Les paroles n’étant pas toujours reliées par un degré significatif de cohésion sémantique, pragmatique, elles semblent venir de très loin. L’auteur associe très souvent, aussi bien dans les essais que dans l’écriture fictionnelle, parole et silence. Ces deux termes non seulement ne s’opposent pas, mais se trouvent étroitement intriqués.
Deux voix s’entretiennent parfois sur l’acte de parole lui-même :
‘« La parole est parole sur fond de silence, mais le silence n’est encore qu’un nom dans le langage, une manière de dire ; [...] nous ne parlons que par la différence qui nous tient à distance de la parole, parlant seulement parce que nous parlons, et toutefois pas encore : ce “pas encore” ne renvoie pas à une parole idéale, au Verbe supérieur dont nos paroles humaines seraient l’imparfaite imitation, mais il constitue la décision même de la parole, dans sa non-présence, cet à venir qu’est toute parole tenue pour présente, d’autant plus insistante qu’elle désigne et engage le futur, qui est aussi un futur à parler, cette non-parole qui appartient au langage et qui pourtant, chaque fois que nous parlons essentiellement, nous met hors du langage, de même que nous ne sommes jamais plus près de parler que dans la parole qui nous en détourne. »381**’Quelque chose se dérobe à toute parole possible. ‘“ Produit-elle du silence par défaut ou du silence par excès ? ”’ 382 s’interroge l’auteur. Elle nous renvoie “ ‘sans cesse à un acte dont elle rêve comme du moment où elle pourrait se réaliser toute entière et en même temps tout entière disparaître. ’” 383
Le silence ne répond plus à la définition qu’en donne Georges Gusdorf dans La parole :
‘« Il est un blanc dans le dialogue où les harmoniques de l’accord ou du désaccord existant peuvent se manifester. Le silence donne la parole aux profondeurs, lorsqu’elles sont en jeu, et aux lointains, s’il en existe. »384 ’Maurice Blanchot ne lui accorde pas le pouvoir de faire parler les profondeurs. Nous le verrons, la parole est souvent celle “ de la profondeur sans profondeur. ” 385 De plus, cette “non-parole” sidère la parole elle-même. Il existe une “part échappée” dans toute parole. Elle diffère de ce que Jacques Hassoun nomme la “part distraite”, dont nous pouvons faire le deuil lorsque nous écrivons386 — le rapport d’immédiateté concernant parler et écrire n’étant pas le même.
Les dialogues de L’Attente l’oubli tentent de rendre compte de cette “part échappée ”387 qui coupe le souffle à la parole.
‘“Leurs paroles, elles ne s’égalent pas encore, même si elles disent ce qui les rapporte également l’une à l’autre.Ce silence insaisissable, retenu dans les intermittences du “dire”, ne résout rien. Il devient l’expression d’un abîme au sein duquel demeure la conscience. Il ressemble à celui que poursuit Mallarmé. Les protagonistes de L’Attente l’oubli, désireux de “donner un sens plus pur aux mots de la tribu”390, s’entretiennent inlassablement dans l’attente d’une parole différente.
‘« Il avait souvent eu l’impression qu’elle parlait, mais qu’elle ne parlait pas encore. Il attendait donc. Il était, enfermé avec elle, dans le grand cercle mouvant de l’attente. »391 ’Les syntagmes nominaux : “ Parole de sable, rumeur de vent ”, ne proviennent peut-être pas du “ ‘calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur’”.392 Ils transmettent paradoxalement une certaine légèreté, mais les “blocs” privés de verbes se définissent imparfaitement par l’étendue de leur pouvoir signifiant. Le soupir du dire prévaut contre le dire lui-même. Les noms deviennent les ‘“ pierres d’abîme pétrifiées par l’infini de leur chute ”’.393 La parole devient celle de la dispersion, elle naît et disparaît en même temps.
