3. “Parlant, différant de parler” 466

“Le sujet dialoguant” se sent démuni face à une parole qui se délite et, dans le même temps, renaît de ses cendres, face aux questionnements, aux réponses vacillantes. L’auteur met en évidence l’acte de surséance de la parole. La redondance du mot “différence” et de ses dérivés rend mouvants les soubassements de cette dernière.

‘« Parlant, différant de parler.
Pourquoi, quand elle parlait, différait-elle de parler ?
Le secret — quel mot grossier — n’était rien d’autre que le fait qu’elle parlait et différait de parler.
Si elle différait de parler, cette différence maintenait ouverte la place où venait sous l’attrait la présence indifférente qu’il lui fallait, sans se laisser voir, rendre chaque fois visible.
Laissant venir à la présence cette différence indifférente. »467

Cette notion de “différence” ne recouvre pas exactement celle que Jacques Derrida nomme la “différance”. Pour définir celle-ci, il associe la signification du verbe “différer” au nom “différence”. La “différance” est appliquée à l’écriture qui possède une fonction de suppléance. La trace de l’écriture fait appel à la trace originaire mais l’origine fait défaut. C’est un supplément qui tient lieu d’origine. La “différance” devient la différence originaire à condition d’accepter le double sens du verbe “différer”.

‘« La supplémentarité est bien la différance*, l’opération du différer qui, à la fois, fissure et retarde la présence, la soumettant du même coup à la division et au délai originaires. La différance est à penser avant la séparation entre le différer comme délai et le différer comme travail actif de la différence. Bien entendu, cela est impensable à partir de la conscience, c’est à dire de la présence, ou simplement de son contraire, l’absence ou la non-conscience. Impensable aussi comme la simple complication homogène * d’un diagramme ou d’une ligne du temps comme “succession” complexe. “La différence supplémentaire vicarie la présence dans son manque originaire à elle-même”. » ** 468

De cette notion, il semble que Maurice Blanchot en retienne la trace de l’accomplissement sine die.

‘«  C’est que pour René Char, comme pour Héraclite avec qui, de solitude à solitude, il s’est toujours reconnu en fraternité, ce qui parle essentiellement dans les choses et dans les mots, c’est la Différence, secrète parce que toujours différant de parler et toujours différente de ce qui la signifie, mais telle aussi que tout fait signe et se fait signe à cause d’elle qui n’est dicible qu’indirectement, non pas silencieuse : à l’oeuvre dans le détour de l’écriture. »469

“L’appel du supplément”470, le mouvement se perpétuent dans l’écriture mais aussi dans la parole, maintenant toujours en vacance l’espacement dans lequel nul ne saurait se tenir.

‘ «  Différence : Elle ne peut être que différence de parole, différence parlante, qui permet de parler, mais sans venir elle-même, directement, au langage — où y venant, et alors nous renvoyant à l’étrangeté du neutre en son détour, cela qui ne se laisse pas neutraliser ».471

Cette différence parlante se retrouve au sein même du dialogue. Elle permet une certaine interruption. Celle-ci est ainsi dû à l’alternance des voix mais aussi, à une sorte de trébuchement de la parole.472

L’auteur parle de “disjonction originelle” 473 lorsqu’il associe le “dehors” et “la différence”. “L’origine (...) est toujours disjointe d’elle-même.”474 C’est “le lieu” où la temporalisation pure, “la pointe” s’unit et se désunit à “la région vaine”.

Dans ces conditions, la parole échangée devient un “discours sans discursus”. 475 Le terme latin discursus indique l’action de courir ça et là, de se répandre de différents côtés ; il signifie également la conversation, l’entretien. L’échange lui-même porte l’aporie d’une progression. Une sorte d’entropie, de dysfonctionnement pourrait laisser accroire que l’interrelation infère seulement du déplaisir mais la disparité entravant toute relation symétrique engage plutôt les protagonistes du dialogue à s’écouter et à se parler avec une inquiète bienveillance.

‘« Parler, c’est certes ramener l’autre au même dans la recherche d’une parole médiatrice, mais c’est aussi d’abord chercher à accueillir l’autre comme autre et l’étranger comme étranger, autrui dans son irréductible différence, dans son étrangeté infinie, étrangeté (vide) telle que seule une discontinuité essentielle ** peut réserver l’affirmation qui lui est propre. »476

Maurice Blanchot associe le terme “essentielle” à celui de “discontinuité”. Il renonce à l’hypothèse d’une permanence originelle comme si les propos échangés pouvaient s’affranchir des lois de l’intersubjectivité et même, nous le verrons de la subjectivité, comme s’ils n’entraînaient ni la corrélation ni la signification. Il y a détournement de la parole émise. Moins soumise à sa fonction référentielle, dans l’orthodoxie de son statut habituel, elle peut faire surgir quelque chose d’innommable, de désirant. La parole dérive vers des terrae incognitae. Le dialogue ne se situe pas dans “l’espace logique de l’interlocution”477 mais il permet l’avènement de l’être.

Le lieu originaire de la parole est ignoré. “Qui pourrait répondre à un tel lointain ?”478 se demande le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas.

Sommes nous vraiment responsables de ce que nous proférons ? Jacques Derrida, au sujet d’Antonin Artaud, s’interroge sur cette parole qu’il qualifie de “ volée ”, de “soufflée”.

