2. La parole trouée

Les dialogues se construisent ainsi autour d’une recherche éperdue du mot qui manque ou d’un parler prélangagier, de la trace effacée d’une manière irréversible. Les répliques tentent de faire résonner ce “mot-absence”, ce “mot-trou” qu’évoque si bien Marguerite Duras dans Le Ravissement de Lol V.Stein.

‘ « Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. Comment ont-ils été trouvés les autres ? Au décrochez-moi-ça de quelles aventures parallèles à celle de Lol V.Stein étouffées dans l’oeuf, piétinées et des massacres, oh ! qu’il y en a, que d’inachèvements sanglants le long des horizons, amoncelés, et parmi eux, ce mot, qui n’existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein ».517

C’est au cours d’un bal auquel elle se rend en compagnie d’une amie que Lol V. Stein va se sentir trahie par son fiancé, Michael Richardson. Fasciné par Anne-Marie Stretter, il dansera avec elle jusqu’à l’aube, délaissant sa fiancée qui assiste, abasourdie et impuissante, au naufrage de son bonheur. Cette trahison représente beaucoup plus qu’une blessure d’amour. L’extrême souffrance de Lol V. Stein se transmue en extase, au sens étymologique de sortie de soi. Cette ec-stase conduit vers le degré zéro de la conscience. Sa personnalité entière est affectée, elle est anéantie. Le temps s’annonce, alors, différé. Lol se retrouve en transit entre deux existences, entre un moi ancien et une personne nouvelle, car « ‘la souffrance n’avait pas trouvé en elle où se glisser, [...] elle avait oublié la vieille algèbre des peines d’amour.’ »518

Ainsi démunie, face à un effondrement intérieur innommable, Lol reste sans voix, elle ne parvient plus à communiquer. La parole, qui est mouvement, élan vers l’autre, est freinée dans sa course. Lol, en marge de la raison, se trouve propulsée hors du lieu, hors du temps, hors de la parole. Elle doit reconquérir une place pour s’insérer à nouveau dans un monde, dans une phrase, dans une syntaxe qu’elle a perdus. Tous les mots ne savent plus nommer car un seul manque, celui qui aurait pu contenir tous les autres.

Les personnages blanchotiens aimeraient, eux aussi, trouver la possibilité de dire, mais ils ne considèrent pas, à la différence de Lol V. Stein, le mot comme l’équivalent de la chose. Lol ne dispose plus « ‘de la distance invariable du souvenir [...] : elle est là.’ »519

Maurice Blanchot cite une partie de l’extrait concernant le “mot-absence” de Le Ravissement de Lol V.Stein dans l’essai intitulé De Kafka à Kafka. Il insiste sur le fait que le “mot-absence”, le “mot-trou” représente la voix narrative, la voix neutre qui dit l’oeuvre à partir de son aphonie, « ‘à partir de ce lieu sans lieu où l’oeuvre se tait.’ »520

Le mot qui manque, dans Thomas l’obscur, semble parvenir à la conscience d’Anne juste avant qu’elle ne meure.

‘« Elle entendait aussi Thomas ; justement, elle savait maintenant ce qu’il fallait dire à Thomas, elle connaissait exactement les mots que toute sa vie elle avait cherchés pour l’atteindre. Mais elle se taisait, elle pensait : à quoi bon — ce mot aussi était le mot qu’elle cherchait —, Thomas est insignifiant. »521

Il se produit une disjonction de soi à soi. Les personnages ne fournissent pas un effort volontaire, sans cesse renouvelé, pour accéder à un savoir exilé, pour conquérir sur le silence l’impulsion nécessaire à l’acte de dire. Ils savent qu’ils ne peuvent “répondre à un tel lointain.”522 Ils expriment leur impuissance à trouver la parole appropriée.

Le danger réside dans la vérité de la parole qui renferme un secret que nul ne peut décrypter. Les personnages demeurent interdits, tout occupés des mots de la présence de l’autre, et cependant tout leur échappe.

‘« Quand je vous parle, c’est comme si toute la part de moi qui me couvre et me protège m’abandonnait et me laissait exposée et très faible. Où va cette part de moi ? Est-ce en vous où elle se retourne contre moi ? »523

En apparence, rien d’extraordinaire ne se produit ; or, les mots provoquent un véritable trouble chez l’autre, sidèrent le locuteur et l’allocutaire qui tentent de faire l’expérience de l’instant.

Notes
517.

Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, coll. “Folio” [1964 - 1976], 1992, pp. 48-49.

518.

Ibid., p. 19.

519.

Ibid., p. 43.

520.

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, p. 182.

521.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, p. 98.

522.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 125

523.

Maurice Blanchot, L’Attente l’oubli, p. 23.