2. La migration contrariée de la parole

La parole abandonne ce dont elle se saisit, poussée par une limite où il lui faut indéfiniment se contredire. En se déliant dans l’immédiate négation de ce qu’elle dit, dans un silence inhabité, elle se dirige vers une extrémité absolue. Elle émerge et se tait dans un silence qui n’en est ni l’origine ni la butée, dans les entrelacs d’une syntaxe qui ne cesse d’interroger le jeu des contraires. Celui-ci, à l’instar de la comparaison, maintient un état latent, inhabituel dans les répliques, aussi bien à l’intérieur de celles-ci que dans l’interaction verbale.

C’est également dans L’Attente l’oubli que les occurrences de construction par antinomie dans les répliques s’avèrent les plus nombreuses.

‘“ «  Tout changerait si nous attendions ensemble. » — « Si l’attente nous était commune ? Si nous lui appartenions en commun ? Mais ce que nous attendons, n’est-ce pas cela, d’être ensemble ? » — « Oui, ensemble. » — « Mais dans l’attente. » — « Ensemble, attendant et sans attendre. »”450** ’

Deux termes coordonnés se contredisent, ce qui provoque indéniablement un effet d’étrangeté. Comment expliquer davantage cette antinomie ? L’objet de l’attente a disparu.

‘ « L’attente commence quand il n’y a plus rien à attendre**, ni même la fin de l’attente. L’attente ignore et détruit ce qu’elle attend. L’attente n’attend rien.**
Quelle que soit l’importance de l’objet de l’attente, il est toujours infiniment dépassé par le mouvement de l’attente. »451

L’antonymie devient le lieu d’exacerbation du paradoxe. Elle est renforcée par la redondance du mot “attente”. Les termes qui s’opposent ne se neutralisent pas pour autant, ils ouvrent la voie non à un désaveu mais à une autre parole, “ ‘le sens  ne s’échappe pas dans un autre sens, mais dans l’autre* de tout sens.’ ”452

Ce qui tend à devenir la pureté de la négation est ce que l’auteur nomme la “dissimulation”453, dissimulation de l’être avec les dérobades de sa pensée.

‘«  Ce qui se dérobe sans que rien soit caché, ce qui s’affirme mais reste inexprimé, ce qui est là et oublié. Qu’elle fût toujours et chaque fois une présence, c’est dans cette surprise que la pensée s’accomplissait insoupçonnée. »454

L’antinomie se manifeste à partir de différents procédés. La négation syntaxique annihile, dans le même temps qu’elle affirme, l’idée précédente, parfois dans des chiasmes récurrents.

‘« Voulant et ne pouvant parler ;
ne le voulant pas et ne pouvant se dérober à la parole ; alors parlant — ne parlant pas, dans un même mouvement que son interlocuteur avait le droit de soutenir.
Parlant, ne le voulant pas ;
le voulant, ne le pouvant pas. » 455

Le procédé qui permet la dérivation suffixale, variante de la répétition, constituée elle aussi à partir du jeu de la similitude formelle, “ne pouvant parler”, “ne parlant pas”, constitue un support efficace de déstabilisation, d’égarement du sens. Des écarts se maintiennent parmi les mots. La maîtrise du “dit” ne parvient pas à les combler.

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Les verbes au participe présent s’actualisent dans un temps prolongé, indéterminé. Les mouvements contradictoires produits par la parole, le désir et l’impossibilité de parler à l’autre métaphorisent ceux qui se manifestent au sein des répliques. A peine prononcées, les paroles s’écartent de leur finalité première, puisqu’elles ne parviennent pas à affirmer et à atteindre véritablement l’autre.

‘« Lorsque tu affirmes, tu interroges encore. »456
« Il sentait que la force de ses questions — celles qu’il n’exprimait pas, qu’il réservait seulement — ne devait pas être puisée directement dans sa vie, qu’il devait d’abord, par le mouvement de l’attente, comme épuiser sa vie et, avec cette présence sans présent, lui rendre clair à elle-même, et paisible pour elle, ce qu’elle évitait de dire. Mais elle le disait ? Oui. c’est ainsi qu’elle s’interdisait de le dire. Comme si le même mot eût exprimé et cependant fait écran à l’expression.** C’est donc à lui d’écarter sans violence ce qu’elle disait de trop dans ce qu’elle disait de juste. »457

Les chiasmes tentent de surprendre la migration contrariée de la parole, l’effort renouvelé pour rejoindre la présence improbable qui ferait émerger le mot véritable. Parler devient essentiellement désir d’approche de cette présence. Les exemples de chiasmes, de termes antithétiques parfois, d’affirmations contraires dans la même proposition donnent à voir un va-et-vient incessant voire obsédant d’un jeu d’approche et de fuite.

