées que par un seul. »362

Le terme communauté conserve ici sa signification habituelle. Les notes parsemées ne s’agrègent pas, stricto sensu, à l’ensemble de la production mais participent de cet état de force d’évocation.

L’auteur inscrit également la communauté dans un univers historique, littéraire et bien sûr communicationnel. Dans ce contexte, les dialogues de L’Attente l’oubli expriment parfaitement cette absence de lien qui est paradoxalement constitutive de la communauté.

‘“ « Pourquoi me demandez-vous cela, à moi ? »363  — « Vous êtes la personne qu’il me faut : je l’ai toujours su. » — « Et d’où vous vient cette idée ? » Elle ne réfléchit pas longtemps : «  De vous. Vous le savez bien. Vous m’avez attirée par cette idée. » — « Est-ce que vous voulez bien reconnaître que, loin d’en savoir quelque chose, je ne pourrais pas l’exprimer ? » — « C’est la preuve que cela est déjà en vous plus profondément qu’en moi. » — « Non, croyez-moi, je ne le sais pas. » — « A nous deux, nous le savons. »
Il sentait qu’en effet cette pensée ne leur était pas commune, mais qu’ils ne seraient en commun que dans cette pensée. » 364 **

Ce “nous” ne représente pas l’alliance d’un “je” et d’un “tu”, mais l’entente de ce qui est “ à tous deux inconnu. ”365 Nous sommes loin d’une liaison ordinaire. Cela ne peut manquer de nous surprendre. Les paroles indiquent l’impossibilité de l’emprise communielle.

‘«  La communauté n’est pas pour autant la simple mise en commun, dans les limites qu’elle se tracerait, d’une volonté partagée d’être à plusieurs, fût-ce pour ne rien faire, c’est-à-dire ne rien faire d’autre que de maintenir le partage de ’quelque chose’ qui précisément semble s’être toujours déjà soustrait à la possibilité d’être considéré comme part à un partage : parole, silence. »366

Cette “ communauté inavouable ” se trouve en rapport avec un vide qui ne s’origine en aucune manière dans la réalité sensible. Elle doit être acceptée au-delà de son contenu sémantique premier en vue d’accueillir sa présence “négative”,367 la perte d’une union effective.

‘“ «  Sommes-nous ensemble ? Pas tout à fait, ‘n’est’-ce pas ? Seulement, si nous pouvions être séparés. » — « Nous sommes séparés, j’en ai peur, par tout ce que vous ne voulez pas dire de vous.  » — « Mais aussi réunis à cause de cela. » — « Réunis : séparés. » ** Elle se perdit dans une sorte de souvenir d’où elle sortit pour affirmer en souriant : «  Nous ne pouvons être séparés, que je parle ou non. » ”368

Il y aurait ainsi une sorte d’accroc, une carence dans le tissu de la représentation des mots. La relation de parole, en tant qu’elle constitue un dialogue, induit un univers commun aux protagonistes de l’échange, mais ces derniers ne parviennent pas à énoncer quelque chose d’essentiel. Ils se trouvent réunis dans cette incapacité de formuler. Ce qui est partagé, ce ne sont même pas les idées, ces “ succédanés des chagrins ”, contrairement à ce que pensait Marcel Proust.369 Selon ce dernier, « ‘ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont, par conséquent, susceptibles d’expression, mais les idées.’ » 370 Maurice Blanchot adopte une position encore plus paradoxale : le partage devient celui de l’éloignement.

