CHAPITRE 2 : SENS ET NON-SENS DES RÉPLIQUES : LE DIALOGUE, LE LIEU DES ÉCARTS

1. La figure de l’indécision

Les paroles échangées, qui ne se déprennent jamais d’une part obscure, étouffée, dont elles demeurent garantes, étalent ainsi leur déficience. Elles hésitent, répètent, raturent à leur manière le mot proféré. Pour tenter de rendre compte malgré tout d’une intention, d’un état, d’une demande, les personnages cherchent parfois à établir un rapport de similitude avec ce qui est énoncé.

Dans L’Attente l’oubli, les occurrences de la comparaison, très nombreuses dans le dialogue, confèrent à ce dernier un mouvement suspensif, incessant, fluctuant. Elles introduisent un léger décalage sémantique différent de celui que décrit Gérard Genette dans Figures III :

‘«  La comparaison peut racheter le manque d’intensité qui la caractérise par un effet d’anomalie sémantique que la métaphore ne peut guère se permettre sous peine de rester, en l’absence du comparé, totalement inintelligible. Cet effet, c’est en particulier ce que Jean Cohen appelle l’impertinence. »440

Dans les écrits de Maurice Blanchot, la comparaison produit moins un effet d’impertinence qu’une impression d’égarement.

‘“ Il ne pouvait pas l’interroger ; est-ce qu’elle comprenait cela ? Oui, elle le savait. C’était comme une interdiction :** entre eux, quelque chose avait déjà été dit par avance, dont ils devaient tenir compte. «  Toujours en moi, et comme en avant de moi,** quelque chose est là, qui jette son ombre sur ce que je voudrais vous dire et au moment où je vous le dis. » ” 441

Ces comparaisons n’induisent pas un surplus de clarification. Elles se rapprochent de ’l’identification atténuée’ définie par Danielle Bouverot.442 L’association comparé/comparant peut paraître énigmatique, le motif n’étant pas dénotativement identifiable : “C’était comme une interdiction”. Toutefois, une indication postérieure éclaire cette comparaison : “‘Entre eux, quelque chose avait déjà été dit par avance, dont ils devaient tenir compte.’”

Dans le deuxième exemple, le comparant est antéposé et il s’enrichit d’une indication métaphorique. « ‘Quelque chose est là, qui jette son ombre’... » Cela demeure très évasif, indistinct. La comparaison se destitue pratiquement de son statut de figure associée pour jouer plutôt le rôle de marqueur troublant, fondé sur la recherche d’un écart. Il n’y a pas véritablement rupture d’isotopie. Mise en apposition, elle donne plus à ’entendre’ — au sens de ’intendere’, ’tendre vers’, ’porter son attention vers’ — qu’à voir. Sa valeur figurative reste inexistante. L’écart entre le comparé et le comparant s’amenuise.

Les comparants prennent valeur d’exemple, de référence mais leur portée généralisante n’éclaire pas beaucoup le comparé. Ils relatent l’impalpable, l’invisible.

‘« “ Quelle est cette idée que vous voudriez que je garde ? ” — “ Vous êtes là et vous la gardez, c’est ce qu’il faut ” — “ Comme un trésor ? ” — “ Comme le feu des anciens jours  ” 443 **
«  “Je vous verrai mieux quand nous aurons oublié de parler. ” — “ Mais si je n ’oubliais pas, je ne parlerais pas. ” — “ C’est vrai, vous parlez comme par oubli ;** parlant, oubliant de parler. ” — “ La parole est donnée à “ l ’oubli”. » 444

L’image tire sa force du paradoxe sur lequel elle est fondée. « ‘Paroles comme oubliées avant d’être dites,** toujours cheminant vers l’oubli, inoubliables.’ » 445

La comparaison semble prolonger une asymptote de telle manière qu’elle reste un leurre et que les dialogues s’acheminent de leurre en leurre. Ils se vident de leur promesse de présence, de leur pouvoir de représentation.

‘«  Quand elle parle, les mots se laissent doucement glisser vers l’affirmation, et elle aussi paraît y glisser, attirante, attirée, se taisant, ne se taisant pas. C’est comme si elle se retirait furtivement**, tout en se laissant saisir ».446

Le comparant attribut énonce voire édicte un propos antinomique à celui qui suit. Il obscurcit, il donne à voir un monde autre, il renforce l’impression sibylline que fait naître la parole adressée à l’autre. Le modalisateur comparatif ’comme si’, très souvent employé, aggrave l’état indécis.447 Il n’entraîne pas une superfétation de propos explicatifs, mais une tentative de prolonger un mouvement indécidable.

‘«  Il l’interrogeait, elle répondait. Cette réponse, il est vrai, ne disait rien de plus que la question et la refermait seulement. C’était la même parole revenant vers elle-même, pourtant pas tout à fait la même, il s’en rendait compte ; il y avait une différence qui était peut-être dans ce retour et lui aurait beaucoup appris s’il avait été capable de la reconnaître. Peut-être était-ce une différence de temps ; peut-être est-ce la même parole un peu effacée, un peu plus riche d’un sens singulier à cause de cet effacement comme s’il y avait toujours un peu moins dans la réponse que dans la question. »448 **

L’allocutaire, une fois de plus, corrobore les propos du locuteur comme si la question se trouvait dans l’impossibilité de requérir une réponse. Il ne joue plus véritablement le rôle de partenaire d’interaction verbale, il répète à sa manière ce qu’il entend, il essaie de suspendre le temps. La locution “comme si” participe de cette même tentative d’approche de l’instance temporelle. Elle introduit une errance. L’homme et la femme, privés de liens ontologiques satisfaisants, parlent de leur incapacité à s’exprimer.

‘«  Cette locution introduit le mouvement de contour et d’approximation qui rend sensible le vide qu’elle se porte à combler ».449

La comparaison devient une figure de l’indécision. Cette dernière est renforcée par l’emploi des adverbes modalisants, tels que “peut-être”, qui ne traduisent pas une parole timorée mais une parole qui laisse filtrer le doute.

Notes
440.

Gérard Genette, Figures III, Seuil, Coll. “Poétique”, [1972], 1988, p. 28.

441.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 97.

442.

Termes empruntés à Danielle Bouverot par Gérard Genette dans Figures III, p. 29-30 : “Et cette immense nuit semblable au vieux chaos [qui] correspond à notre comparaison non motivée”.

443.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 144.

444.

Ibid., p. 147.

445.

Ibid., p. 148.

446.

Ibid., p. 152.

447.

Dans Le Dernier homme, la locution ’comme si’ est utilisée plus d’une cinquantaine de fois.

448.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 38-39.

449.

Claude Louis-Combet, Le Péché d’écriture, Librairie José Corti, 1990, p. 94.