TROISIÈME PARTIE : LA RENCONTRE SINGULIÈRE

CHAPITRE 1 : LA PAROLE DU DÉSIR

1. Le secret, le don “d’ignorance”491

Les personnages, attirés par les mots qui “‘ont commencé de reculer devant la vérité’”, les mots trop “faibles” et trop “rusés”492, traquent la parole tremblée, troublante pour la faire sortir de “la démesure de la nuit”493. Elle contrevient à la bonne marche d’une histoire, à sa bonne logique, en péchant par défaut et par excès. Elle ment par “distraction”.

Dans L’Attente l’oubli, nous assistons à cette tentative toujours vaine de débusquer le secret. Ce vocable est répété inlassablement au sein des dialogues, mais le mystère ne sera jamais dévoilé. Les répliques restent parfaitement compréhensibles du point de vue sémantique ; il n’en demeure pas moins qu’elles semblent davantage faire écho à quelque obscure pensée, établir une résonance personnelle.

‘« Vous ne vous adressez jamais à moi, seulement à ce secret en moi dont je suis séparée et qui est comme ma propre séparation.**
[...]
Le secret lui pèse, non parce qu’il demanderait à être dit — cela ne se peut pas — mais par le poids qu’il donne à tous les autres mots, y compris les plus faciles et les plus légers, exigeant que, sauf lui, tout ce qui peut se dire soit dit.
[...]
Le secret, cette réserve, qui, si elle parlait, la faisait différer de parler, lui donnant parole en cette différence.
« Vous ai-je jamais promis de parler ? » — « Non, mais c’est vous-même qui étiez, ne disant rien et refusant de rien dire et restant liée à ce qui ne se dit pas, promesse de parole. »494

L’auteur parle du “don d’ignorance”, du “jeu de l’ignorance”495 qui se joue entre la parole et la présence”496, d’une présence qui “donne lieu à la parole.”497

‘« C’est une séparation qui n’en est pas une, tout de même une rupture, mais qui ne se laisse pas apercevoir ni vraiment dénoncée, puisqu’elle est supposée introduire un intervalle entre le visible — invisible et le dicible — indicible. Là où, selon la loi générale, une suture parfaite cache le secret du raccord, le secret ici, à la manière d’une déchirure, se montre en son trait caché.** De ce vide, tous deux, selon leurs voies, sont les témoins. C’est, croit-il, le lieu de l’ignorance et de l’attention. C’est, mais elle ne le dit pas, le coeur de la présence, ce coeur auquel elle voudrait peut-être qu’il porte atteinte par un don violent. »498

Les répliques semblent s’édifier sur un soubassement mystérieux. Elles seraient en passe de délivrer un secret au fur et à mesure que le dialogue prend forme, mais les voix empruntent le détour et ne parviennent jamais à cerner celui-là. Ces dernières ne s’en tiennent pas à l’aisance de la recognition, elles tournent autour du centre d’une parole indéchiffrable499 , celle qui délivrerait une essence cachée ; mais celle-ci se dérobe et s’éloigne sans cesse “vers le point de l’horizon le plus hostile”500. Le secret devient le point à partir duquel l’amplitude disparaît.

‘« Les abords d’un secret sont plus secrets que lui-même ».501

“L’image dans le tapis”502 se dissimule sous des propos tantôt évasifs, tantôt informatifs. Une adresse infime, une remarque discrète agitent les motifs du secret sans jamais en révéler les moindres prémices.

Heidegger parle du secret lié à “l’imparlé”.

‘« L’imparlé n’est pas seulement ce qui est privé d’ébruitement. C’est ce qui n’est pas dit, [...] le non encore montré, non encore parvenu dans l’apparition. Et ce qui doit tout à fait rester imparlé, cela est retenu et gardé dans l’indit, demeure en tant qu’inmontrable en retrait, est secret. » 503

La parole trahit le locuteur, ruine la cohérence de son “moi”. Un détour infini est nécessaire pour détrôner cette parole cryptique, si tant est qu’elle le soit véritablement. Une parole spontanée se heurte à une parole mutique mais l’ombre de figures secrètes, portée sur le logos, n’abolit pas la signification première.

Le “pas encore”504 de la pensée renvoie le personnage à la vacuité provenant de sa propre identité et le met en demeure de communiquer à partir de rien.

Jean Baudrillard parle “d’une pensée qui se laisse penser par l’Inhumain”.505 Il nomme ce dernier la “matière noire”506, le vide, le rien, l’inassignable que nous ne cessons de pourchasser, de vouloir exhumer pour épuiser toutes les questions.

‘« Mais peut-être ce mouvement d’épuisement de tout secret a-t-il lui-même une destination secrète ? »507

Maurice Blanchot ne nous enseignera pas davantage sur « ‘l’obscurité de l’éclaircie ou l’erreur de la vérité même.’ »508

‘« — Le secret échappe, il n’est jamais limité, il s’illimite. Ce qui se cache en lui, c’est la nécessité d’être caché. »509

Dans L’Attente l’oubli, le détour dans la parole occupe une place prépondérante. Les personnages vivent “sous la pression qu’exerce ce qui se tient là non pensé”.

