Les paroles défaillantes, incapables de devenir des paroles visionnaires ou tout simplement signifiantes, portent en elles ce que l’auteur qualifie de paroles neutres. Ce dernier a défini maintes fois ce qualificatif qui sera très vite substantivé.
‘« Neutre, ce mot apparemment fermé mais fissuré, qualificatif sans qualité, élevé (selon l’un des usages du temps) au rang de substantif sans subsistance ni substance, terme où se ramasserait sans s’y situer l’interminable. » 403*’Cette neutralité d’essence négative (ne-uter) est la phase d’une transgression. Elle se loge dans une présence de l’absence :
‘« Le neutre est ce qui ne se distribue dans aucun genre : le non-général, le non-générique comme le non-particulier. Il refuse l’appartenance aussi bien à la catégorie de l’objet qu’à celle du sujet. Et cela ne veut pas seulement dire qu’il est indéterminé et comme hésitant entre les deux, cela veut dire qu’il suppose une relation autre, ne relevant ni des conditions objectives, ni des dispositions subjectives. »404**’La voix narrative, l’atmosphère mi-réelle, mi-irréelle deviennent parfois des figures neutres. Nous nous préoccuperons principalement de la parole au “ton neutre.”405 et d’une situation à partir de laquelle gravite “le neutre”. L’auteur insiste sur “l’aliquid* qui porte sa marque.” 406 C’est un genre grammatical, mais qui ‘« oriente vers quelque chose d’autre [...]. Serait neutre celui qui n’intervient pas dans ce qu’il dit ;** de même que pourrait être tenue pour neutre la parole, lorsque celle-ci se prononce sans tenir compte de celui qui la prononce ou sans tenir compte d’elle-même, comme si, parlant, elle ne parlait pas, laissant parler ce qui ne peut se dire dans ce qu’il y a à dire. »’ 407
Le neutre est également nommé “il y a”. ‘“ L’il y a* en tant que neutre, se joue de la question qui porte sur lui. ”408 ’ Emmanuel Levinas a élaboré cette notion au cours d’une critique de la pensée de Heidegger.
‘« Pour Heidegger, une alternance du néant et de l’être se joue aussi dans la vérité de l’être, mais Blanchot, contrairement à Heidegger, ne la nomme pas vérité, mais non-vérité. »409 ’Chez Maurice Blanchot, l’errance est condition de vérité et non l’inverse. Ainsi, l’être Heideggerien est-il différent de l’être blanchotien. Celui-ci ‘“n’est encore qu’un écran pour le neutre”.410 “L’il y a* remplit le vide que laisse la négation de l’être.”’ 411
L’auteur, évoquant De l’existence à l’existant d’Emmanuel Levinas, rappelle lui aussi qu’ “‘Il y a* [est] ce courant anonyme et impersonnel de l’être qui précède tout être, [...] quand il n’y a rien, il y a* de l’être’.”412
Son ami Emmanuel Levinas évoque le début du récit de Thomas l’obscur. La description de Thomas qui sort de l’eau et s’engage dans un petit bois correspond assez précisément à celle qui est nommée “il y a”.413
‘« Il y avait dans sa façon d’être une indécision qui laissait un doute sur ce qu’il faisait. »414 ’Il ne marchait pas, il se voyait “porté plus loin de quelques pas”.415 À l’extérieur de son corps, se trouvait quelque chose de similaire à sa pensée qui devenait tangible. La nuit, elle-même, paraissait sortir “‘d’une blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée’”.416 Son oeil, lui-même, s’agrandissait, se déployait sur l’horizon. Le regard se mêlait à l’objet du regard. Il devenait une espèce d’abîme dans lequel s’engouffraient les arbres, un homme peut-être, les vagues. C’étaient alors des villes entières, des créatures sanguinolentes, “‘parfois déchirant les artères, qui jouaient le rôle de ce que Thomas appelait jadis des idées et des passions’”.417 Sa pensée, qui entourait son corps, veillait et cherchait “une issue pour entrer en lui”.418 Les villes, les pierres, les cadavres furent rejetés. “‘Et la pensée, rentrée en lui, échangea des contacts avec le vide’”419.
Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot emploient les mêmes termes pour désigner « ‘l’être en tant que champ impersonnel”,420 ils parlent du “bruissement anonyme” de l’ “il y a”’ ».421
Dans Ethique et Infini, dans un dialogue avec Philippe Nemo, Emmanuel Levinas parle de l’impression d’une impossibilité totale de sortir de « l’affolante “expérience” de l’ “il y a” » :
‘E. L. — « [...] C’est là un thème que j’ai retrouvé chez Maurice Blanchot, bien que lui ne parle pas de l’ “il y a”, mais du “neutre” ou du “dehors”. Il a ici une abondance de formules très suggestives : il parle du “remue-ménage” de l’être, de sa “rumeur”, de son “murmure”. Une nuit, dans une chambre d’hôtel où, derrière la cloison, “ça n’arrête pas de remuer” ; “on ne sait pas ce qu’ils font à côté”. Quelque chose de très proche de l’ “il y a”. Il ne s’agit plus d’ “états d’âme”, mais d’une fin de la conscience objectivante, d’une inversion du psychologique. C’est probablement là le vrai sujet de ses romans et de ses récits.Pour définir le “neutre”, Maurice Blanchot emploie également le pronom neutre “ça ” utilisé par Freud au sujet d’une partie du psychisme inconscient.
‘« L’un des traits du neutre (peut-être, du reste, par ce tour, le neutre maintient-il le ça* dans sa position problématique qui l’empêche d’être sujet ou objet), c’est, se dérobant à l’affirmation comme à la négation, de recéler encore, sans la présenter, la pointe d’une question ou d’un questionnement, sous la forme, non d’une réponse, mais d’un retrait à l’égard de tout ce qui viendrait, en cette réponse, répondre. » 424 ’Le neutre ne se laisse pas facilement connaître, enfermer dans quelque concept. L’évocation est souvent poétique, l’attrait du neutre demeure sans limite.
‘« Au neutre répondrait la fragilité de ce qui se brise. [...]Les mots de nouveau se répètent, comme s’ils cherchaient à atteindre la brisure de moments indomptables.
Nous ne pouvons faire taire la parole neutre. Elle demeure incessante, interminable. Cette tonalité n’a pas de rapport avec une certaine métaphysique, une certaine transcendance qui permettrait d’apaiser les failles du moi et du monde. Sa passivité au contraire ébranle la pensée. Le vocable “neutre” que l’auteur nomme parfois “le dehors”, “le ruissellement du dehors éternel”426 peut avoir plusieurs acceptions. Il peut signifier l’expérience sensible immédiate ou la parole incessante. Cette dernière n’est pas véritablement ce que Jean-Claude Rolland nomme la parole parlante 427, celle qui peut produire un effet de parole quand a lieu par exemple un travail de remémoration. C’est alors “ ‘la parole qui se trouve modifiée par ce qu’elle énonce : le contenu de l’énoncé transforme sa structure et sa forme.’ ”428
‘« Cette opération qui lie l’expérience inconsciente plus qu’elle ne la lit, qui condense dans un même mouvement un travail de nomination et un travail de remémoration, appelons-la un effet de parole. * [...]Le “neutre”, par contre, se soustrait “‘en se réservant une place à laquelle toujours il manque tout en s’y marquant’”.430 Il ne modifie rien.
C’est à partir des paroles qu’advient le “neutre” mais il n’est pas ancré en elles. Il se manifeste par effraction. Il demeure irrecevable par les signes, sa force subversive conjure l’être “‘en le dissuadant doucement de toute présence’”.431 L’auteur ne lui accorde aucun pouvoir prospectif, il prend toute sa dimension dans une relation qui ne convoque aucune identification. Il est difficile de résister au besoin de le définir à partir de la négation. Il désigne tout ce qui met les personnages hors d’eux-mêmes, hors du monde. Emmanuel Levinas rappelle qu’en ce “tiers* exclu” qui ne représente ni une personne ni quelque chose, il y a “‘plus de transcendance qu’aucun arrière-monde n’a jamais entr’ouvert’”.432 Mais aucune référence n’est faite à une théologie métaphysique.