‘«  La communauté, en tant qu’elle régit pour chacun, pour moi et pour elle, un hors-de-soi (son absence) qui est son destin, donne lieu à une parole sans partage** et pourtant nécessairement multiple, de telle sorte qu’elle ne puisse se développer en paroles : toujours déjà perdue, sans usage et sans oeuvre et ne se magnifiant pas dans cette perte même. Ainsi don de parole, don en “pure” perte** qui ne saurait assurer la certitude d’être jamais accueilli par l’autre, bien qu’autrui rende seul possible, sinon la parole, du moins la supplication à parler qui porte avec elle le risque d’être rejetée ou égarée ou non reçue. »371

Ce “don de parole, don en pure perte”, évoqué par l’auteur au sujet de son ami Georges Bataille, est celui qu’éprouvent en général les personnages blanchotiens. Comment ne pas penser également à ceux de l’oeuvre de Samuel Beckett commentés pas l’auteur. Les écrits aporétiques, remplis d’oxymores, d’attente, l’absence d’une histoire, l’absence de réalisme, l’impossibilité de dire l’instance de vie et de mort sont autant de points communs avec l’oeuvre de Maurice Blanchot. Dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon attendent la venue improbable d’un personnage énigmatique. Cela correspondra au commencement de la vie. Dans Fin de partie, le départ de Clov, le serviteur de Hamm, coïncidera avec l’anéantissement des autres.

Toutefois, les personnages de Samuel Beckett connaissent, d’une manière générale, une désolation, une décadence physique, une crise de la parole qui n’a pas de commune mesure avec ceux de Maurice Blanchot. Nous avons vu que la légèreté, la gaîté, sont parfois éprouvées par les narrateurs de Au moment voulu, de Celui qui ne m’accompagnait pas, l’homme et la femme de L’Attente l’oubli. Samuel Beckett écrit, à l’encontre de Maurice Blanchot, de plus en plus pour détrôner la signification du mot lui-même. Dans l’un de ses derniers écrits, Cap au pire, nous avons l’impression qu’il a créé un texte in absentia. Ce qui est désigné provient de nulle part. Le référent disparaît. Le contexte demeure inexistant.

‘« Les mots qui empirent de qui pas su. D’où pas su. A tout prix pas su. Maintenant aux fins de dire du pis qu’ils peuvent eux seuls eux seuls. Ombres de la pénombre vide toutes eux. Rien sauf ce qu’ils disent. Tant mal que pis disent. Rien sauf eux. Ce qu’ils disent. De qui que ce soit d’où que ce soit disent. Pis au point qu’ils risquent à jamais de mieux rater le plus mal dire. »372

Cherche-t-il, comme l’affirme Pascale Casanova, à substantiver les mots ?373 Ce n’est pas si sûr, car cette écriture syncopée laisse plus entendre l’énergie d’un mouvement qu’une tentative de faire coïncider le mot avec la chose. Les personnages connaissent principalement l’isolement dans la parole. Dans une tragique théâtralité, elle ne cherche pas à s’unir à l’autre.

Nous verrons, dans la quatrième partie, comment ce “Nous” peut également qualifier la parole d’un seul personnage, du narrateur, dans la proximité d’une certaine pensée. Qu’elle fasse appel à un seul être ou à plusieurs, la communauté demeure, car “ ‘à la base de chaque être, il existe un principe d’insuffisance... (principe d’incomplétude).’ ”374

‘«  Sans doute, l’insuffisance appelle-t-elle la contestation qui, viendrait-elle de moi seul, est toujours l’exposition à un autre (ou à l’autre), seul capable, pas sa position* même, de me mettre en jeu. »375

Dans ces conditions, le dialogue, nous le verrons, si accorts que fussent les échanges, ne convie pas aux affinités électives grandissantes.

La communauté existe en dehors de tout échange direct. La conversation, au coeur de laquelle nul ne s’entretient véritablement de choses et d’autres, maintient une tension car la voix des personnages n’est pas personnelle ; elle semble être sans médiation ni communication comme s’il fallait une mésentente, une mésalliance qui crée l’espace d’un entre-deux, qui s’inscrit hors du monde et de sa réalité. C’est seulement dans ces conditions que s’effectuent les échanges, dans un rapport d’approche non médiatisé par des valeurs identitaires, par une appartenance définie de race, de nationalité, de religion. La notion de communauté est repensée au-delà de celle de communion.