‘« Quand tout est dit, ce qui reste à dire est le désastre, ruine de parole, défaillance par l’écriture, rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste (le fragmentaire). »394 ’Ce qui s’effondre en bloc est la parfaite maîtrise du sens. Dans la tentative de dévoilement, dans la recherche de la naissance du sens, ce qui est dit, parlé, institue une sorte de pression dans les mots ; or, ces derniers recèlent, nous l’avons vu, un vide immense. Nous pouvons trouver quelque analogie dans la peinture qualifiée de “postmoderne” : le peintre Rothko essayait vainement de représenter l’irreprésentable. Toute figure avait disparu, il ne restait plus qu’une sensation qui aurait rappelé son absence. A ce sujet, l’écrivain Guy Scarpetta parle de “l’assomption de la figure”. Il reste à contempler le tombeau vide dans lequel s’inscrivent des traces. Les rectangles peuvent être définis comme des figures si nous les distinguons du fond du tableau, mais ces dernières sont elles-mêmes “ le signe d’une présence vibrante, absente. ” 395
De même, les personnages expriment, avec souvent une intuition exemplaire, l’état de manque dans lequel les paroles les maintiennent. La perte que ces dernières occasionnent peut être vécue soit dans l’insouciance, soit dans l’effarement. Dans les écrits de Samuel Beckett, le silence est source de tourment, car nul ne peut l’obtenir. Dans L’Innommable, le narrateur aspire au silence mais il ne parvient pas à se taire. Les personnages sont alors animés ‘« par une profonde erreur [...] ce mouvement heurté s’accomplit dans une région qui est celle de l’obsession impersonnelle. »’ 396 Dans les écrits de Maurice Blanchot, le silence est souvent réel, salutaire. Il existe entre deux paroles ou derrière une parole. Il est tantôt “aride”,397 “abrupt”,398 tantôt lié à “un sourire de l’espace”,399 à “la clarté du vide”400, à l’absence, l’oubli de sa propre présence401 qui laisse place à celle de l’effacement.
“Sous le bruit des paroles”, il est “un silence primodial” 402 à trouver. En conversant, les personnages effectuent une expérience existentielle dont la finalité demeure inatteignable. Le mot “ expérience ”, si souvent utilisé par l’auteur, ne connote pas la perception ou le savoir mais quelque chose qui ne peut être objectivé, qui échappe aux données sensibles et qui est livré par l’espace et le temps vécus indéterminables. Le silence ne s’oppose pas aux paroles, il n’en constitue pas la butée qui permettrait l’alternance de deux voix. Paradoxalement, il émane des paroles elles-mêmes. Celles-ci ne commencent ni ne s’achèvent. Elles deviennent le lieu d’une investigation obscure.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, pp. 44-45.
Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 65.
Ibid.
Georges Gusdorf, La parole, p. 89.
Maurice Blanchot, Le livre à venir, p. 214.
Jacques Hassoun, L’Exil de la langue —Fragments de langue maternelle—, p. 201. : “Quelles que soient les illusions d’une reconstitution parfaite et intégrale dont nous pourrions nous bercer, écrire revient toujours à faire le deuil de cette part distraite.”*
Ibid.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 152-153.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 114.
Stéphane Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe, Poésies, Coll. “Classiques français”, Bookking International, 1993, p. 81.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 14
Stéphane Mallarmé, loc. cit.
Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 95.
Ibid., p. 58.
Jean Couturier, “Une vie, une oeuvre”, Marc Rothko, émission radiophonique, France Culture, par Laurence Crémière, août 1999.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 287. Au sujet de Molloy : “Cet errant à qui manquent déjà les moyens d’errer [...], qui tourne éternellement autour d’un but obscur, dissimulé, avoué, dissimulé à nouveau.”
Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 57.
Maurice Blanchot, Au moment voulu, p. 25.
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 167.
Maurice Blanchot, Le Dernier homme, p. 126.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 140.
Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 72.