‘“ « Il y a une pensée que je ne puis pas penser. »** — « Et vous voudriez me la dire ? Pour que je cherche à y penser ? » — « Pour que vous ne puissiez pas la penser. » — « Pourquoi serions nous plus proches en cette pensée ? » — « C’est qu’elle écarte toute proximité. »” 510

L’impensable n’est pas révélé, il est seulement indiqué. Les phrases elles-mêmes épousent un rythme syncopé. L’énonciation devient purement nominale.

‘« Dans chaque mot, réponse à l’inexprimé, refus et attrait de l’inexprimé. »511

Les mots scandés désignent « ‘comme l’espace mouvant de leur apparition et de leur disparition.’ »512

La juxtaposition de ces îlots immobiles, de ces blocs sémantiques, exprime peut-être la parole dépossédée, capable seulement de livrer “un heurt de clartés”.513 Trop de brèches creusent le “Dire”514 pour que les “interactants” puissent échanger d’une manière tout à fait ordinaire. Le sujet de l’énoncé ne correspond pas parfaitement au sujet de l’énonciation. Les personnages méconnaissent la motivation profonde de leur propos.

Les fragments parcourent tout le dialogue de L’Attente l’oubli. Ils se nourrissent du secret qu’ils font naître et qui les produisent. Ils se libèrent “de la trop longue parole”.515 Les mots creusés en leur centre, les paroles en état de vacance cheminent durablement.

La parole maintient dans la forclusion de la représentation quelque trace innommable. Ce n’est pas véritablement une mise en abyme,516 ce n’est pas une parole dans la parole puisque l’une signifie et l’autre demeure dans un état latent de signification, représentant le signifiant dans sa fonction primordiale.

Notes
491.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 141.

492.

Maurice Blanchot L’Arrêt de mort, p. 7. Dès le début du récit, le narrateur nous prévient que la vérité ne verra pas le jour par l’entremise de quelque habile stratagème.

493.

Maurice Blanchot L’Espace littéraire, p. 219.

494.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, pp. 107-113.

495.

Ibid., p. 141.

496.

Ibid., p. 143. Le “jeu de l’ignorance” est évoqué au sujet d’une pensée sur la mort, le “mourir”.

497.

Ibid., p. 142.

498.

Ibid.

499.

Ibid., p. 132.

500.

Marguerite Duras, Le Vice-consul, Gallimard, coll. “L’Imaginaire” [1966,1977] - 1993, p. 9.

“Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point de l’horizon le plus hostile”.

501.

Maurice Blanchot, Le Livre à venir, p.259.

502.

Titre d’une nouvelle de Henry James. (Gwendolen désire absolument découvrir le secret de l’écrivain Vereker).

503.

Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, pp. 239-240.

“On risque ici un mot qui n’existe pas en français, mais qui ne semble pas contraire à l’esprit de la langue. En français, les mots commençant par im- ou in- ne disent pas quelque chose de simplement négatif. L’inconscient est bien plus que du non-conscient ; l’impatience, tout autre chose que le fait de ne pas être patient. Il serait bon , à propos de l’imparlé*, de chercher à entendre ce qui, en lui, va plus loin que le négatif.” p. 237, note en bas de page.

504.

Maurice Blanchot, Le Pas au -delà, p. 80 “Le “pas encore” de la pensée, cette défaillance du présent au regard de ce qu’il y aurait à penser, toujours impliquée dans toute présence de pensée”.

Le livre à venir, p. 240, Le “pas encore” de la pensée est aussi celui de l’écrivain. “Ce qui se dit dans ce qu’il dit n’a pas encore de sens, n’est pas encore vrai — pas encore et jamais davantage”.

505.

Jean Baudrillard, L’Echange impossible, Galilée, coll. “L’Espace Critique”, 1999, p. 27.

506.

Ibid., p. 21.

507.

Ibid., p. 22.

508.

Maurice Blanchot L’Ecriture du désastre, p. 208.

509.

Ibid., p. 208.

510.

Maurice Blanchot, L’Attente et l’oubli, p. 133.

511.

Ibid., p. 135.

512.

Maurice Blanchot, L’Attente et l’oubli, p. 135.

513.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, p. 75.

514.

Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, p. 208. “Le Dire (avec sa majuscule glorieuse) toujours en excès sur le tout est dit.”

515.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, pp. 87-187. “Libère-moi de la trop longue parole.” Cette injonction clôt le livre.

516.

André Green, La Déliaison, Psychanalyse, anthropologie et littérature, Les Belles Lettres, Hachette Littératures, coll. “Pluriel” [1992], 1998, p. 41.

Dans cet essai, André Green parle de la condensation d’abîme et abysse. “On met les traces en abyme”. Condensation réussie d’abîme et d’abysse qui renvoie aux fonds océaniques les plus profonds. Comment l’inter-textualité transversale, vient-elle à communiquer avec l’abyme en question ? C’est ce qui me semble difficile à concevoir sans passer par la médiation des inconscients sauf à verser dans une mystique du langage ou de l’Histoire.”