Dans Le Dernier homme, “nous” représente la communauté sans visage et sans nom des résidents du sanatorium qui entourent “le professeur”. Le narrateur a l’impression qu’un autre lui-même l’écoute, un être ‘“plus vaste et cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été [lui] se fût étrangement éveillé en ’nous’, présence et force unie de l’esprit commun.”’ 376

Dans ce “nous”, résident “la puissance des éléments”377, les impressions soudaines des personnages mais aussi l’appel vers l’ultime anonymat que représente la mort. La communauté se forge alors autour d’une pensée insoutenable mais l’esprit de légèreté du “professeur” “le rendait innocent du pire”.378 Là réside peut-être l’essentiel de la réflexion de l’auteur : la communauté existe dans le rapport à l’autre qui s’absente. Ce faisant, la disparition de l’expérience subjective renvoie à la propre mort de chacun. ‘“Dans tout échange public ou privé de parole”379,’ retentit le ‘“silence final où cependant il n’est jamais sûr que tout, enfin, se termine.”’ 380 La communauté devient indéniablement inavouable car l’expérience ou les révélations autobiographiques lui sont totalement étrangères. Elle présente, elle aussi, quelque chose de désincarné. Elle se donne à penser seulement dans une sorte d’écart qui signe le deuil de la communication habituelle.

Cette “parole sans partage” induit une brèche au coeur de l’échange. Après avoir insisté sur le dilemme de la communication, il convient de se demander comment ces voix qui obéissent si mal aux jeux d’enchaînement sémantique et pragmatique se manifestent. Pour cela, il n’est pas possible d’effectuer une fragmentation des dialogues en unités spécifiques. L’interlocuteur offre souvent une parole imprévisible, inhabituelle qui ne converge pas forcément vers celle du partenaire. Il est parfois impossible de dissocier les points de vue respectifs. L’organisation structurale des dialogues ne peut nous éclairer néanmoins l’approche de paroles actualisées dans les situations d’échanges permet malgré tout de circonscrire l’apparente mésentente.

Notes
352.

Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Minuit, [1983], 1990, p. 25.

353.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure, titre du chapitre III de la première partie: “Principes d’une méthode et d’une communauté”, p. 22.

354.

Ibid., p. 111-112.

355.

Jean-Luc Nancy, La Communauté désoeuvrée, Christian Bourgeois éditeur, Coll. “Détroits”, [1986, 1990], 1999, p. 197.

356.

Ibid., p. 27.

357.

Ibid., p. 29.

358.

Ibid., p. 50.

359.

Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, p. 9. Cet essai parut à la fin de l’année 1983, mais La Communauté désoeuvrée avait précédemment été publiée dans le n° 4 de la revue Alea, en 1983.

360.

Ibid., p. 34.

361.

Ibid., p. 35.

362.

Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 110.

363.

Maurice Blanchot, L’Attente, l’oubli, p. 81. La demande, nous le verrons, concerne le “seul don” que l’autre ne pût lui faire.

364.

Ibid., pp. 81-82.

365.

Ibid., p. 107.

366.

Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, p. 19.

367.

“La Communauté négative” : titre de la première partie de La Communauté inavouable, consacrée à Georges Bataille. L’auteur rappelle que ce dernier a qualifié ainsi la communauté au sujet des rapports du livre avec l’inconnu.

368.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 42.

369.

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Le temps retrouvé, p. 271.

370.

Ibid., p. 273.

371.

Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, pp. 25-26.

372.

Samuel Beckett, Cap au pire, Minuit, 1991, p. 37.

373.

Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur, Seuil, Coll. “Fiction et Cie”, 1997, p. 16.

374.

Georges Bataille, cité par Maurice Blanchot in La Communauté inavouable, p. 15. Le principe d’incomplétude est le titre d’un paragraphe de La Communauté négative.

375.

Maurice Blanchot La Communauté inavouable, p. 20.

376.

Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 9.

377.

Ibid., p. 9.

378.

Ibid., p. 12.

379.

Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, p. 38.

380.

Ibid.