‘« Artaud savait que toute parole tombée du corps, s’offrant à être entendue ou reçue, s’offrant en spectacle, devient aussitôt volée. [...]479
Soufflée : entendons du même coup inspirée* depuis une autre* voix, lisant elle-même un texte plus vieux que le poème de mon corps, que le théâtre de mon geste. »480

Il associe alors le mot impouvoir à celui d’inspiration, “‘force d’un vide, tourbillon du souffle d’un souffleur qui aspire vers lui et me dérobe cela même qu’il laisse venir à moi et que j’ai cru pouvoir dire en mon nom’.”*481

L’impouvoir, “cette fécondité de l’autre* souffle,”482 cette parole de “l’extrême pauvreté”483 des personnages blanchotiens, non invitée, non agréée par la conscience, ce lieu où les dieux ne sont pas conviés, est paradoxalement celui qui laisse entrevoir la “surabondance de la source”.484

Maurice Blanchot souligne ‘« l’état d’aridité auquel sont exposés les artistes les plus inspirés [...] — cette grâce qui est donnée et retirée — soudain leur fait défaut. Il faut bien plutôt dire qu’il y a un point où l’inspiration et le manque d’inspiration se confondent. »485

‘« Cette irresponsabilité, précise Jacques Derrida, il ne revient ni à la morale, ni à la logique, ni à l’esthétique de la définir : elle est une déperdition totale et originaire de l’existence elle-même. »486

Les interlocuteurs se trouvent dans cet état de parfaite irresponsabilité. Deux êtres, dans un univers clos, une chambre d’hôtel, loin du tumulte de la vie, se risquent à intervenir pour confier “à l’individu passager l’impérissable.”487

‘« Par l’attention, il dispose de l’infini de l’attente qui l’ouvre à l’inattendu, en le portant à l’extrême limite de ce qui ne se laisse pas atteindre.
Il n’y avait plus d’autre danger que le danger des paroles sans attention.
L’attention ne se laissait jamais ; en elle, cruellement délaissée. » 488

L’attente, l’oubli se conjoignent, s’entrecroisent.

‘ « L’oubli, l’attente. L’attente qui rassemble, disperse ; l’oubli qui disperse, rassemble. L’attente, l’oubli. « M’oublierez-vous ? » — « Oui, je vous oublierai. » — « serez-vous sûr que vous m’avez oubliée ? » — « Quand je me souviendrai d’une autre » — « Mais c’est encore de moi que vous vous souviendrez ; il me faut davantage. » — « Vous aurez davantage : quand je ne me souviendrai plus de moi. » Elle réfléchit sur cette idée qui paraissait lui plaire. « Oubliés ensemble. Et qui alors nous oubliera ? Qui sera sûr de nous dans l’oubli ? » — « Les autres, tous les autres ! » — « Mais ils ne comptent pas. Je me moque bien d’être oubliée des autres. C’est de vous que je veux être oubliée, de vous seul. » — « Eh bien, quand tu m’auras oublié.» — « Mais, disait-elle tristement, je sens bien que je t’ai déjà oublié.”
Elle l’oubliait, elle se rappelait toutes choses, mais elle l’oubliait en tout : lentement, passionnément. »489

Si l’oubli, “le don latent,”490 l’abandon creusent un écart dans l’entretien, si la parole a le souffle coupé, si elle manque inexorablement sa cible, comment, dans ces conditions, la rencontre est-elle possible ?

L’oubli devient l’élément nécessaire à la quête de connaissance et d’approche car il séjourne dans toute parole. Il accompagne le dialogue qui recherche la fulgurance de l’instant. La parole, dans sa “différence parlante”, ne restitue rien, n’apaise pas, elle n’enseigne ni ne prévient. Elle dicte l’impuissance de sa partition aimante, aimée, mais en même temps elle confère aux mots un pouvoir illimité.

Au moyen de comparaisons dont comparé et comparant impliquent le même degré d’irréalité, d’oxymores dont les termes, loin de s’exclure, cherchent à indiquer leur invisible point de rencontre, d’affirmations toujours différées, Maurice Blanchot indique combien la charge des paroles est de représenter mais aussi de se déployer. Quelque chose échappe à toute rationalité et fait vaciller le sens, une différence incluse qui ne peut être ni thématisée ni pensée. Le déploiement convoie ce surplus. Seule importe la manière dont les répliques taisent l’inexprimable. Nous verrons combien cette perte, angoissante s’il en est, peut aussi se révéler paradoxalement stimulante.

Notes
466.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli p. 111 ou L’Entretien infini p. 44.

467.

Ibid., p. 111

468.

Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Quadrige - PUF, coll. “Epiméthée” [1967], 1993 p. 98.

469.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini p. 454.

470.

Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, Seuil, coll. “Points Essais”, [1967], 1979, p. 314.

471.

Maurice Blanchot, L’Entretien infini p. 254.

472.

Ibid., p. 111, note en bas de page.

“ Les protagonistes d’un dialogue parlent d’une manière divisée, non seulement parce qu’ils portent, chacun, une affirmation personnelle, limitée, différente, qui voudrait se faire commune (c’est la perspective dialectique), mais afin de rendre parlante la parole comme différence, c’est à dire aussi réaliser l’interruption même qui seule décide de la différence comme parole.”

473.

Ibid., p. 241.

474.

Ibid.

475.

Ibid.

476.

Maurice Blanchot, L’Entretien Infini , p. 115.

477.

Titre d’un essai de Francis Jacques.

478.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 125.

479.

Nous verrons que Jean-Paul Sartre parle du sens volé de chaque phrase.

480.

Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, pp. 261-262.

481.

Ibid., p.263.

482.

Ibid.

483.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p. 240.

484.

Ibid.

485.

Ibid., pp. 240-241, le chapitre est intitulé : “l’inspiration, le manque d’inspiration”, p. 233.

486.

Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, p. 263.

487.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p.65.

488.

Ibid., p.48.

489.

Ibid., pp.64-65.

490.

Ibid., p. 87.