‘«  A voix basse pour lui-même, à voix plus basse pour lui. Parole sans suite qu’il suit, nulle part-errante, partout-séjournante.** Nécessité de la laisser aller.
Parole fuyante qu’ils suivent.**
Fuyante et portée par sa fuite vers celui qu’elle fuit, tandis que l’ignorant, la soutenant, il demeure à grands pas auprès d’elle, déjà presque retourné comme un traître, mais fidèlement ».458 **’

Jean-Paul SARTRE a reproché durement à l’auteur d’effectuer un choix judicieux de mots de telle sorte qu’ils s’annulent entre eux. Ils ressemblent selon lui ’‘à ces opérations algébriques compliquées, dont le résultat doit être zéro. Formes exquises du terrorisme’.’459

Les antonymes coordonnés, juxtaposés, favorisent plutôt “‘l’instant où les mots deviennent plus forts que leur sens’.”460

Un mot ne devient en aucune manière le pendant de l’autre. Les termes n’oscillent pas autour d’un centre prévisible, dicible. Françoise Collin indique comment la contradiction, dans les récits de Maurice Blanchot, n’est pas entière ni dialectique mais fondée sur le paradoxe.

‘«  La contradiction dit que A égale non-A, le paradoxe dit que A n’égale pas A. Dans la première formulation, un rapport est établi entre deux termes, par lequel s’indiquent leur réciprocité et leur mouvement vers l’identité. Dans la seconde, chacun est privé par l’autre de sa propre consistance. La contradiction dialectique est un affrontement dans lequel la dualité, surmontée en triade, fonde l’unité ; le paradoxe opère la désintégration de l’un lui-même. »461

Cette variation contradictoire n’est pas dénuée de poésie. Emmanuel Levinas définit cette dernière comme “‘la rupture de l’immanence à laquelle se trouve condamné le langage, s’emprisonnant lui-même’”.462

Cette parole, “affirmant au-dessous de toute affirmation”463 , porte, nous l’avons vu, la mort en elle.

‘ «  Vivante parmi les morts, morte entre les vivants, appelant à mourir, à ressusciter pour mourir, appelant sans appel. »464

La force du négatif est celle de la parole, capable de mettre à mort les êtres et de détruire les choses.

‘« Quand nous parlons, nous nous appuyons à un tombeau, et ce vide du tombeau est ce qui fait la réalité du langage, mais en même temps le vide est réalité et la mort se fait être. »465

Le pouvoir d’abstraction de la parole, éprouvé comme l’éviction de ce qui est vivant, devient pouvoir, toujours infructueux, de reproduire la parole exacte. Celle du dialogue qui ponctue tout le récit de L’Attente l’oubli ne peut ainsi rien découvrir, rien affirmer. Le titre lui-même annonce l’impossibilité de s’arrimer à quelque vérité.

Notes
450.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 43.

451.

Ibid ., p. 51.

452.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 354.

453.

Ibid., p. 355, note en bas de page.

454.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 83.

455.

Ibid., p. 93.

456.

Ibid., p. 96.

457.

Ibid., pp. 97-98.

458.

Ibid., pp. 156-157.

459.

Extrait de Jean-Paul Sartre, Situations I, cité par Jean-Michel Rey in Revue Lignes, Sartre-Bataille, n° 01, nouvelle série, éd. Léo Scheer, mars 2000, p. 153. « Aujourd’hui Blanchot s’efforce de construire de singulières machines de précision — qu’on pourrait nommer des “silencieux” comme ces pistolets qui lâchent leurs balles sans faire de bruit — où les mots sont soigneusement choisis pour s’annuler entre eux... »

460.

Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 323.

461.

Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, p. 197.

462.

Emmanuel Levinas, in Revue Critique, n° 229, tome XXII, Minuit, juin 1966, p. 520, note en bas de page.

463.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 155.

464.

Ibid., p. 156.

465.

Maurice Blanchot, La Part du feu, p. 324.