Les paroles épousent le ton neutre car elles demeurent aléatoires comme si elles laissaient s’éprouver une sorte de nouveauté, de fraîcheur, de déroute ou d’effroi. Elles ne deviennent pas une force de néantisation ce qui serait leur conférer un pouvoir positif mais une force marquée du sceau de l’anonymat. Les personnages n’essaient pas de surmonter cet “il y a”, cette “‘densité du vide, comme un murmure du silence’”.433 Ils s’y exposent en essayant vainement de nommer cette aliénation inapaisable de l’être. Ils entrent en dissidence pour tenter de parler à l’autre, ils prennent le risque de l’aborder comme s’ils pouvaient le faire dans une sorte d’évidence première434 au moyen de paroles quotidiennes ou de paroles pourvues d’une essence poétique. Le dialogue devient alors le lieu de toutes les interrogations, les significations secrètes, les approches et les éloignements. Il devient le lieu de “la retenue des choses en leur état latent ”.435 Ces derniers mots de L’Attente l’oubli sont repris par Michel Foucault : il montre que les paroles ne suivent plus le cours d’une pensée tout intérieure mais elles s’adressent “à l’être même du langage”436 en retournant la pensée vers le dehors ; les paroles deviennent des “paroles sur le versant invisible des mots”.437
Il est question de la faculté même de dialoguer, le véritable interlocuteur serait le langage. Celui qui parle et celui qui écoute s’évertuent à libérer une résonance de langage. Comment s’adresser à l’autre dans ces conditions ? Comment mobiliser toute son attention pour recevoir cette résonance ? Pour cela, les personnages n’ont de cesse qu’ils ne commentent les paroles d’autrui sans toutefois exercer une écoute traditionnelle, instituée. Cet abordage ne conduit à aucune fonction cathartique. Il ne libère ni ne rassure mais le risque n’est pas vain. Il conduit à une expérience sans atour qui déstabilise les édifices du sens mais qui permet de découvrir l’approche d’une rumeur nouvelle, le retentissement de ce qui n’a jamais été énoncé. L’auteur se demande si cet écho s’apparente à une parole humaine, divine, morte, “‘sorte de fantôme doux, innocent et tourmenteur, comme le sont les spectres’”.438
Il n’existe aucun centre de gravité de la parole, fût-il afocal mais la neutralité ‘“écarte le différend et accuse la différence’”.439 La rumeur du monde des paroles, leur accent neutre, contre lesquels ne s’élève aucun rempart de silence, inquiètent le sens et se font l’écho d’une parole essentielle qui motive l’entretien infini des personnages.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 449.
Ibid., p. 440.
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 124.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini p. 447.
Ibid.
Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 108.
Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, p. 19.
Maurice Blanchot, L’Amitié, p. 249.
Emmanuel Levinas, L’Intrigue de l’Infini, p. 137.
Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 320, note en bas de page.
Emmanuel Levinas, L’Intrigue de l’Infini, p. 111.
Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, pp. 14-15.
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 19.
Ibid.
Ibid., p. 20
Emmanuel Levinas, L’Intrigue de l’Infini, p. 113.
Emmanuel Levinas, L’Intrigue de l’Infini, p. 113. Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 178.
Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 7. Le désastre est ici lié à la pensée :
“ Le désastre ruine tout en l’état. Il n’atteint pas tel ou tel, “je” ne suis pas sous sa menace. C’est dans la mesure où, épargné, laissé de côté, le désastre me menace qu’il menace en moi ce qui est hors de moi, un autre que moi qui deviens passivement autre. Il n’y a pas atteinte du désastre. [...] Penser le désastre, (si c’est possible, et ce n’est pas possible dans la mesure où nous pressentons que le désastre est la pensée), c’est n’avoir plus d’avenir pour le penser.”
Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, pp. 39-41.
Maurice Blanchot, L’Entretien Infini, p. 450.
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, pp. 162-163.
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 101 ou De Kafka à Kafka, p. 131. Le “poète” est celui pour qui il n’existe pas même un seul monde, car il n’existe pour lui que le dehors, le ruissellement du dehors éternel.”
Jean-Claude Rolland, Guérir du mal d’aimer, Gallimard, Coll. “NRF-Tracés”, 1998, p. 94.
Ibid., p. 95.
Ibid., pp. 95, 97.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, p. 458.
Maurice Blanchot, Le Pas-au-delà, p. 106.
Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Essais Bruno Roy, éditeur, p. 52.
Emmanuel Levinas, L’Intrigue de l’Infini, p. 112.
Rappelons l’incipit de Celui qui ne m’accompagnait pas : « Je cherchai, cette fois, à l’aborder. Je veux dire que j’essayai de lui faire entendre que, si j’étais là, je ne pouvais cependant aller plus loin, et qu’à mon tour j’avais épuisé mes ressources.» p. 7.
Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 162. Michel Foucault, Critique, n° 229, juin 1966, p. 530.
Michel Fouchault, Critique, p. 530.
Ibid.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p. 298.
Georges Sebbag, « Blanchot, l’indifférent », Lettres nouvelles, mars-avril 1968, p. 80.